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39. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIX. De la littérature pendant le siècle de Louis XIV » pp. 379-388

Massillon, Fléchier, hasardaient quelques principes indépendants à l’abri de saintes erreurs ; Pascal vivait dans le monde intellectuel des sciences et de la métaphysique religieuse ; La Rochefoucauld, La Bruyère, peignaient les hommes dans le cercle des sociétés particulières, avec une prodigieuse sagacité : mais comme il n’y avait point encore de nation, les grands traits des caractères politiques, qui ne sont formés que par les institutions libres, ne pouvaient y être dessinés. […] L’auteur qui a porté au plus haut degré de perfection, et le style, et la poésie, et l’art de peindre le beau idéal, Racine, est l’écrivain qui donne le plus l’idée de l’influence qu’exerçaient les lois et les mœurs du règne de Louis XIV sur les ouvrages dramatiques. […] Ce point d’honneur si susceptible, qu’il ne tolérait pas dans les relations de la vie la plus légère expression qui pût blesser la fierté la plus exaltée, ce point d’honneur donnait aussi ses lois à l’imitation théâtrale, aux jeux de l’imagination ; et la diversité des caractères qu’on pouvait peindre devait rester dans les bornes prescrites. […] La grandeur factice qu’il fallait accorder à Louis XIV portait les poètes à peindre toujours des caractères parfaits, comme celui que la flatterie avait inventé : l’imagination des écrivains devait au moins aller aussi loin que leurs louanges ; et le même modèle se répétait souvent dans les tableaux dramatiques. […] Une sorte d’esprit madrigalique attestait le sang-froid lors même qu’on voulait peindre l’entraînement ; et l’on se servait souvent d’un langage qui n’appartenait ni à la raison ni à l’amour.

40. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre IV. — Molière. Chœur des Français » pp. 178-183

La première règle de la comédie, c’est de peindre l’homme de tous les temps. […] La deuxième règle de la comédie, c’est de peindre les originaux d’une société. […] Telle est la seconde règle, et avant Molière les comédies n’étaient que des tissus d’aventures singulières où l’on ne songeait point à peindre les mœurs252. […] La troisième règle de l’auteur comique, c’est de ne pas se peindre lui-même.

41. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Émile Zola » pp. 70-104

La différence est que l’un ne peint qu’une sorte de personnages, n’éprouve de sympathie artistique que pour un côté de l’âme humaine, et un genre de catastrophes, tandis que l’autre de sa vaste et souple cervelle embrasse le monde en tous ses aspects, réfléchit, affectionne et reproduit toutes les âmes, respecte leur complexité et donne d’une société à une époque, une image qui lui équivaut. […] Les uns disent : il faut peindre noble ; les autres, il faut peindre en plein air, il faut peindre clair, il faut peindre d’après nature ; et voilà Claude Lantier qui se met à proférer des malédictions contre les artistes sans aveu, qui fabriquent leurs tableaux dans le « jour de cave » d’un atelier. Il est oiseux de demander si Rembrandt peint en plein air, s’il peint clair, et d’après nature, ses anges et son Bon Samaritain. Il vaut mieux %99 %faire observer qu’un précepte de facture reste une simple recette, que peindre d’une certaine façon ne veut jamais dire peindre bien de cette façon, que l’important est de peindre bien et que la façon n’y est pour rien, que Velasquez et Rubens se valent, que toutes les querelles et les gros mots sur les procédés manuels de l’art ne signifient rien, que la seule chose nécessaire est d’avoir du génie, que les procédés même de Cabanel, de Bouguereau, de Tony Robert Fleury, de Delaroche et d’Horace Yernet donneraient de magnifiques œuvres s’ils étaient employés par des artistes ayant le don, qu’enfin la formule du plein air est la dernière qu’il faille défendre, puisque, à l’heure actuelle, elle n’a pas encore donné un seul chef-d’œuvre ?

42. (1767) Salon de 1767 « Peintures — La Grenée » pp. 90-121

Du reste, tableau peint à merveilles. […] Les artistes diront bien peinte, mais laissez-les dire. […] Et ces eaux peintes comme à l’ordinaire. […] Du reste, il est très bien drappé et très bien peint. […] On dit que le tems peint les beaux tableaux.

43. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 13, qu’il est des sujets propres specialement pour la poësie, et d’autres specialement propres pour la peinture. Moïens de les reconnoître » pp. 81-107

Un peintre ne sçauroit exprimer la plûpart de ces sentimens ; il ne peut encore peindre dans chaque tableau qu’un des sentimens qu’il lui est possible d’exprimer. […] Il n’en est pas de même du peintre qui ne peint qu’une seule fois chacun de ses personnages, et qui ne sçauroit emploïer qu’un trait pour exprimer une passion sur chacune des parties du visage où cette passion doit être renduë sensible. S’il ne forme pas bien le trait qui doit exprimer la passion, si, par exemple, lorsqu’il peint un mouvement de la bouche, son contour n’est point précisement la ligne qu’il falloit tirer, l’idée du peintre avorte ; et le personnage, au lieu d’exprimer une passion, ne fait plus qu’une grimace. […] Le chagrin est peint sur le visage d’un homme vêtu comme le pouvoient être alors chez les juifs les gens de la loi. […] Le sujet des fresques peintes sur les murailles, et celui de ces grands tableaux qui demeurent toujours dans la même place, s’il n’est pas bien connu, peut le devenir.

44. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Beaufort » pp. 308-316

Encore si cela était peint comme Oudri ! […] C’est presque leur dire : messieurs, prenez-y garde ; si je vous déplais, c’est vous que j’aurai peints : portez les mains sur vos oreilles et voyez si elles ne s’alongent pas. […] Il place d’abord une figure et la finit ; il en place ensuite une seconde, qu’il peint et finit de même ; puis une troisième, une quatrième, jusqu’à fin de payement. […] Est-ce que vous n’avez pas autour de vous une femme, un enfant, un ami qui puisse vous dire, ne peignez plus ? […] Ils sont trop heureux, les faquins, que celui qui sait raisonner, écrire, ne sache ni dessiner, ni peindre, ni colorier.

45. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « VII »

Ce n’est pas peint, c’est indiqué. […] Mais que faire, lorsqu’on veut peindre ce que l’on n’a pas vu, lorsqu’on crée, ou qu’on imagine, ou qu’on invente ? […] Qu’on le veuille ou non, on invente, on crée, c’est le fond de la littérature ; et je tiens que l’on se moque, lorsqu’on prétend qu’on ne doit peindre ni faux déraillement, ni faux naufrage. […] Il faut voir avec quel dédain on nous reproche d’avoir peint les cadavres de cette célèbre morgue sans y être jamais allé ! « Voilà ce que c’est, dit-on, que de vouloir peindre des morgues artificielles… Privé de la réalité, M. 

46. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Charles De Rémusat »

il les a choisis ; la Critique n’a plus qu’à demander si ces biographies sont bien faites, si l’auteur y peint les hommes dont il s’occupe en portraitiste éclatant ou profond, et si, après les avoir peints, il les juge… Eh bien, pour mon compte, je ne le crois pas ! […] Si l’on n’avait à peindre que lady Montaigu, par exemple, ou la duchesse de Devonshire, la finesse suffirait ; et même une certaine pâleur ne messiérait pas. […] Et puis, ce n’est pas tout encore : — quand on a peint, il faut juger. Comment Rémusat a-t-il jugé les hommes qu’il a essayé vainement de peindre ? […] Son Bolingbroke, son Junius, son Burke et son Fox ne sont que des détails sur Bolingbroke, Junius, Burke et Fox, des détails qui attendent celui qui voudra peindre et qui saura y mettre le feu, le feu sacré.

47. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Challe » p. 219

Son Hercule sur le bûcher et son Milon de Crotone sont peints d’hier, mais jaunes, noirs, enfumés ; on les prendrait pour des morceaux du siècle passé. […] Son Esther aux pieds d’Assuérus est un tableau plus froid, plus mal peint et plus insipide que celui de Restout qui l’est pourtant assez. […] Monsieur Challe, continuez de nous donner vos vues, mais ne peignez plus.

48. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Le Prince » pp. 206-220

Il y paraît à ce tableau, très-bien ordonné, très-mal peint. […] Et puis une tête de jeune fille est si belle à peindre, une tête de vieille prête tant à l’art ! […] Même richesse d’ajustement, même platitude de têtes qui voudraient être peintes et qui ne le sont pas. […] Il ne manque à cette composition que des têtes qui soient peintes. […] Quand il faut peindre à pleines couleurs, colorier, arondir, faire des chairs, Le Prince n’y est plus.

49. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Greuze » pp. 234-241

On se doute bien que le peintre n’a pas manqué de le peindre largement. […] Que les bras de cette figure d’ailleurs charmante, sont roides, secs, mal peints et sans détails… Oh pour cela, rien n’est plus vrai. […] On lui reprochait de peindre un peu gris ; il s’est bien corrigé de ce défaut. […] Il faut voir le soin et la vérité dont le dedans de cette main et les plis de ces doigts sont peints ! […] Peignez votre femme, votre maîtresse, votre père, votre mère, vos enfants, vos amis ; mais je vous conseille de renvoyer les autres à Roslin ou à Michel Vanloo.

50. (1868) Curiosités esthétiques « II. Salon de 1846 » pp. 77-198

De même Rubens, s’il peint des fruits, peindra des fruits plus beaux qu’un spécialiste quelconque. […] Catlin sait fort bien peindre et fort bien dessiner. […] Villa-Amil a peint la Salle du trône à Madrid. […] Salvator Guignet peint avec de la sépia. […] En outre, il ne suffit pas de bien peindre.

51. (1900) Le lecteur de romans pp. 141-164

La première, c’est qu’il est une œuvre destinée à peindre les hommes tels qu’ils sont ; la seconde, c’est qu’il constitue une œuvre d’art extrêmement complexe. […] Ils se sont trompés, les Goncourt, dira-t-il, quand ils ont avancé qu’il faut « peindre avec la plume ». […] Ce personnage ne vient pas là pour peindre. […] On a reproché à Flaubert de s’être repris à dix fois, — le chiffre est mathématiquement exact, — pour peindre la visière de la casquette de M.  […] Mais il a donné un exemple admirable de description vivante quoique étendue, quand il a peint le comice agricole dans Madame Bovary, parce que l’idée maîtresse du livre s’y mêle étroitement à la vision des choses.

52. (1831) Discours aux artistes. De la poésie de notre époque pp. 60-88

Ils ne s’aperçoivent pas que les artistes peignent continuellement, et comme à plaisir, des objets hideux, repoussants, horribles. […] Pourquoi tous ces monstres que vous vous plaisez à nous peindre ? […] D’ailleurs il se livre rarement à cette contemplation ; son génie le porte à individualiser la vie, c’est-à-dire à peindre toutes les formes de ce qu’on appelle la matière et de ce qu’on appelle l’esprit ; à peindre des portraits, des caractères et des passions. […] Et non seulement son style peindra toujours, mais son rythme même peindra, parce qu’il sera toujours l’enveloppe de son idée ou de son image, pareil à l’argile qui dans les mains du mouleur prend toutes les formes. […] Il en peindra hardiment toutes les misères, et les couleurs ne lui paraîtront jamais trop fortes, les lignes trop arrêtées.

53. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 5, que Platon ne bannit les poëtes de sa republique, qu’à cause de l’impression trop grande que leurs imitations peuvent faire » pp. 43-50

Ils ne font pas servir le talent de la fiction pour nous peindre la situation d’un homme qui souffre avec constance la perte d’un fils unique. […] Voilà les motifs qui font proscrire à Platon la partie de l’art poëtique qui consiste à peindre et à imiter ; car il consent à garder dans sa république la partie de cet art qui enseigne la construction du vers et la composition du métre, c’est la partie de l’art qu’on nomme souvent versification, et que nous appellerons quelquefois dans ces reflexions la mecanique de la poësie. […] Comme il est aussi propre par sa nature à peindre les actions qui peuvent porter les hommes aux pensées vertueuses, que les actions qui peuvent fortifier les inclinations corrompuës : il ne s’agit que d’en faire un bon usage. […] N’y a-t’il pas plus de merite d’avoir peint un viel livre comme l’a fait Despreaux, que de l’avoir relié, et imprimé si l’on veut ?

54. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Gustave Flaubert »

Or, la vulgarité n’est jamais belle, et la manière dont on la peint ne l’ennoblissant point, ne peut pas l’embellir. […] C’est un robuste dans le genre du Courbet des Baigneuses, qui se lavent au ruisseau et qui le salissent, avec cette différence pourtant que Courbet peint grassement et que Flaubert peint maigre et dur. […] … Tel est ce chef-d’œuvre, selon les jeunes réalistes de ce temps, où le Réalisme, qui ne veut que peindre l’objet, est souffleté par le Matérialisme et sa morale ! […] C’est un enlumineur qui peint des verres coloriés pour les lanternes magiques qu’on montre aux enfants. […] Les littératures qui retombent à l’état d’enfance peignent les objets comme les enfants les peignent, pour l’objet même, — l’objet isolé et en soi, — sans se soucier de l’ordre, de la pensée, de la logique, de la vraisemblance, de la perspective.

55. (1761) Salon de 1761 « Gravure —  Casanove  » pp. 163-164

Il faut la voir ; comment rendre le mouvement, la mêlée, le tumulte d’une foule d’hommes jetés confusément les uns à travers les autres ; comment peindre cet homme renversé qui a la tête fracassée et dont le sang s’échappe entre les doigts de la main qu’il porte à sa blessure ; et ce cavalier qui, monté sur un cheval blanc, foule les morts et les mourants. […] Les cuirasses rouges, vertes ou bleues, selon les objets qui s’y peignent, sont toujours d’acier. […] Il y a deux batailles en dessin qui ne sont pas déparées par celle qu’il a peinte.

56. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 8, des differens genres de la poësie et de leur caractere » pp. 62-63

Section 8, des differens genres de la poësie et de leur caractere Il en est de même de tous les genres de poësie, et chaque genre nous touche à proportion que l’objet, lequel il est de son essence de peindre et d’imiter, est capable de nous émouvoir. […] Le trait est émoussé dès que nous en avons retenu le sens : mais les épigrammes qui peignent des objets capables de nous attendrir ou de s’attirer une grande attention en quelque maniere que ce soit, font toujours impression sur nous. […] Afin de soutenir l’attention du lecteur, ils ont semé leurs vers d’images qui peignent des objets touchans ; car les objets, qui ne sont propres qu’à satisfaire notre curiosité, ne nous attachent pas autant que les objets qui sont capables de nous attendrir.

57. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre troisième. Découverte du véritable Homère — Argument » pp. 249-250

La force et l’originalité avec lesquelles il a peint des mœurs barbares, prouvent qu’il partageait les passions de ses héros. Un philosophe n’aurait pu, ni voulu peindre si naïvement de telles mœurs. […] C’est que les caractères des héros qu’il a peints ne se rapportent pas à des êtres individuels, mais sont plutôt des symboles populaires de chaque caractère moral.

58. (1839) Considérations sur Werther et en général sur la poésie de notre époque pp. 430-451

L’ordre social autrefois se peignait dans tous les arts ; l’art était comme un grand lac qui n’est ni la terre ni le ciel, mais qui les réfléchit. […] Montrez-nous, poètes, montrez-nous des cœurs aussi fiers, aussi indépendants que celui que Goethe a voulu peindre. […] Montrez-nous l’amour aussi ardent, aussi pur que Goethe l’a peint dans Werther ; mais que cet amour sache qu’il y a un amour plus grand, dont il n’est qu’un reflet. […] Il tente donc l’art actuel : il se peint lui-même avec toute sa fougue dans Werther, et ouvre ainsi à distance la carrière où Byron et tant d’autres doivent le suivre. […] Ce projet, que Lavater et Basedow inspirèrent, sans le savoir, peint au surplus admirablement l’état où était Goethe.

59. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. De Mascaron et de Bossuet. »

Voyez, dans l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre, comme il annonce avec hauteur qu’il va instruire les rois ; comme il se jette ensuite à travers les divisions et les orages de cette île ; comme il peint le débordement des sectes, le fanatisme des indépendants, au milieu d’eux Cromwell, actif et impénétrable, hypocrite et hardi, dogmatisant et combattant, montrant l’étendard de la liberté et précipitant les peuples dans la servitude ; la reine luttant contre le malheur et la révolte, cherchant partout des vengeurs, traversant neuf fois les mers, battue par les tempêtes, voyant son époux dans les fers, ses amis sur l’échafaud, ses troupes vaincues, elle-même obligée de céder, mais, dans la chute de l’État, restant ferme parmi ses ruines, telle qu’une colonne qui, après avoir longtemps soutenu un temple ruineux, reçoit, sans être courbée, ce grand édifice qui tombe et fond sur elle sans l’abattre. […] Il peint la terre sous l’image d’un débris vaste et universel ; il fait voir l’homme cherchant toujours à s’élever, et la puissance divine poussant l’orgueil de l’homme jusqu’au néant, et pour égaler à jamais les conditions, ne faisant de nous tous qu’une même cendre. […] On dirait que l’orateur suit la marche du conquérant qu’il peint, et se précipite avec lui sur les royaumes. […] Il a l’air de commander aux événements ; il les appelle, il les prédit ; il lie ensemble et peint à la fois le passé, le présent, l’avenir : tant les objets se succèdent avec rapidité ! […] Son style est une suite de tableaux ; on pourrait peindre ses idées, si la peinture était aussi féconde que son langage.

60. (1769) Les deux âges du goût et du génie français sous Louis XIV et sous Louis XV pp. -532

Peignez la volupté, disait-il aux Auteurs ; mais gardez-vous de peindre la débauche. […] Il peignait son héros d’une maniere aussi touchante que vraie. […] Nous moralisons bien, mais nous peignons mal. […] Ses tableaux sont toujours une exacte imitation de ce qu’il veut peindre, & il ne peint que ce qui doit le conduire à son but. […] Il peint le ridicule avec autant de finesse que de vérité.

61. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1872 » pp. 3-70

Interrogé sur les hommes du 4 Septembre, le général les peint ainsi : « Pelletan, c’est l’homme des généralités. […] Il voit Benouville peindre un paysage comme il les peignait ; se sent froid devant Raphaël ; est affecté par l’incoloration du pays, où tout est gris-violet. […] Il a horreur du ton de grisaille en faveur dans l’atelier, de ce ton avec lequel il voit peindre le ciel, si bien qu’il lui arrive un jour de mettre une boule de mastic sur la palette de Hoguet. […] Il nous le peint entouré de douze petits vieillards fantastiques, ses liseurs et ses conseillers, à 700 kopecks par an. […] La lune éclairait le perron, et dessinait sur le mur nouvellement peint, une branche de laurier.

62. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Histoire de la Restauration, par M. de Lamartine. (Les deux premiers volumes. — Pagnerre.) » pp. 389-408

Même en forçant et en gâtant sa manière, il n’a pas atteint à la réalité de ce qu’il voulait peindre, ou il l’a dépassée. […] Lainé est en général très bien peint par M. de Lamartine, sauf un point qui me semble accusé d’une manière bien absolue : « Il n’était point du parti des Bourbons, nous dit M. de Lamartine de M.  […] Raynouard, Cambacérès, Barbé-Marbois, Fontanes, sont peints en passant, et dans tous ces portraits il y a des parties supérieurement traitées, même des détails fins et charmants. […] Barbé-Marbois, qu’on a appelé un roseau peint en fer, n’était pas un vieillard hardi . […] Ce n’est point à un Lawrence de la peindre, c’est à un Holbein ou à un Rembrandt.

63. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Examen du clair-obscur » pp. 34-38

Voilà peut-être un cas où il ne faut plus peindre la nature. […] Exemple d’une idée sublime du Rembrand : le Rembrand a peint une Résurrection du Lazare ; son Christ a l’air d’un tristo, il est à genoux sur le bord du sépulcre, il prie, et l’on voit s’élever deux bras du fond du sépulcre. […] Il n’y aurait rien de si ridicule qu’un homme peint en habit neuf au sortir de chez son tailleur, ce tailleur fût-il le plus habile homme de son temps. […] Un jeune homme fut consulté par sa famille sur la manière dont on voulait qu’on fît peindre son père ; c’était un ouvrier en fer.

64. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Fanny. Étude, par M. Ernest Feydeau » pp. 163-178

Feydeau est entré dans l’atelier, s’est posé devant une toile et, palette en main, s’est mis à peindre ses deux personnages et leur intérieur, et à leur donner tout l’éclat, tout le relief imaginable. […] Ce qu’il a vu une fois, il l’emporte à jamais peint et gravé au dedans. […] Ainsi le début du chapitre IV : « Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre, etc… » et toute l’apostrophe qui suit. […] Mais s’il y a quelque abus d’un côté, de l’autre dans Adolphe il y a aussi trop d’impuissance à peindre, à saisir et à fixer le rapport réel des sensations aux sentiments. […] Une terreur mêlée d’affection se peignit sur sa figure.

65. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet (suite.) »

Ce qui est à remarquer, c’est qu’aucun succès ne l’endormit et qu’il resta en tout et partout travailleur et producteur aussi actif, aussi infatigable que le premier jour, possédé de l’amour et, comme il disait, de la rage de peindre. […] Il lisait peu et il peignait sans relâche. […] On va crier après moi quand je la peindrai telle qu’elle est, comme on l’a fait après ma verdure. […] Ça ne ressemblera à rien de ce qui a été peint, et ça ne sera que vrai. […] C’est ainsi qu’ils doivent apparaître dans les portraits de haut style, peints de souvenir plutôt que d’après la réalité.

66. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet »

Ainsi, du côté paternel et maternel, tout avait contribué à faire d’Horace l’homme du crayon, un peintre involontaire, irrésistible : sa main fine, mince, longue, élégante, naissait avec toutes les aptitudes, toute formée et dressée pour peindre, comme le pied du cheval arabe pour courir. […] Fallait-il peindre à perpétuité des Ajax, des Léonidas ou des Hector, des Ulysse, des fleuves Scamandre, comme le faisaient encore les peintres chers aux anciennes écoles et amis de l’ennuyeux ; ou bien aborder hardiment et coûte que conte des sujets nouveaux, vivants, — vivants ou dans l’imagination moderne ou dans la réalité, — comme le fit toute cette vaillante élite, les Delacroix, les Schnetz, les Scheffer, et Horace Vernet ? […] Horace trouve partout des sujets pour ses pinceaux, et il peint tour à tour une chasse, des chevaux, des batailles, des marines, des caricatures pleines d’esprit, d’effet et de vérité. […] On remarquera cependant qu’Horace ne peignit aucun épisode de la campagne d’Espagne, toute royaliste. […] Un jeune homme lisait à haute voix un journal au milieu de ce chaos ; un autre peignait ; un autre dessinait.

67. (1856) Le réalisme : discussions esthétiques pp. 3-105

Il sera possible de peindre un paysan autrement que M.  […] Les uns auront trouvé l’herbe verte, d’autres l’auront peinte rousse. […] Courbet : « Est-il possible de peindre des gens si affreux ? […] Courbet a peint dans ce tableau, et c’est encore pis que le laid. […] L’ennui qu’il éprouve est trop bien peint pour n’être pas réel.

68. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre quatrième. »

L’indignation de la fourmi contre l’illusion de l’amour-propre, et l’aveuglement de la fourmi qui se compare à elle, peint merveilleusement le délire de la vanité ; mais La Fontaine a eu tort d’ajouter V. 17. […] La scène du déjeûné, les questions du seigneur, l’embarras de la jeune fille, l’étonnement respectueux du paysan affligé, tout cela est peint de main de maître. […] C’est peindre nos mœurs, etc. […] Avec quelle vivacité est peint l’empressement des enfans à rendre compte à leur mère.

69. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 27, que les sujets ne sont pas épuisez pour les poëtes, qu’on peut encore trouver de nouveaux caracteres dans la comedie » pp. 227-236

Or tout caractere bien peint fait un bon personnage de comedie. […] Ces caracteres bien peints n’ennuieroient point, parce qu’ils sont dans la nature, et la peinture naïve de la nature plaît toujours. […] Ainsi la contenance et l’action des personnes qu’il peint, sont toujours variées. […] Ainsi, l’homme qui n’est pas né avec le genie de la comedie ne les sçauroit demêler comme celui qui n’est pas né avec le genie de la peinture n’est pas capable de discerner dans la nature quels sont les objets les plus propres à être peints.

70. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « ??? » pp. 175-182

Il ressemble à cette mince couche d’or sur laquelle peignent certains peintres et qui enlève toute perspective. La question reste de savoir si les têtes principales du roman peintes là-dessus se détacheront mieux… L’idée du Blessé de Novare n’est pas une découverte. […] L’idée du Blessé est l’étude plus ou moins dramatique de cette maladie sociale que Chateaubriand a peinte dans René, avec une largeur de touche et une idéalité d’expression qui font des quelques pages de ce petit livre un chef-d’œuvre qu’on lira toujours. […] Chateaubriand a tatoué tellement le talent de l’auteur du Blessé de Novare, qu’il ne lui est plus permis d’effacer ce tatouage qui défigure ses traits primitifs… Quant à la manière dont l’Inde est peinte dans ce roman où elle a remplacé l’Amérique, prendre la flore d’un pays et la renverser, plante par plante, à travers une nature qu’on ne comprend pas, tant les mots indiens y abondent !

71. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Octave Feuillet »

Le prêtre catholique, peint par elle plus d’une fois dans sa vie, y est repris et peint une dernière. […] Il a peint vrai sans le prestige de la couleur et du pinceau, car s’il y avait eu couleur et pinceau, le livre aurait été moins vrai. Pour faire ressemblante cette platitude d’un mariage dans ce qu’on appelle le monde, il fallait peindre plat ; c’était le peindre mieux. […] Mais il faut se rappeler qu’Octave Feuillet est le peintre de la bourgeoisie, même quand il peint la noblesse, et qu’il ne peint l’excès moderne que comme il le voit dans son monde et comme il le comprend. […] L’actrice, d’ailleurs, peinte par Feuillet, vraie comme actrice, et quoi de plus mesquin encore ?

72. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Préface » pp. -

Nous les avons portraiturés, ces hommes, ces femmes, dans leurs ressemblances du jour et de l’heure, les reprenant au cours de notre journal, les remontrant plus tard sous des aspects différents, et, selon qu’ils changeaient et se modifiaient, désirant ne point imiter les faiseurs de mémoires qui présentent leurs figures historiques, peintes en bloc et d’une seule pièce, ou peintes avec des couleurs refroidies par l’éloignement et l’enfoncement de la rencontre, — ambitieux, en un mot, de représenter l’ondoyante humanité dans sa vérité momentanée. […] Or voici ce journal, ou du moins la partie qu’il est possible de livrer à la publicité de mon vivant et du vivant de ceux que j’ai étudiés et peints ad vivum .

73. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Autobiographie » pp. 169-176

Nous les avons portraiturés, ces hommes, ces femmes, dans leurs ressemblances du jour et de l’heure, les reprenant au cours de notre journal, les remontrant plus tard sous des aspects différents, et, selon qu’ils changeaient et se modifiaient, désirant ne point imiter les faiseurs de mémoires qui présentent leurs figures historiques, peintes en bloc et d’une seule pièce, ou peintes avec des couleurs refroidies par l’éloignement et l’enfoncement de la rencontre, — ambitieux, en un mot, de représenter l’ondoyante humanité dans sa vérité momentanée. […] Or voici ce journal, ou du moins la partie qu’il est possible de livrer à la publicité de mon vivant et du vivant de ceux que j’ai étudiés et peints ad vivum .

74. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Ollivier » pp. 299-300

Ils sont peints, ainsi que le suivant, dans la manière de Wouwermans. […] Le petit enfant placé devant ses parens est à ravir ; Wouwermans ne l’aurait pas peint plus fin de couleur, ni plus spirituel de touche, il est bien posé ; la lumière dégrade à merveille sur lui ; cette figure est un effort de l’art. […] La nayade, statue mauvaise d’exécution, fait bien pour l’ordonnance, et se peint avec vérité dans le fond de l’eau.

75. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIV. De la plaisanterie anglaise » pp. 296-306

Dans les pièces même telles que L’Avare, Le Tartufe, Le Misanthrope, qui peignent la nature humaine de tous les pays, il y a des plaisanteries délicates, des nuances d’amour-propre, que les Anglais ne remarqueraient seulement pas ; ils ne s’y reconnaîtraient point, quelque naturelles qu’elles soient ; ils ne se savent pas eux-mêmes avec tant de détails ; les passions profondes et les occupations importantes leur ont fait prendre la vie plus en masse. Il y a quelquefois dans Congrève de l’esprit subtil et des plaisanteries fortes ; mais aucun sentiment naturel n’y est peint. […] L’indécence des pièces de Congrève n’eût jamais été tolérée sur le théâtre français : on trouve dans le dialogue des idées ingénieuses ; mais les mœurs que ces comédies représentent sont imitées des mauvais romans français, qui n’ont jamais peint eux-mêmes les mœurs de France. […] Ce que les Anglais peignent avec un grand talent, ce sont les caractères bizarres, parce qu’il en existe beaucoup parmi eux.

76. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Lépicié » pp. 275-278

C’est une espèce de boîte ceintrée qui renferme un tableau principal, et dont les deux vantaux peints en dedans montrent chacun l’image d’un saint, quand la boîte ou chapelle portative est ouverte. Eh bien, tout juste de la même forme et de la même force, le tableau précédent et les deux suivants ; c’est la chapelle des gueux de Ste Reine, et ce l’est si bien qu’il n’y manque que les charnières que j’y aurais peintes furtivement, si j’avais été un des polissons de l’école. […] Imaginez ce Christ, ces apôtres, ces pères, ces mères, ces grand’mères, ces petites filles, ces petits garçons peints par un Raphaël. […] Il faut voir le froid de tous ces personnages ; le peu d’esprit et d’idées qu’on y a mis, la monotonie de cette scène, et puis cela est peint gris et symmétrisé.

77. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 33, de la poësie du stile dans laquelle les mots sont regardez en tant que les signes de nos idées, que c’est la poësie du stile qui fait la destinée des poëmes » pp. 275-287

Mais, comme je viens de le dire, il faut qu’hors de ces deux occasions le stile de la poësie soit rempli de figures qui peignent si bien les objets décrits dans les vers, que nous ne puissions les entendre sans que notre imagination soit continuellement remplie des tableaux qui s’y succedent les uns aux autres, à mesure que les periodes du discours se succedent les unes aux autres. […] Un des plus grands partisans du raisonnement severe que nous aïons eu, le pere Mallebranche, a écrit contre la contagion des imaginations fortes, dont le charme pour nous séduire consiste dans leur fécondité en images, et dans le talent qu’elles ont de peindre vivement les objets. […] C’est pour inventer des images qui peignent bien ce que le poëte veut dire, c’est pour trouver les expressions propres à leur donner l’être, qu’il a besoin d’un feu divin, et non pas pour rimer. […] Un homme sans genie tombe bientôt dans la froideur qui naît des figures qui manquent de justesse, et qui ne peignent point nettement leur objet, ou dans le ridicule qui naît des figures lesquelles ne sont point convenables au sujet.

78. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XV. De Tacite. D’un éloge qu’il prononça étant consul ; de son éloge historique d’Agricola. »

Si on demande quel est l’homme qui a le mieux peint les vices et les crimes, et qui inspire mieux l’indignation et le mépris pour ceux qui ont fait le malheur des hommes, je dirai, c’est Tacite ; qui donne un plus saint respect pour la vertu malheureuse, et la représente d’une manière plus auguste, ou dans les fers, ou sous les coups d’un bourreau, c’est Tacite ; qui a le mieux flétri les affranchis et les esclaves, et tous ceux qui rampaient, flattaient, pillaient et corrompaient à la cour des empereurs, c’est encore Tacite. […] À l’égard du style, il est hardi, précipité, souvent brusque, toujours plein de vigueur ; il peint d’un trait ; la liaison est plus entre les idées qu’entre les mots ; les muscles et les nerfs y dominent plus que la grâce ; c’est le Michel-Ange des écrivains ; il a sa profondeur, sa force, et peut-être un peu de sa rudesse. […] « En attendant, dit-il, je consacre ce livre en l’honneur d’Agricola mon beau-père ; et dans ce projet ma tendresse pour lui me servira ou d’excuse, ou d’éloge45. » Alors il parcourt les différentes époques de la vie de son héros, peignant partout comme il sait peindre, et montrant un grand homme à la cour d’un tyran, coupable par ses services même, forcé de remercier son maître de ses injustices, et obligé d’employer plus d’art pour faire oublier sa gloire, qu’il n’en avait fallu pour conquérir des provinces et vaincre des armées. […] Domitien, naturellement féroce, et d’autant plus implacable dans sa haine qu’elle était plus cachée, était cependant retenu par la prudence et la modération d’Agricola ; car il n’affectait point ce faste de vertu et ce vain fanatisme qui, en bravant tout, veut attirer sur soi l’œil de la renommée ; que ceux qui n’admirent que l’excès sachent que même sous de mauvais princes, il peut y avoir de grands hommes, et qu’une vertu calme et modeste, soutenue par la fermeté et les talents, peut parvenir à la gloire, comme ces hommes qui n’y marchent qu’à travers les précipices, et achèvent la célébrité par une mort éclatante, mais inutile à la patrie46. » Toutes les fois que Tacite parle des vertus d’Agricola, son âme fière et ardente paraît s’adoucir un peu ; mais il reprend la mâle sévérité de son pinceau pour peindre le tyran soupçonné d’avoir fait empoisonner ce grand homme, s’informant avec une curiosité inquiète des progrès de sa maladie, attendant sa mort de moment en moment, et osant feindre de la douleur, lorsqu’assuré qu’Agricola n’est plus, il est enfin tranquille sur l’objet de sa haine.

79. (1900) Molière pp. -283

C’est cette marche de la passion, que Molière voit et peint en visionnaire, qui est la vérité absolue de son œuvre. […] Cependant, il les a peintes comme leur plus cruel ennemi les peindrait difficilement. […] Il peint des vices et des passions ; il les peint tels qu’ils sont ; il ne se soucie absolument pas de savoir si, en les réalisant, il ne lui arrive pas de nous intéresser, si parfois nous ne nous intéressons pas aux vices. […] Molière a peint le monde tel qu’il le voyait, sans se soucier d’y prendre parti pour l’un ou pour l’autre. […] Sa liberté nous est un gage qu’elle saura tout peindre, mais non pas qu’elle s’interdira de rien défigurer.

80. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XV. Les jeunes maîtres du roman : Paul Hervieu, Alfred Capus, Jules Renard » pp. 181-195

Le meilleur ouvrage de ce dernier écrivain me semble Peints par eux-mêmes. […] Peints par eux-mêmes est une comédie qui s’achève en drame. […] Il a onze volumes à son catalogue : aucun n’est bâclé ; deux au moins, Diogène-le-Chien et Peints par eux-mêmes, en leurs genres divers, sont délicieux. […] Dans Peints par eux-mêmes qui était son dernier et son plus grand effort, M.  […] Une fille qui fait le trottoir, une dame qui fait le canapé, cela existe, cela est légitime à peindre dans un roman.

81. (1799) Dialogue entre la Poésie et la Philosophie [posth.]

On dit et on nous répète partout, que le propre du poète est de peindre, que la poésie est une peinture parlante, et d’après cette définition, il n’y a point au bas de l’Hélicon de barbouilleur qui ne se croie un Raphaël : je demanderai d’abord ce qu’on entend par peindre ; c’est sans doute représenter l’objet à l’imagination, avec la même vivacité que si on l’avait devant les yeux. En ce cas le talent de peindre n’est pas particulier au poète. L’orateur et l’historien même doivent peindre. Dira-t-on que le poète doit toujours peindre, et les autres quelquefois seulement ?

82. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Louis XVI et sa cour »

Positif, quoique pittoresque, il croit qu’en peignant bien les hommes l’histoire est faite, et qu’on a dit tout quand on les a bien peints… C’est par Louis XVI qu’il explique le règne de Louis XVI. […] Louis XVI, cet homme unique dans les annales du monde, dont Renée a dit si bien « qu’il faisait toujours ce qu’il ne voulait pas, tout en voyant ce qu’il faisait », Louis XVI, peint ressemblant comme nous l’a peint Renée, suffit parfaitement pour faire comprendre les impossibilités de ce règne que la Révolution interrompit. […] On a rarement peint (car ceci est de la peinture historique) des choses plus vulgaires avec un plus noble pinceau, et l’on n’a point résolu mieux, depuis Murillo, le difficile problème de faire tomber sur de la vermine un jour d’or ! […] Autour et à côté de ce Louis XVI, peint — on peut le dire — jusqu’aux entrailles, il y en a une formidable quantité.

83. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Malot et M. Erckmann-Chatrian » pp. 253-266

Mais il n’aurait pas non plus ce fondu de nuances, qui se sert de l’expression abstraite pour peindre mieux. Lui peint cru et implacablement tout, jusqu’aux collets rouges des facteurs de la poste (page 140) ; il colorie avec acharnement ses daguerréotypes des moindres accidents vulgaires, mais c’est un photographe sans soleil ! […] La préoccupation de ce malheureux livre, où il y a de l’étude et parfois du style, mais rien de sincère, de franc et de naïvement emporté, la préoccupation se trouve partout, c’est la manie de faire de l’école hollandaise, de cette école hollandaise transportée dans la littérature, et qui les perdra tous, ces romanciers sans idée, qui veulent tout écrire et ne rien oublier, parce qu’il est plus aisé de peindre les bretelles tombant sur les hanches des hommes qui jouaient au bouchon (v. p. 68), que d’avoir un aperçu quelconque ou de trouver une nuance nouvelle dans un sentiment. Oui, la manie de l’école hollandaise les perdra, car, pour peindre la vulgarité et n’être pas odieux comme elle, il faut la divine bonhomie qu’ils n’ont pas, et qui est aussi rare et aussi précieuse que la puissance même de l’idéal, qu’ils n’ont pas non plus ! […] Il est, au contraire, surchargé et enluminé, mais, pour peindre avec le bleu et le rouge de Toppfer, il n’a pas la naïveté vive de son enluminure.

84. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXIV. Des panégyriques depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu’en 1748 ; d’un éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741. »

Le panégyrique du roi est fondé sur les faits qui se sont passés depuis 1744 jusqu’en 1748 ; et cette époque, comme on sait, fut celle de nos victoires ; ce qu’il n’est pas inutile de remarquer, c’est que l’auteur se cacha pour louer son prince, comme l’envie se cache pour calomnier ; mais les grands peintres n’ont pas besoin de mettre leurs noms à leurs tableaux ; celui-ci fut reconnu à son coloris facile et brillant, à certains traits qui peignent les nations et les hommes, et surtout au caractère de philosophie et d’humanité répandu dans tout le cours de l’ouvrage. […] L’orateur peint cette multitude féroce dont on se sert pour changer la destinée des empires ; il fait voir le soldat arraché de ses campagnes, les quittant par un esprit de débauche et de rapine, changeant de maîtres, s’exposant à un supplice infâme pour un léger intérêt, combattant quelquefois contre sa patrie, répandant sans remords le sang de ses concitoyens, et sur le champ de carnage attendant avec avidité le moment où il pourra de ses mains sanglantes arracher aux mourants quelques malheureuses dépouilles qui lui sont bientôt enlevées par d’autres mains. […] Il peint de la manière la plus touchante la douleur des pères, des fils, des épouses et des mères ; mais en même temps il s’élève avec indignation contre la frivolité barbare de ces Sybarites, qui, incapables d’être émus par tout ce qui attendrit les âmes nobles et sensibles, avides de la misérable gloire que donne un bon mot, ingrats avec légèreté, au milieu des festins et des fêtes, prodiguent une raillerie insultante à ceux qui ont combattu et sont morts pour eux. […] Il n’a point le tour original, fort et rapide de La Bruyère, mais il peint souvent par de grands traits l’homme que La Bruyère n’a peint que par les ridicules et les faiblesses.

85. (1912) L’art de lire « Chapitre III. Les livres de sentiment »

L’auteur sentimental peint les sentiments du cœur moins pour les peindre que pour nous les inspirer. […] En lisant un roman qui nous passionne, nous ne sommes plus nous-mêmes et nous vivons dans les personnages qui nous sont présentés et dans les lieux qui nous sont peints par le magus, comme dit très bien Horace, c’est-à-dire par l’hypnotiseur. […] Chacun de nous se suffirait presque pour peindre tous les vices et aussi toutes les vertus, s’il savait peindre ; pour reconnaître, du moins, la vérité de toutes les peintures de toutes les vertus et de tous les vices. […] Ce qui nous fait sortir de la vie où nous sommes, ce n’est ni la littérature, si romanesque ou si poétique qu’elle puisse être, ni la peinture, ni la sculpture, c’est l’architecture et la musique, aux deux pôles, pour ainsi dire, de l’art : l’architecture qui, tout compte fait et quoiqu’on ait pu dire, ne copie rien et n’est que combinaison de belles lignes tout abstraites et tirées de notre conception intime et pure des belles lignes ; la musique qui ne copie rien et qui ne peint que des états d’âme et qui ne suggère que des états d’âme. […] Enfin le lecteur de livres où sont peints des êtres tout à fait exceptionnels est en général un homme que la vie ne satisfait pas et qui ne la trouve pas intéressante et qui veut s’en tenir le plus loin possible.

86. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVe entretien. Vie de Michel-Ange (Buonarroti) »

Le gonfalonier de Florence, Sadevini, fier de son compatriote, donna à peindre à Michel-Ange la moitié de la même salle en concurrence avec Léonard de Vinci. Michel-Ange y peignit les scènes nationales de la guerre des Florentins contre Pise. […] Cette ingénieuse invention du sujet fournissait à Michel-Ange l’occasion et le prétexte d’exceller dans la représentation du nu et de peindre des hommes au lieu de peindre des vêtements. […] Ils persuadent au pape de suspendre l’œuvre du tombeau et de charger Michel-Ange de peindre la voûte de la chapelle Sixtine. […] Bramante voulut en vain obtenir du pape que Raphaël fût admis à peindre dans la chapelle non encore terminée la façade opposée à celle du Jugement dernier.

87. (1876) Romanciers contemporains

Telle que l’a peinte M.  […] C’est ainsi qu’il peint d’un seul trait M.  […] Zola a excellé à peindre les vices. […] Zola est trop souvent tenté de voir et de peindre la nature en rouge. […] Claretie voulait réellement le peindre.

88. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Notes et éclaircissements. [Œuvres complètes, tome XII] »

., s’il peint le coupable au Tartare et le juste aux Champs-Élysées, ce sont sans doute de belles fictions, mais qui ne constituent pas un code moral attaché au polythéisme comme l’Évangile l’est à la religion chrétienne. […] Certainement les poètes de l’antiquité ont des morceaux descriptifs ; il serait absurde de le nier, surtout si l’on donne la plus grande extension à l’expression, et qu’on entende par là des descriptions de vêtements, de repas, d’armées, de cérémonies, etc. etc. ; mais ce genre de description est totalement différent du nôtre ; en général, les anciens ont peint les mœurs, nous peignons les choses : Virgile décrit la maison rustique, Théocrite les bergers, et Thomson les bois et les déserts. […] Polygnote de Thasos peignit un guerrier avec son bouclier. Il peignit, de plus, le temple de Delphes, et le portique d’Athènes, en concurrence avec Mylon. […] Ici Pline parle de Pyréicus, qui peignit, dans une grande perfection, des boutiques de barbiers, de cordonniers, des ânes, etc.

89. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Loutherbourg » pp. 258-274

Tableau cru, dur, sans mérite, sans effet, peint de réminiscence de plusieurs autres, plagiat. […] Cet artiste a communément le pinceau plus chaud… mais, me direz-vous, qu’est-ce que peindre chaudement ? […] Animaux vrais, peints et éclairés largement ; les brebis, les chèvres, les boucs, les béliers et l’âne sont surprenans. […] Le soir est peint chaudement. […] Il a de la couleur, il peint d’une manière ragoûtante et facile ; ses effets sont piquans.

90. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 40, si le pouvoir de la peinture sur les hommes est plus grand que le pouvoir de la poësie » pp. 393-405

Cinquante scénes qui sont dans une tragédie doivent donc nous toucher plus qu’une seule scéne peinte dans un tableau ne sçauroit faire. […] Racine pour nous faire frémir d’horreur lors qu’Iphigenie sera conduite à l’autel fatal, nous la peint vertueuse, aimable et chérie d’un amant qu’elle aime. […] Enfin quelques peintres des plus modernes se sont avisez de placer dans les compositions destinées à être vûës de loin, des parties de figures de ronde bosse qui entrent dans l’ordonnance et qui sont coloriées comme les autres figures peintes entre lesquelles ils les mettent. On prétend que l’oeil qui voit distinctement ces parties de ronde bosse saillir hors du tableau, en soit plus aisément séduit par les parties peintes, lesquelles sont réellement plates, et que ces dernieres font ainsi plus facilement l’illusion à nos yeux.

91. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Jules Vallès » pp. 259-268

Quand le grand Callot, qui, lui aussi, peignait des réfractaires, nous donnait ses fameux pauvres et ses bandits, c’était toute la société délabrée de son temps qu’il étreignait et qu’il maîtrisait sous son observation puissante, c’étaient toutes les misères lamentables ou grotesques, abjectes ou terribles, que l’épouvantable guerre de Trente Ans et les vices de cent avaient faites ! […] Mais Vallès n’a pas vu autant que Callot, et il ne peint que ce qu’il a vu. […] … Quand il nous expose ses réfractaires, ses irréguliers, ses pitres et ses monstres de foire, tout ce monde de toqués, de tiqués, de contrefaits par le vice, l’insanité et la sottise, dont son livre est la vitrine en cristal, Vallès nous relève-t-il l’âme de cette boue, et n’est-il pas un peu trop un de ces peintres dont parle Chamfort, qui, dans un palais, choisissent les latrines pour les peindre ? […] Il ne doit pas s’en servir pour nous peindre la Cour des Miracles, dans des livres qui pourraient être signés très bien « Clopin Trouillefou ».

92. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Hebel »

Sans passion, comme Walter Scott, et comme lui de cette moralité naturelle qui parfume les écrits de tous les deux, il n’était point, assurément, par les facultés, l’égal de l’incomparable Écossais ; mais ils avaient tous deux la faculté de peindre avec des tableaux, des sujets et des procédés différents, et tous deux ils traduisirent la réalité avec une vigueur inouïe et un sentiment qui est à cette réalité qu’ils ont peinte, ce qu’aux objets est le soleil. […] Il peint pour peindre et pour faire sentir à la manière allemande.

93. (1901) L’imagination de l’artiste pp. 1-286

Je peins comme tout le monde. […] Il s’est mis en présence de la nature et a commencé à peindre. […] De très bonne foi il dira qu’il a peint ce qu’il a vu ; à vrai dire il s’est figuré peindre ce qu’il se figurait voir. […] Ne peignons donc que la tache ! […] Il peindra des portraits.

94. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Le Sage » pp. 305-321

Aussi, dans Le Diable boiteux, publié avant Gil Blas, et dont l’idée et les premiers chapitres appartiennent à Luis Velez de Guevara, Le Sage peignit-il (si cela peut s’appeler peindre ?) […] Le Sage a déshonoré la noble Espagne, sous prétexte de peindre la vile nature humaine. Mais quand on peint ce tas d’ordures, ce ne doit pas être avec le sourire d’une ironie sceptique qui ressemble à de l’indulgence ; ce n’est pas à l’huile qu’on doit peindre : c’est au vitriol !

95. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVIII et dernier. Du genre actuel des éloges parmi nous ; si l’éloquence leur convient, et quel genre d’éloquence. »

Ils sont persuadés que l’écrivain, borné au rôle d’historien-philosophe, doit mieux voir et mieux peindre ce qu’il voit ; qu’en cherchant moins à en imposer aux autres, il en impose moins à lui-même ; que celui qui veut embellir, exagère ; qu’on perd du côté de l’exacte vérité tout ce qu’on gagne du côté de la chaleur ; que pour être vraiment utile, il faut présenter les faiblesses à côté des vertus ; que nous avons plus de confiance dans des portraits qui nous ressemblent ; que toute éloquence est une espèce d’art dont on se défie ; et que l’orateur, en se passionnant, met en garde contre lui les esprits sages qui aiment mieux raisonner que sentir. […] Peignez donc avec force tout ce que vous voulez m’inspirer. […] Si vous n’avez ces sentiments dans le cœur, êtes-vous digne de peindre les grands hommes ? […] Cette liaison intime, cette rapidité qui fait une partie de l’éloquence, ne peut naître que d’une âme ardente et sensible, et fortement affectée de l’objet qu’elle veut peindre ; mais il faut savoir quels sont les objets qui ont le droit d’affecter l’âme, et jusqu’où elle doit l’être. […] C’est ce qui arrive toutes les fois que le sentiment est faux ; et il ne peut manquer de l’être, si on peint ce qu’on ne sent pas.

96. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre second. Poésie dans ses rapports avec les hommes. Caractères. — Chapitre XI. Le Guerrier. — Définition du beau idéal. »

Ainsi, à mesure que la société multiplia les besoins de la vie, les poètes apprirent qu’il ne fallait plus, comme par le passé, peindre tout aux yeux, mais voiler certaines parties du tableau. […] On ne s’avise pas de peindre le beau idéal d’un cheval, d’un aigle, d’un lion. […] Car si vous entreprenez de peindre les premiers âges de la Grèce, autant la simplicité des mœurs vous offrira des choses agréables, autant la barbarie des caractères vous choquera : le polythéisme ne fournit rien pour changer la nature sauvage et l’insuffisance des vertus primitives.

97. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Lundberg » pp. 169-170

J’ai vu peindre La Tour, il est tranquille et froid ; il ne se tourmente point ; il ne souffre point, il ne halète point, il ne fait aucune de ces contorsions du modeleur enthousiaste, sur le visage duquel on voit se succéder les images qu’il se propose de rendre, et qui semblent passer de son âme sur son front et de son front sur la terre ou sur sa toile. […] Il proposa son portrait à peindre à son rival qui s’y refusa par modestie ; c’est celui où il a le devant du chapeau rabattu, la moitié du visage dans la demi-teinte et le reste du corps éclairé. […] Tort ou raison, c’est la figure qu’il a peinte qui restera dans la mémoire des hommes à venir.

98. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 11, des ouvrages convenables aux gens de génie et de ceux qui contrefont la maniere des autres » pp. 122-127

Comme on peut sans génie faire quatre ou cinq vers heureux, ou peindre assez bien une vierge avec l’enfant sur ses genoux sans être grand peintre, la difference du simple ouvrier et de l’artisan divin, ne se fait pas sentir dans des ouvrages si bornez, de la même maniere qu’elle se fait sentir dans des ouvrages plus composez, et qui sont susceptibles d’un plus grand nombre de beautez. […] Vander Meulen auroit peint un cheval aussi-bien que Le Brun, et Baptiste auroit fait un pannier de fleurs mieux que Le Poussin. […] Les faiseurs de pastiches, ce sont ces tableaux peints dans la maniere d’un grand artisan, et qu’on expose sous son nom, bien qu’il ne les ait jamais vûs, les faiseurs de pastiches, dis-je, ne sçauroient contrefaire l’ordonnance, ni le coloris, ni l’expression des grands maîtres.

99. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Furetière »

La seule réserve que nous voulions faire contre ce morceau distingué, où toutes les influences qui durent modifier le talent et l’observation de l’auteur du Roman bourgeois sont discernées et indiquées, est l’intention de caricature et d’épigramme prêtée beaucoup trop, selon nous, à Furetière, lequel a peint la bourgeoisie de son temps bien plus comme il la voyait et comme elle était qu’autrement. […] Quand on l’accuse de faire grimacer, sous un pinceau férocement acharné comme celui d’Hogarth, la bourgeoisie qu’il nous a peinte, on le punit d’avoir un jour de sa vie été un pamphlétaire. […] C’est un observateur sans vertige, et, quoique le rabelaisien soit dans le tonde son œuvre, il ne fausse pas les faits parce qu’il aime à gausser et à rire, et, s’il peint des grotesques, il ne les invente pas.

100. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section II. Des sentiments qui sont l’intermédiaire entre les passions, et les ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre II. De l’amitié. »

Pour remonter à la source des affections de l’homme, il faut agrandir ses réflexions en les séparant de ses circonstances personnelles ; elles ont fait naître la pensée, mais la pensée est plus forte qu’elles, et le vrai moraliste est celui qui, ne parlant ni par invention, ni par réminiscence, peint toujours l’homme, et jamais lui. […] Les passions causent tant de malheurs par elles-mêmes, qu’il n’est pas nécessaire, pour en détourner, de peindre leurs effets dans les âmes naturellement vicieuses ; nul homme, à l’avance, ne se croyant capable de commettre une mauvaise action, ce genre de danger n’effraye personne, et lorsqu’on le suppose, on se donne seulement pour adversaire l’orgueil de son lecteur. […] Les anciens avaient une idée exaltée de l’amitié, qu’ils peignaient sous les traits de Thésée et de Pirithoüs, d’Oreste et de Pilade, de Castor et de Pollux ; mais, sans s’arrêter à ce qu’il y a de mythologique dans ces histoires, c’est à des compagnons d’armes que l’on supposait de tels sentiments, et les dangers que l’on affronte ensemble, en apprenant à braver la mort, rendent plus facile le dévouement de soi-même à un autre. […] Mais un tel dévouement n’a presque point d’exemple entre des égaux, il peut exister, causé par l’enthousiasme ou par un devoir quelconque ; mais il n’est presque jamais possible dans l’amitié, dont la nature est d’inspirer le funeste besoin d’un parfait retour ; et c’est, parce que le cœur est fait ainsi, que je me suis réservé de peindre la bonté comme une ressource plus assurée que l’amitié, et meilleur pour le repos des âmes passionnément sensibles.

101. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Histoire des ducs de Normandie avant la conquête de l’Angleterre »

N’était-il pas aisé de pressentir que Labutte, dont l’érudition est toute matérielle et s’adosse à la philosophie négative du xviiie  siècle, qui traîne encore en un si grand nombre d’esprits, verrait moins dans l’histoire des ducs de Normandie un vigoureux tableau à peindre qu’une petite embrasure à ouvrir par laquelle il pût tirer de son côté, non seulement sur le xe  siècle, mais sur l’ensemble du Moyen Âge qu’il ne comprend pas ? […] Pour peindre ces iarls farouches que la Féodalité chrétienne apprivoise à peine, et ces tribus qui les suivent, — qui plongent dans les rayons du baptême leur front déformé par les coups du marteau de Thor, tandis qu’ils s’enfoncent jusqu’au flanc dans le limon de la barbarie, — il semble qu’il ne faudrait rien moins que de transporter dans l’histoire, en les élevant à ses sévères proportions, les qualités de ce romancier épique, Fenimore Cooper, l’Américain qui fut tout ensemble l’Homère et l’Hésiode des Peaux-Rouges et des Visages-Pâles. […] C’est que, pour peindre ou seulement sentir, dans une œuvre dont le caractère est plus pittoresque que réfléchi, la première nécessité est de voir juste, comme la seconde est d’idéaliser en restant vrai. […] il est bien évident que de telles manières de s’exprimer et d’écrire impliquent des manières de regarder et de voir entièrement à l’envers du temps qu’on veut peindre.

102. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XIII. Éloges donnés aux empereurs, depuis Auguste jusqu’à Trajan. »

Accoutumé à errer dans les bois, et sous le beau ciel de Naples, méditant la nature qu’il savait si bien peindre, il devait mettre un grand prix au repos : il ne faut donc pas s’étonner qu’il ait loué Octave ; on dormit dans ses chaînes. […] Nous trouvons cependant un historien à Rome, qui a prodigué, avec la plus grande pompe, les plus lâches éloges à Tibère : c’est Velleius Paterculus, auteur qui a de la rapidité et de la force, qui quelquefois pense et s’exprime comme Montesquieu, et peint les grands hommes par de grands traits, mais qui n’en a pas moins gâté son ouvrage, par le ton qui y règne. […] Le panégyriste de Tibère devait l’être de Séjan ; aussi, dans le même ouvrage, Séjan est-il peint comme un grand homme ; on nous apprend qu’il fut choisi pour seconder Tibère, parce que c’est la règle que les hommes supérieurs emploient des hommes de génie21 ; enfin, dans les dernières lignes, la servitude à genoux implore hautement tous les dieux de Rome, pour demander, au nom de l’univers, la conservation de qui ? […] Il loue avec transport et Caton et Brutus ; il peint Pompée comme le vengeur, et César comme l’oppresseur de son pays : il entra même dans la fameuse conspiration de Pison.

103. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre IV. Racine »

Il vécut ce qu’il devait peindre. […] Voilà comment la sensibilité se peint chez Racine non par des effusions lyriques, mais par des vibrations dramatiques ; et sa tragédie est une suite de coups de théâtre et de révolutions. […] Il a donc peint une nature faible, impuissante à se diriger, tiraillée entre ses instincts, des passions fougueuses, des volontés chancelantes ou abattues. […] Dans certaines tragédies, l’amour n’est qu’un cadre, ou même un fil léger, et donne occasion de peindre diverses sortes de caractères et de passions. […] Jamais Campistron n’est plus fade que lorsqu’il veut peindre un amour incestueux.

104. (1879) L’esthétique naturaliste. Article de la Revue des deux mondes pp. 415-432

Le romantisme avait peut-être peint les hommes et les femmes plus beaux qu’ils ne le sont. Est-ce une raison, quand on se donne comme programme l’étude fidèle de la réalité, de passer à l’autre extrême, et de les peindre plus laids que nature ? […] Il n’est pas jusqu’à leurs monstres, j’allais dire leurs héros, que ces messieurs ne peignent plus noirs qu’ils ne sont. […] Non, ce n’est pas le vrai peuple que l’on peint ; ce n’est pas davantage pour lui que l’on écrit. […] Elle trouble, inquiète, irrite tour à tour ; elle ne connaît ni la paix ni la sérénité : elle peint des malades, elle est une malade elle-même.

105. (1714) Discours sur Homère pp. 1-137

Il seroit ridicule de reprocher ces prétendus défauts de bienséance à un poëte qui ne pouvoit pas peindre ce qui n’étoit pas encore. […] On voit par-là, que le vrai mérite du poëte n’est pas de tout peindre ; mais de ne peindre que ce qui convient, ce qui peut intéresser et ce qui peut plaire. […] Car elle a supprimé judicieusement cet endroit, qui prouve fort bien en passant, que tout ce qui est dans la nature, n’est pas pour cela bon à peindre. […] Il y a enfin une maniere de peindre les actions qui en renferme un jugement. […] Ces objets, quoique riants, ont tous rapport au poëme ; il n’y a point de confusion ; et je ne peins chaque action que dans un instant, quoique par la maniere dont je la peins, j’en fasse entendre les commencemens et les suites.

106. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — Post-scriptum » pp. 154-156

Je vis avec de bonnes gens en les lisant ; dès que ce sont des romans de mœurs, les auteurs y peignent les mœurs de leur temps, et non celles du temps où vivait le héros. Ainsi (Mlle de) Scudéry, dans Cyrus, peint les mœurs et les idées des hôtels de Longueville et de Rambouillet. […] Or je maintiens que le marquis d’Argenson, philosophe et citoyen, philanthrope en son temps, s’occupant des intérêts du genre humain, et qui écrivait tous les matins ses idées pour qu’elles ne fussent point perdues, appartient à quiconque sait le lire, le comprendre et le peindre ; et si un éditeur de sa famille vient après un siècle nous l’arranger, nous l’affaiblir, lui ôter son originalité et l’éteindre, je lui dirai hardiment : « Laissez-nous notre d’Argenson. »

107. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre III. Partie historique de la Poésie descriptive chez les Modernes. »

On voit encore dans les ouvrages de saint Jérôme et de saint Athanase61 des descriptions de la nature, qui prouvent qu’ils savaient observer, et faire aimer ce qu’ils peignaient. […] En ne peignant plus que la vraie nature, elle voulut tout peindre, et surchargea ses tableaux d’objets trop petits, ou de circonstances bizarres. […] Nous avons donc eu raison de dire que c’est au christianisme que Bernardin de Saint-Pierre doit son talent pour peindre les scènes de la solitude : il le lui doit, parce que nos dogmes, en détruisant les divinités mythologiques, ont rendu la vérité et la majesté aux déserts ; il le lui doit, parce qu’il a trouvé dans le système de Moïse le véritable système de la nature.

108. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre troisième. Découverte du véritable Homère — Chapitre I. De la sagesse philosophique que l’on a attribuée à Homère » pp. 252-257

Cependant, la fin de la poésie étant d’adoucir la férocité du vulgaire, de l’esprit duquel les poètes disposent en maîtres, il n’était point d’un homme sage d’inspirer au vulgaire de l’admiration pour des sentiments et des coutumes si barbares, et de le confirmer dans les uns et dans les autres par le plaisir qu’il prendrait à les voir si bien peints. […] Ses caractères les plus sublimes choquent en tout les idées d’un âge civilisé, mais ils sont pleins de convenance, si on les rapporte à la nature héroïque des hommes passionnés et irritables qu’il a voulu peindre. […] La vie de Rienzi par un auteur contemporain nous représente au naturel les mœurs héroïques de la Grèce, telles qu’elles sont peintes dans Homère.

109. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1859 » pp. 265-300

Clermont-Tonnerre, où avait lieu une fête d’enfants, une représentation de la Barbe-Bleue ; sur un théâtre admirablement machiné par un répétiteur de l’École centrale, et dont il avait peint la toile : fête, où il avait tous les succès pour sa gaieté, pour sa camaraderie avec les moutards, pour ses imaginations drolatiques ; fête, où il s’était trouvé heureux, heureux comme tout, jusqu’au moment où M.  […] Pendant ce temps, il est encore devenu l’ami intime du corps des pompiers, pour lesquels, à l’occasion du bal qu’ils donnent tous les ans, il a peint un resplendissant transparent, une peinture de onze pieds, qui — amère ironie — lui a été payée par quelques paroles bien senties du préfet de la Seine, le félicitant de son désintéressement envers un corps qui rend de si grands services. […] Un portrait où éclate l’esprit de la physionomie, ce caractère tout moderne et qui se lit assez peu dans les portraits du temps de Louis XIV, et même dans la plupart des portraits, au type bovin de la Régence, peints par Nattier. […] Le lit est en bois peint en bronze vert, des canons en font les quatre montants, et la flèche du lit est une lance de laquelle tombent des rideaux pareils aux rideaux de la fenêtre, des rideaux de tente, de la cotonnade à grandes rayures bleues. […] Le bureau sur lequel fut peut-être préparé le 18 Brumaire a, sur les côtés, l’applique de deux glaives antiques, toujours peints en bronze vert.

110. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre II. De l’expression »

Et quels sont les mots qui peignent ? […] Il est vrai qu’il peignait des animaux, et qu’on excusait des expressions vulgaires appliquées à des objets vulgaires. Ses personnages ne vivaient pas à la cour, mais aux champs et dans les étables, et on lui pardonnait de se faire fermier, et de savoir le nom rustique des bêtes, de dire la bique, le loquet, de peindre bravement la cuisine, « le tripotage des mères et des nourrissons », et plus intrépidement encore les habits de ses personnages, « le jupon crasseux et détestable d’une misérable vieille. » Il fait entendre les « pétarades » du cheval. […] Ce long vers qui tombe sur un son étouffé ne peint-il pas à l’oreille la chute sourde du pesant sanglier ? […] J’aime mieux cependant considérer dans cette table le mélange des mètres, remarquer les graves alexandrins employés à représenter les événements et les idées graves, puis deux petits vers au milieu d’une longue période choisis pour peindre un petit animal.

111. (1903) Zola pp. 3-31

Il était de ceux qui, soit paresse d’esprit, soit faiblesse intellectuelle, soit orgueil, et je crois qu’il y avait quelque chose de tout cela dans le cas d’Émile Zola, n’aiment que leur métier proprement dit et n’aiment rien de ce qui y prépare et y rend propre ; n’aiment qu’à peindre, qu’à sculpter où à écrire, et n’aiment ni à regarder longtemps avant de peindre, ni à étudier l’anatomie avant de sculpter, ni à penser avant d’écrire. […] Il avait dans l’idée de peindre des gens de haute classe, des bourgeois, des ouvriers, des artistes, des paysans, comme tout romancier plus ou moins réaliste, et il trouvait ingénieux et de nature à donner un air scientifique à ses ouvrages, du moins aux yeux des commis-voyageurs, d’établir entre ces différents personnages des liens imaginaires et tout arbitraires de parenté et d’alliances. […] Mais il savait composer et il savait peindre certaines choses. […] Il peignait les foules en mouvement d’une manière qui le met au tout premier rang. […] Elle dira sans doute : « Il ne fut pas intelligent ; il écrivait mal toutes les fois qu’il ne décrivait pas ; il ne connaissait rien de l’homme qu’il prétendait peindre, qu’il prétendait connaître et que, seulement, il méprisait ; il avait des parties de poète septentrional et un art de composition qui sentait le Latin ; et il savait faire remuer et gesticuler des foules. » Et il est possible aussi qu’elle n’en dise rien.

112. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Du Rameau » pp. 288-298

Le saint a la tête relevée sur son chevet, et les mains jointes sur sa poitrine ; cette tête est de toute beauté, le saint bien senti dans son lit, et les couvertures annoncent parfaitement le nu. à cette composition si vraie dans toutes ses parties il n’a manqué, pour être la plus belle qu’il y eût au sallon, que d’être peinte ; car elle ne l’est pas. […] Il y a sur le devant, à gauche, dans la demi-teinte, un vieux fauteuil à bras, faiblement peint, touché sans humeur. […] deux têtes d’enfants. même éloge, toutes deux très-belles et peintes dans le goût de Rubens ; bonne couleur, bien dessinées, et d’une belle manière. […] Pour mieux m’entendre, il faudrait que j’eusse là un portrait de Louis peint par Chardin. […] Le second est peint avec plus de vigueur et de verve encore, il est plein de chaleur.

113. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « L’Abbé Prévost et Alexandre Dumas fils » pp. 287-303

Il fallut le dévergondage de l’imagination romantique pour voir dans ce livre — que je ne crains point d’appeler une pauvreté littéraire — des beautés qui n’y étaient pas… Assurément moins corrompus qu’au temps peint par l’abbé Prévost dans son livre et le redoutable Laclos dans le sien, par la raison que nous avions traversé le sang de deux époques sanglantes et que le sang, n’importe comme il soit versé, purifie toujours, nous n’en avions pas moins, péché originel ineffaçable ! […] Il la peint avec le vermillon libertin d’un Fragonard ou d’un Boucher. […] Balzac aussi a peint des filles. Il faut bien les peindre, puisqu’elles sont partout, puisqu’elles envahissent tout, puisqu’elles grimpent à tous les étages de la société moderne, dans cette crue montante des mauvaises mœurs ! Mais il les a peintes à la flamme de son génie, et cette flamme brûle tout et purifie tout.

114. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 5, des études et des progrès des peintres et des poëtes » pp. 44-57

Michel-Ange avoit apparemment travaillé durant long temps avant que de parvenir à peindre la majesté du pere éternel avec ce caractere de fierté divine qu’il a sçû lui donner. […] Mais Raphaël voit un moment le pere éternel peint par Michel-Ange : frappé par la noblesse de l’idée de ce puissant génie, que nous pouvons appeller le Corneille de la peinture ; il la saisit, et il se rend capable en un jour de mettre dans les figures qu’il fait pour représenter le pere éternel le caractere de grandeur, de fierté et de divinité qu’il venoit d’admirer dans l’ouvrage de son concurrent. […] Le tableau dont je parle, s’appelle communément, la messe du pape Jules, et il est peint à fresque au-dessus et aux côtez de la fenêtre, dans la seconde piece de l’appartement de la signature au vatican. […] Le Titien n’a pas peint de chair où l’on voïe mieux cette molesse qui doit être dans un corps composé de liqueurs et de solides.

115. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Deltuf » pp. 203-214

… Est-ce là une enseigne peinte en rouge pour le gros public qui aime les aventures et leurs fracas, et leurs falbalas, et leurs patatras ? […] C’est aussi la Confession d’UNE enfant du siècle que cette Confession d’Antoinette, mais d’une enfant à qui le siècle n’a pas fait le mal affreux que ce pauvre de Musset a peint, en regardant son cœur ! […] Quand on est jeune, l’imagination aime assez la passion pour vouloir toujours la peindre belle et irrésistible, mais la montrer rapetissée, humiliée sous les habitudes de la vie, sacrifiée à la tyrannie de ces habitudes, et la prose de la réalité venant à bout de la dernière poésie de nos cœurs, suppose un désintéressement d’observation qui ne se voit guère que chez les hommes qui ont vécu et qui savent comme la vie est faite. […] Ce type de grandeur cachée, ce beau sujet à traiter pour un observateur profond, épouvante les écrivains en France, où le ridicule a tant d’empire : or, celui qu’on a jeté sur la position de la vieille fille est si grand et si officiel, qu’ils croiraient peut-être le voir rejaillir jusqu’à eux, s’ils considéraient seulement la vieille fille par les côtés touchants, élevés, héroïques, et voilà pourquoi ils se sont abstenus de la peindre dans la splendeur possible de son isolement désespéré ou courageux.

116. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Charles Barbara » pp. 183-188

Mais Charles Barbara, qui, je vous l’assure, est un homme, n’a pas craint de mettre son pied dans ce soulier éculé, rempli de sang, et, au lieu de barboter là-dedans comme un réaliste de 1855 ou un romantique de 1832, il nous a donné une étude superbe de vérité inattendue sur le remords dans les âmes fortes, — et, comme un chirurgien retire du fond d’une plaie des os brisés, des fragments de l’homme corporel il nous a retiré une conscience, les fragments d’une âme déchirée et mutilée par le crime… Jusqu’ici, la plupart des livres qui avaient peint le remords lui avaient fait pousser quelque cri sublime ou l’avaient peint accessoirement, de côté, le mêlant au torrent des autres sentiments de la vie. Mais Barbara l’a pris de face et l’a peint en l’éclairant jusque dans ses méplats les plus sombres.

117. (1874) Portraits contemporains : littérateurs, peintres, sculpteurs, artistes dramatiques

Lorsque Baudelaire peint les laideurs de l’humanité et de la civilisation, ce n’est qu’avec une secrète horreur. […] Les choses qu’il peignait étaient d’ailleurs sous nos yeux, et le sens ne s’en dégageait pas nettement pour nous. […] Depuis les Animaux peints par eux-mêmes, son vrai chef-d’œuvre, parce qu’il n’y a peint que les bêtes, depuis cette œuvre, qui restera comme une des plus curieuses de notre temps, Grandville avait dit son dernier mot. […] Ce tableau semble s’être peint tout seul comme une vue répétée dans une glace. […] Il ne le peignait pas, il le découvrait.

118. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre sixième. Le roman psychologique et sociologique. »

De même que chaque fragment d’un miroir brisé peut encore réfléchir un visage, de même dans chaque action, fragment détaché d’une vie humaine, doit se peindre en raccourci un caractère tout entier. […] Il dit des personnages l’un de qui peuplent ses romans : « L’âme est parfaitement absente, et j’en conviens, puisque je l’ai voulu ainsi. » Il prétend peindre « des brutes humaines ». […] Après avoir promis de nous peindre la vie réelle, nos réalistes ne nous peignent presque que des monstruosités, c’est-à-dire, en somme, des exceptions. […] Yann est parfaitement peint dans l’abordage de la Reine-Berthe. […] La vieille Yvonne est merveilleusement peinte d’un bout à l’autre, seulement au lieu d’être vue progressivement, elle, la pauvre vieille, c’est au déclin de sa personnalité.

119. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 4, du pouvoir que les imitations ont sur nous, et de la facilité avec laquelle le coeur humain est ému » pp. 34-42

Les personnes délicates souffrent-elles dans leurs cabinets des tableaux dont les figures sont hideuses, comme seroit le tableau de Promethée attaché au rocher et peint par le Guerchin. […] Qu’on se souvienne de la défense que les tables de la loi font aux juifs de peindre et de tailler des figures humaines : elles faisoient trop d’impression sur un peuple enclin par son caractere à se passionner pour tous les objets capables de l’émouvoir. […] Celui qui nous aborde la joïe peinte sur le visage, excite en nous un sentiment de joïe, avant que nous soïons informez du sujet de la sienne.

120. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « VI »

Il l’ignora tant qu’il n’eut pas occasion de s’en douter ; il s’en aperçut quand il eut envie de peindre ce qu’il voyait. […] Il ne s’agit pas de dire : « Taine a écrit en coloriste parce qu’un beau jour il s’est reconnu coloriste. » Non, Taine a voulu peindre ; il a voulu colorer, et il a essayé, il a travaillé, il a lu, il s’est assimilé les auteurs, et c’est ainsi qu’il s’est découvert un talent qu’il n’aurait peut-être pas soupçonné sans cela.‌ […] Il faut choisir : être artiste ou orateur… Il faut peindre « l’homme à la façon des artistes et en même temps le reconstruire à la façon des raisonneurs… Si cela est vrai, il faut donc changer de style.

121. (1803) Littérature et critique pp. 133-288

Dès lors, le génie qui les observe saura peindre avec des traits plus déchirants les combats du cœur, ses faiblesses et ses remords. […] Son vice principal est de grossir les traits et de charger les couleurs en voulant agrandir tout ce qu’il peint. […] Thomas ne peint qu’un corps mourant qui semble renaître . […] Necker peint aussi les Invalides prosternés sur les marbres du temple, et sa description mérite d’être citée. […] Nul ne pouvait mieux le peindre et le juger.

122. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXVIII » pp. 305-318

Un poète qui peint des caractères fait comme le peintre de paysage : il emprunte des détails partout où il en trouve qui rient à son imagination et conviennent à ses vues ; il les rapproche, il les sépare de manière à en tirer des effets. […] Pour peindre un personnage idéal, on emprunte des traits à vingt figures, sans avoir l’intention d’en peindre aucune. […] J’ai peint à la vérité d’après nature ; j’ai pris un trait d’un côté et un trait d’un autre, et de ces divers traits, qui pouvaient convenir à une même personne, j’en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par la satire de quelqu’un, qu’à leur proposer des défauts à éviter et des modèles à suivre ».

123. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Marie-Antoinette » pp. 171-184

Redevenus naturels de pitié, de respect et d’irrésistible enthousiasme pour cette victime royale qui seule, peut-être, empêchera Dieu de pardonner à la Révolution, ces mignards enfants d’un siècle faux, qui n’avaient jusque-là compris que les jouissances arrangées et savantes de la vie, ont, du premier coup et sous l’empire des impressions que Marie-Antoinette causera toujours à toute âme passablement faite, peint la douleur et peint la mort comme jamais ils n’avaient peint les joies de l’existence et ses ivresses. […] Dans la Marie-Antoinette d’avant l’échafaud, d’avant la prison, et même d’avant la calomnie ; dans la Marie-Antoinette de la jeunesse et du bonheur, dans celle-là que Prudhon aurait peinte, que Goujon et Canova auraient sculptée ; dans cette idéale reine aux cheveux d’or, pour qui non-seulement un diadème pesait trop, mais une simple guirlande ; dans celle-là, enfin, la Marie-Antoinette à la robe de linon qui semblait ressortir plus particulièrement de leur art, à ces historiens de la Vie, il y avait une femme qu’ils ont oubliée, un génie de femme qu’ils auraient dû dégager et qu’ils n’ont pas vu, comme s’il était dans le destin de la divine Malheureuse d’être méconnue par l’Histoire autant qu’elle avait été calomniée.

124. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XII. Marie-Antoinette, par MM. Jules et Edmond de Goncourt » pp. 283-295

Redevenus naturels de pitié, de respect et d’irrésistible enthousiasme pour cette victime royale qui seule, peut-être, empêchera Dieu de pardonner à la Révolution, ces mignards enfants d’un siècle faux, qui n’avaient jusque-là compris que les jouissances arrangées et savantes de la vie, ont, du premier coup et sous l’empire des impressions que Marie-Antoinette causera toujours à toute âme passablement faite, peint la douleur et peint la mort, comme jamais ils n’avaient peint les joies de l’existence et ses ivresses. […] Dans la Marie-Antoinette d’avant l’échafaud, d’avant la prison, et même d’avant la calomnie ; dans la Marie-Antoinette de la jeunesse et du bonheur, dans celle-là que Prudhon aurait peinte, que Goujon et Canova auraient sculptée ; dans cette idéale reine aux cheveux d’or, pour qui non seulement un diadème pesait trop, mais une simple guirlande ; dans celle-là, enfin, la Marie-Antoinette à la robe de linon, qui semblait ressortir plus particulièrement de leur art, à ces historiens de la Vie, il y avait une femme qu’ils ont oubliée, un génie de femme, qu’ils auraient dû dégager, et qu’ils n’ont pas vu, comme s’il était dans le destin de la divine Malheureuse d’être méconnue par l’histoire, autant qu’elle avait été calomniée !

125. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Mistral. Mirèio »

Et cependant, si le caractère distinctif du poète épique est de voir grand, de jeter sur la nature un de ces regards dans lesquels elle se peint plus grande qu’elle n’est réellement, en dehors de ce regard transfigurateur, il faut bien convenir que l’auteur de Mirèio a dans le talent quelque chose du poète épique, et son poème est là pour le prouver. C’est une œuvre tout à la fois simple et solennelle, élevée et familière, délicate et robuste, idéale et rustique, très-éloignée des manières de dire et de peindre des civilisations présentes, qui donnent des poètes comme Edgar Poe pour les plus forts de ses produits. […] Grec, comme André Chénier, par le génie, l’auteur de Mirèio a sur André, tombé de son berceau byzantin dans le paganisme de son siècle, l’avantage immense d’être chrétien, comme ces pasteurs de la Provence dont il nous peint les mœurs et nous illumine les légendes. […] il n’est pas une seule de ces beautés qui ne soit différente des autres et qui ne marque par une variété d’autant plus étonnante que les mœurs peintes par M. 

126. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Guerin et Roland de la Porte »

Le peuple s’est extasié à la vue d’un bas-relief représentant une tête d’empereur et peint avec sa bordure sur un fond qui représente une planche de bois. […] On promène dans nos foires de province des morceaux en ce genre peints par de jeunes barbouilleurs d’Allemagne, qu’on a pour un écu, et qui ne le cèdent guère à celui-ci.

127. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mémoires de Marmontel. » pp. 515-538

Il va continuer ses études au collège des Jésuites à Mauriac ; il nous peint ses maîtres, ses camarades ; il nous fait sentir et aimer ses privations, ses joies d’écolier, ses triomphes. […] Cette veine de sensualité ne va pas pour lors plus loin qu’il ne faut chez cette nature honnête ; mais j’y relève surtout l’habitude de voir les choses un peu autrement qu’elles ne sont, de les peindre avec un certain coloris bienveillant et amolli qui n’est pas leur juste couleur ; j’y note, en un mot, cette disposition de l’auteur à marmontéliser la nature. […] Jeune, nous le voyons tel qu’il se peint lui-même, très répandu, très peu stoïque, actif à réussir, à se pousser dans le monde, à se procurer honnêtement des appuis : s’il a un pied chez Mme de Pompadour, il n’est pas mal avec la petite cour du Dauphin. […] Encore aura-t-il grand soin d’ajouter qu’ il ne s’est peint qu’en buste . […] Marmontel, dans les livres suivants, continue d’exposer les faits avec lucidité et de peindre les personnages politiques avec intelligence et mouvement ; mais ce n’est plus le père qui parle à ses enfants, c’est l’historiographe de France qui remplit sa charge et ses derniers devoirs envers Louis XVI.

128. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Volney. Étude sur sa vie et sur ses œuvres, par M. Eugène Berger. 1852. — II. (Fin.) » pp. 411-433

Un Génie, ou plutôt « un Fantôme blanchâtre enveloppé d’une draperie immense, tel que l’on peint les spectres sortant des tombeaux ». […] Dans son voyage aux États-Unis, étudiant les sauvages, il leur compare à tout instant les Grecs, ceux d’Homère, passe encore, mais aussi ceux de Sophocle et d’Euripide : « Les tragédies de Sophocle et d’Euripide me peignent presque littéralement, dit-il, les opinions des hommes rouges sur la nécessité, sur la fatalité, sur la misère de la condition humaine, et sur la dureté du Destin aveugle. » Volney, même quand il atteint la ligne juste, exagère toujours en la creusant trop ou en la dépouillant de ce qui l’accompagne. […] Parlant des auteurs de mémoires personnels, il a un morceau très vif contre Jean-Jacques Rousseau et Les Confessions, qu’il estime un livre dangereux et funeste : S’il existait, s’écrie-t-il, un livre où un homme regardé comme vertueux, et presque érigé en patron de secte, se fût peint comme très malheureux ; si cet homme, confessant sa vie, citait de lui un grand nombre de traits d’avilissement, d’infidélité, d’ingratitude ; s’il nous donnait de lui l’idée d’un caractère chagrin, orgueilleux, jaloux ; si, non content de révéler ses fautes qui lui appartiennent, il révélait celles d’autrui qui ne lui appartiennent pas ; si cet homme, doué d’ailleurs de talent comme orateur et comme écrivain, avait acquis une autorité comme philosophe ; s’il n’avait usé de l’un et de l’autre que pour prêcher l’ignorance et ramener l’homme à l’état de brute, et si une secte renouvelée d’Omar ou du Vieux de la Montagne se fût saisie de son nom pour appuyer son nouveau Coran et jeter un manteau de vertu sur la personne du crime, peut-être serait-il difficile, dans cette trop véridique histoire, de trouver un coin d’utilité… Volney, en parlant de la sorte, obéissait à ses premières impressions contre Rousseau, prises dans le monde de d’Holbach ; il parlait aussi avec la conviction d’un homme qui venait de voir l’abus que des fanatiques avaient fait du nom et des doctrines de Rousseau pendant la Révolution, et tout récemment pendant la Terreur. […] Ces détails, s’ajoutant au reste, peignent l’homme. […] L’on a prétendu qu’un auteur se peignait dans ses écrits : on peut dire de Volney qu’il se peint dans la tournure de ses phrases.

129. (1694) Des ouvrages de l’esprit

Tout l’esprit d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. […] Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré et qui peint la chose au naturel ; il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d’ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre ; et c’est du même trait et du même mot que tous ces gens s’expliquent ainsi, et tous sont connaisseurs et passent pour tels. […] Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées ; Racine se conforme aux nôtres : celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu’ils sont : il y a plus dans le premier de ce que l’on admire, et de ce que l’on doit même imiter ; il y a plus dans le second de ce que l’on reconnaît dans les autres, ou de ce que l’on éprouve dans soi-même. […] Le sublime ne peint que la vérité, mais en un sujet noble, il la peint tout entière, dans sa cause et dans son effet ; il est l’expression, ou l’image la plus digne de cette vérité. […] Il faut éviter le style vain et puéril, de peur de ressembler à Dorilas et Handburg  : l’on peut au contraire en une sorte d’écrits hasarder de certaines expressions, user de termes transposés et qui peignent vivement ; et plaindre ceux qui ne sentent pas le plaisir qu’il y a à s’en servir ou à les entendre.

130. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Vien » pp. 74-89

Quand au faire, elle est bien peinte, bien empâtée. […] Le jeune homme qui est derrière le saint, sur le devant, est bien dessiné, bien peint. […] Voilà la scène que j’aurois décrite, si j’avois été poëte, et celle que j’aurois peinte, si j’avois été artiste. […] La religion est moins peinte que lui ; il est moins peint que les figures inférieures ; et cette dégradation est si juste qu’on n’en est pas frappé. […] Mais ne les faudrait-il pas peintes plus fièrement, puisqu’elles sont au premier plan.

131. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXVIe entretien. La littérature des sens. La peinture. Léopold Robert (1re partie) » pp. 397-476

Est-ce que Titien, Raphaël ou Rubens ne vous peignent pas des sentiments ou des idées ? […] Nous vous l’avons dit vingt fois dans ce Cours à propos de la littérature écrite ; il faut le redire à propos de la littérature peinte. […] Parce que la partie divine de la nature, l’idéal ou le beau, éclate davantage dans l’œuvre de l’artiste, et que vous sentez plus de Dieu dans la pensée et dans la main de l’homme qui a écrit, chanté, peint ou sculpté ce chef-d’œuvre. […] Il a dépouillé le vieil homme et il a dit : Peignons l’âme à nu. […] Que veut-il peindre ?

132. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Jean Richepin »

Entre temps, il nous avait conté l’histoire de Miarka, la fille à l’ourse, où il se peignait lui-même sous le nom de Hohaul, roi des Romains. […] Richepin croit mieux peindre en n’employant que des mots aussi familiers et particuliers que possible. […] Comme il peint la plupart de ses gueux parfaitement ignobles, nous avons peu envie de nous attendrir sur eux. […] Mais, s’il ne faut lui demander ni émotion ni pitié, il peint merveilleusement ses loqueteux et les fait très bien parler. […] Lucrèce, quand il nous peint Vénus renversée dans les bras de Vulcain, ne me blesse aucunement.

133. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 25, du jugement des gens du métier » pp. 366-374

Sous le nom de gens du métier, je comprens ici, non-seulement les personnes qui composent ou qui peignent, mais encore un grand nombre de ceux qui écrivent sur les poëmes et sur les tableaux. […] Son sentiment a été émoussé par l’obligation de s’occuper de vers et de peinture, d’autant plus qu’il aura été souvent obligé à écrire ou bien à peindre comme malgré lui, dans des momens où il ne sentoit aucun attrait pour son travail. […] Qu’il me soit permis d’user ici de l’expression dont Ciceron se servoit pour peindre encore plus vivement l’indolence de la république.

134. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Edmond et Jules de Goncourt »

Renée Mauperin n’est pas un type observé par un moraliste qui peint austèrement un vice ou un ridicule social. […] Ils l’ont peint en le faisant agir. […] Zola dans sa Curée, et j’entre dans un livre clair, ému, sobre d’effets et de longueurs, et peint (car il est peint aussi) avec une harmonie de ton pleine de transparence et de nuances. […] On peut peindre de toutes les couleurs un cadavre, mais on ne parvient jamais qu’à faire une momie d’un cadavre peint. […] Et c’est ainsi que j’aurais terminé mon roman s’il m’était passé dans la tête de peindre, comme M. de Goncourt, une grande comédienne.

135. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. Rodolphe Topffer »

il m’écrivait à moi-même ces lignes aimables et familières, dans lesquelles il s’exagérait beaucoup trop sans doute la nature du service dont il parlait ; mais, même à ce titre, elles me sont précieuses, elles m’honorent, elles me vengeraient au besoin de certains reproches qu’on me fait parfois de m’aller prendre d’abord à des talents moins en vue ; elles le peignent enfin dans sa modestie sincère et dans sa façon allègre de porter ses maux : « Bonjour, … monsieur, vous ne me reconnaissez point ! […] Hors d’état d’écrire, ou du moins de composer, encore moins de dessiner, il imagina alors de peindre , ce qu’il pouvait faire dans une posture encore possible. Appuyé sur les deux bras de son fauteuil, un petit chevalet placé devant lui, il peignait avec ardeur, avec un bonheur qui fut le dernier de sa vie ; c’était la première fois, depuis un ou deux essais tentés à l’âge de dix-huit ans, qu’il lui arrivait de peindre à l’huile. […] Toutes les scènes qui se rapportent à la mort de Rosa sont d’une haute beauté morale ; il sera sensible à tout lecteur que celui qui les a si bien conçues et représentées travaillait, lui aussi, en vue du sujet même, c’est-à-dire du suprême instant et qu’il peignait d’après nature.

136. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVII. Des éloges en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, en Russie. »

Ils ont négligé la tragédie, destinée à peindre les passions et les hommes, et se sont livrés tout entiers à l’opéra, qui d’un bout à l’autre est le spectacle des sens. […] Tels furent ceux qu’on rendit à la mémoire de Michel-Ange, et qui peignent à la fois l’enthousiasme de son siècle et de sa patrie pour les arts. […] Thompson, après avoir décrit toutes les découvertes de ce grand homme sur la gravitation, sur les comètes, sur la lumière, sur la chronologie, après avoir peint la douceur de ses mœurs et l’élévation tranquille et calme de son caractère, s’interrompt tout à coup : « N’entends-je pas, dit-il, une voix semblable à celle qui annonce les grandes révolutions sur la terre ? […] Elle l’appelle, elle lui tend les bras : « Reviens, aies pitié de mes malheurs ; des traîtres me déchirent, des brigands me désolent. » Le héros sensible à ces accents, revole vers elle ; il le peint ensuite combattant au-dehors, et tour à tour la Suède, la Pologne, la Crimée, la Turquie, la Perse ; au-dedans, les Strelitz, les fanatiques, les patriarches et les Cosaques ; dans sa propre maison, les incendies, les empoisonnements et les assassinats ; il peint surtout son activité prodigieuse : « Que de courses, de trajets, de voyages ; la Dvina et le Niéper, le Volga et le Tanaïs, la Vistule et l’Oder, l’Elbe et le Danube, la Seine, la Tamise et le Rhin ont tour à tour dans leurs eaux réfléchi son image.

137. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » p. 305

On a voulu substituer aux Elégies une sorte d'Epîtres, connue sous le nom d'Héroïdes ; mais si on en excepte trois ou quatre, on conviendra que ce n'étoit pas la peine de créer un nouveau genre pour raisonner, métaphysiques, au lieu de peindre & de sentir. […] Elle avoit été peinte par le fameux Largilliere, assise sur un char roulant sur des nuages.

138. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Chateaubriand, Mémoires »

Dans ce salon, qu’il faudrait peindre, où tout dispose à ce qu’on y attend, dont la porte reste entr’ouverte sur le monde qui y pénètre encore, dont les fenêtres donnent sur le jardin clos et sur les espaliers en fleur d’une abbaye, on a donc lu les Mémoires du vivant le plus illustre, lui présent. […] Tantôt sa main passait et se posait sur les paupières, comme pour plus de ressemblance avec ces grands aveugles qu’il a peints, et dont la face exprime le repos dans le génie : il dérobait quelque pleur involontaire. […] L’idée de M. de Chateaubriand, écrivant ses Mémoires, a été de se peindre sans descendre jusqu’à la confession, mais en se dépouillant d’une sorte de convenu inévitable qu’imposent les grands rôles joués sur la scène du monde ; c’est une des raisons qui le portent à n’en vouloir la publication qu’après lui. […] En attendant, on le mit en nourrice au village de Plancoët ; il s’attacha fort à sa bonne nourrice, la Villeneuve, qui seule le préférait ; il s’attacha d’une amitié bien délicate, en grandissant, à la quatrième de ses sœurs, négligée comme lui, rêveuse et souffrante, et qu’il nous peint d’abord l’air malheureux, maigre, trop grande pour son âge, attitude timide, robe disproportionnée, avec un collier de fer garni de velours brun au cou, et une toque d’étoffe noire sur la tête. […] Mirabeau, avec qui l’auteur a diné plusieurs fois, et qu’il a souvent entendu, est peint de génie à génie.

139. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quinzième. »

Après tant de belles peintures de l’homme en général, il restait à peindre l’individu, dans cette société qui lui donnait tant de valeur, le Français à une époque où la France a été si grande. […] Mme de Sévigné et Saint-Simon ont peint les individus, l’une d’une main qui esquisse, l’autre avec le luxe de couleurs qui rend les tableaux saisissants. […] Chacun de ces traits se peint tour à tour dans ses lettres, ou plutôt il n’est pas une lettre qui ne soit toute cette aimable femme un moment. […] Il lui faut des ruines à peindre, des fautes à raconter. […] Molière avait peint Saint-Simon dans Alceste.

140. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — V. — article » pp. 457-512

Au lieu de s'amuser à faire le portrait de leurs Héros, ils sesont contentés de les peindre par leurs actions, de leur donner des caracteres puisés dans la Nature, d'en distinguer les nuances avec autant d'énergie que de vérité, de régler constamment leurs mouvemens & leurs discours, selon les passions & les intérêts qu'ils ont cru devoir leur attribuer pour le ressort & le développement du Poëme. […] Il faut qu'il soit bien foible à cet égard, puisque, malgré le talent qu'il a de peindre, & d'embellir jusqu'à ses défauts, il n'a pu se concilier les suffrages du Public. […] L’Essai sur l’Histoire générale annonce sans doute un talent supérieur ; mais il ne sera jamais regardé par des Esprits sages & instruits, que comme un tableau infidele, où, sous prétexte de peindre les progrès de l’esprit des Nations, l’Auteur s’efforce de ramener tous les événemens à l’objet qu’il s’étoit proposé, celui d’établir le fatalisme, systême qui est le comble de l’absurdité. […] On y a démontré des milliers d’erreurs, qui n’ont été défendues que par d’autres erreurs, plus absurdes & plus multipliées ; d’où il est aisé de conclure, qu’en voulant peindre l’esprit des Peuples, il n’a peint véritablement que son propre esprit, c’est-à-dire, un esprit asservi à toutes les bizarreries d’une imagination déréglée, aveuglé par les travers d’une raison inconséquente & sans suite, emporté par les inquiétudes d’un caractere audacieux & sans frein. […] Il recommande la tolérance, & se peint comme le plus intolérant des Hommes ; il vante le pardon des offenses, & s’est livré à tous ses ressentimens ; il réclame en faveur de l’honnêteté, de la décence, & il a oublié jusqu’aux moindres égards.

141. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1877 » pp. 308-348

Dans tout ceci, il y a un malheur, c’est que ni Flaubert, en dépit de l’exagération de son verbe en ces matières, ni Zola, ni moi, n’avons été jamais très sérieusement amoureux, et que nous sommes incapables de peindre l’amour. […] Je me défends, en lui répondant que, dans mon livre, je n’ai fait aucune personnalité, que j’ai peint un type général — et ce qui est la vérité — que je n’ai jamais vu ni connu l’abbé. […] Elles apparaissent ainsi, comme de rustiques cariatides, peintes en grisaille sur un fond d’or. […] Il vient peindre Alma, l’admirable épagneul anglais : les amours de la châtelaine. […] Une maison de notaire de village dans la débine, un jardin de curé, un atelier peint d’un gris-vert pois : c’est le ci-devant logis de campagne du coloriste.

142. (1773) Discours sur l’origine, les progrès et le genre des romans pp. -

Les Lettres de la Marquise de…. nous détaillent les effets d’une passion très vive, & très vivement peinte. […] Telles sont les Lettres d’Osman, le Palais du Silence, &c ; peintures fines & enjouées d’une foule de travers, qu’il est plus facile de bien peindre que de corriger. […] La peinture des passions est séduisante ; mais parcequ’une femme a des attraits, lui sera-t-il défendu de se faire peindre ? […] S’il peint les passions, il peut aussi apprendre à les régler. […] J’ai donc voulu peindre plutôt qu’exagérer.

143. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre II. Mme Le Normand »

C’était bien la peine de se peindre en Corinne au Capitole pour que, quelque quarante ans après votre mort, une femme, un bas-bleu, dont le bleu n’est que la teinture de plusieurs autres auxquels elle s’est frottée et qui veut que ce bruit lui revienne et lui profite, se lève tout à coup et dise : Écoutez comme elle se mouchait ! […] … Ce que je trouve, moi, dans Mme de Staël, c’est le fond de la Corinne et de la Delphine qu’elle a peintes, en se regardant, et qui lui ressemblent toutes deux, mais trop posées, mais arrangées pour un effet qu’elle ne connaissait pas ; ce que j’adore, enfin, dans Mme de Staël, c’est le naturel inaliénable. […] Je l’ai dit déjà, mais il faut y revenir, les hommes, pour se venger sans doute de ce qu’elle pouvait être sublime et rester femme, l’appelèrent hommasse, croyant ainsi la rapprocher d’eux ; mais elle ne l’était pas, même physiquement, quoiqu’on l’ait dit et qu’elle tînt de son père, le Suisse emphatique, ces gros traits que Gérard n’a pas craint de peindre, sentant bien que la femme, la femme idéale qui transforme et divinise tout, se retrouverait toujours en ces yeux astres, dans lesquels on ne savait ce qui brillait le plus du feu ou des larmes, et dans cette bouche si éloquemment entr’ouverte, et dans cette poitrine de Niobé, et dans ces bras d’une rondeur toute-puissante, robustes seulement pour s’attacher. […] Est-ce cette femme-là que Mme Le Normand nous a peinte ?

144. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre quatrième. Éloquence. — Chapitre IV. Bossuet orateur. »

C’est par l’opposition qui se trouve entre ce grand cœur, cette princesse si admirée, et cet accident, inévitable de la mort, qui lui est arrivé comme à la plus misérable des femmes ; c’est parce que ce verbe faire, appliqué à la mort qui défait tout, produit une contradiction dans les mots et un choc dans les pensées, qui ébranlent l’âme ; comme si, pour peindre cet événement malheureux, les termes avaient changé d’acception, et que le langage fût bouleversé comme le cœur. […] Il commence par le ravaler au-dessous des vers qui le rongent au sépulcre, pour le peindre ensuite glorieux avec la vertu dans des royaumes incorruptibles. […] » Le poète (on nous pardonnera de donner à Bossuet un titre qui fait la gloire de David), le poète continue de se faire entendre ; il ne touche plus la corde inspirée ; mais, baissant sa lyre d’un ton jusqu’à ce mode dont Salomon se servit pour chanter les troupeaux du mont Galaad, il soupire ces paroles paisibles : « Dans la solitude de Sainte-Fare, autant éloignée des voies du siècle, que sa bienheureuse situation la sépare de tout commerce du monde ; dans cette sainte montagne que Dieu avait choisie depuis mille ans ; où les épouses de Jésus-Christ faisaient revivre la beauté des anciens jours ; où les joies de la terre étaient inconnues ; où les vestiges des hommes du monde, des curieux et des vagabonds ne paraissaient pas ; sous la conduite de la sainte Abbesse, qui savait donner le lait aux enfants aussi bien que le pain aux forts, les commencements de la princesse Anne étaient heureux200. » Cette page, qu’on dirait extraite du livre de Ruth, n’a point épuisé le pinceau de Bossuet ; il lui reste encore assez de cette antique et douce couleur pour peindre une mort heureuse.

145. (1856) Réalisme, numéros 1-2 pp. 1-32

Vernet peint les soldats, M.  […] D’ailleurs, j’ai remarqué que, dès qu’on peignait les choses réelles, celles qu’on voyait, on peignait mieux. […] on ne peut peindre et juger les hommes d’autrefois qu’avec les idées d’aujourd’hui. […] J’aimerais bien mieux qu’on peignît tout cela et qu’on ne le mît pas en musique. […] n’est-il pas déjà assez difficile de peindre ce que l’on voit ?” 

146. (1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Conduite de l’action dramatique. » pp. 110-232

Les premiers mots du principal personnage doivent peindre son caractère, et d’une manière attachante. […] voilà comme Racine peint presque toujours. […] Un mot qui échappe du cœur, peint mieux que les menaces directes les plus violentes. Il faut toujours peindre les caractères dans un degré élevé : rien de médiocre, ni vertus, ni vices. […] Ceux qui veulent justifier les poètes d’avoir peint de tels hommes, disent qu’ils sont dans la nature.

147. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Confessions de J.-J. Rousseau. (Bibliothèque Charpentier.) » pp. 78-97

Montaigne se peint ressemblant, mais de profil. […] Quant au style, il lui semble qu’il lui en faudrait inventer un aussi nouveau que son projet, et proportionné à la diversité et à la disparité des choses qu’il se propose de décrire : Si je veux faire un ouvrage écrit avec soin comme les autres, je ne me peindrai pas, je me farderais. […] En me livrant à la fois au souvenir de l’impression reçue et au sentiment présent, je peindrai doublement l’état de mon âme, savoir au moment où l’événement m’est arrivé et au moment où je l’ai décrit ; mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai, fera lui-même partie de mon histoire. […] Les plus adorables pages des Confessions sont celles de cette première rencontre de Mme de Warens, celles encore où il nous peint l’accueil de Mme Basile, la jolie marchande de Turin : Elle était brillante et parée, et, malgré son air gracieux, cet éclat m’en avait imposé. […] Le rêve de ce jour-là, il le réalisa quelques années après dans son séjour aux Charmettes, dans cette promenade du jour de la Saint-Louis, qu’il a décrite comme rien de pareil n’avait été peint jusque-là encore : Tout semblait conspirer, dit-il, au bonheur de cette journée.

148. (1874) Premiers lundis. Tome I « Hoffmann : Contes nocturnes »

En un temps où on est las de toutes les sensations et où il semble qu’on ait épuisé les manières les plus ordinaires de peindre et d’émouvoir, en un temps où les larges sentiers de la nature et de la vie sont battus, et où les troupeaux d’imitateurs qui se précipitent sur les traces des maîtres ne savent que soulever des flots de poussière suffocante, lorsqu’on avait tout lieu de croire que le tour du monde était achevé dans l’art, et qu’il restait beaucoup à transformer et à remanier sans doute, mais rien de bien nouveau à découvrir, Hoffmann s’en est venu qui, aux limites des choses visibles et sur la lisière de l’univers réel, a trouvé je ne sais quel coin obscur, mystérieux et jusque-là inaperçu, dans lequel il nous a appris à discerner des reflets particuliers de la lumière d’ici-bas, des ombres étranges projetées et des rouages subtils, et tout un revers imprévu des perspectives naturelles et des destinées humaines auxquelles nous étions le plus accoutumés. […] Aussi, dès qu’il se borne à peindre l’art et les artistes dans ce moyen âge, où il y avait du moins harmonie et stabilité pour les âmes, quelque chose de calme, de doré et de solennel succède aux délirantes émotions qu’il tirait des désordres du présent ; depuis l’atelier de maître Martin le tonnelier, qui est un artiste, jusqu’à la cour du digne landgrave de Thuringe, où se réunissent autour de la jeune comtesse Mathilde, luth et harpe en main, les sept grands maîtres du chant, partout dans cet ordre établi, on sent que le talent n’est plus égaré au hasard, et que l’œuvre de chacun s’accomplit paisiblement ; s’il y a lutte encore par instants dans l’âme de l’artiste, le bon et pieux génie finit du moins par triompher, et celui qui a reçu un don en naissant ne demeure pas inévitablement en proie au tumulte de son cœur. […] On sait qu’Hoffmann n’excelle pas moins à peindre les manies et à saisir les ridicules des originaux, qu’à sonder les plaies invisibles des âmes égarées.

149. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XX. Du dix-huitième siècle, jusqu’en 1789 » pp. 389-405

Il n’a rien découvert, mais il a tout enflammé ; et le sentiment de l’égalité, qui produit bien plus d’orages que l’amour de la liberté, et qui fait naître des questions d’un tout autre ordre et des événements d’une plus terrible nature, le sentiment de l’égalité, dans sa grandeur comme dans sa petitesse, se peint à chaque ligne des écrits de Rousseau, et s’empare de l’homme tout entier par les vertus comme par les vices de sa nature. […] Mais sans imiter les incohérences des tragédies anglaises, sans se permettre même de transporter sur la scène française toutes leurs beautés, il a peint la douleur avec plus d’énergie que les auteurs qui l’ont précédé. Dans ses pièces, les situations sont plus fortes, la passion est peinte avec plus d’abandon, et les mœurs théâtrales sont plus rapprochées de la vérité. […] L’homme de lettres, alors qu’il vit dans un pays où le patriotisme des citoyens ne peut jamais être qu’un sentiment stérile, est, pour ainsi dire, obligé de se supposer des passions pour les peindre, de s’exciter à l’émotion pour en saisir les effets, de se modifier pour écrire, et de se placer, s’il se peut, en dehors de lui-même pour examiner quel parti littéraire il peut tirer de ses opinions et de ses sentiments.

150. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre VII. Narrations. — Dialogues. — Dissertations. »

Sauf toujours le besoin des cas particuliers, cela en soi n’a rien d’intéressant et est en dehors de l’art : cela seul a droit d’entrer dans le récit, qui est expressif, qui contribue à peindre les caractères ou à faire avancer l’action. […] Car comme on ne se confesse pas au public, et qu’en outre on se connaît mal d’ordinaire, ce qu’on doit dire pour se peindre au lecteur n’est pas ce qu’on dirait dans la réalité. […] Cet homme que nous fait entrevoir le grand romancier Tolstoï, lorsqu’il peint le défilé interminable des blessés de Borodino qui passe sous les yeux de son héros ému et navré, cet homme couché sur le ventre au fond d’une charrette, dans la demi-ombre de la bâche, blessé, on ne sait où ni quand, d’on ne sait quelle blessure, sans visage, sans nom, sans passé, sans avenir, forme obscure et vague un moment devinée et disparue pour jamais : c’est là, semble-t-il, un détail insignifiant ; et pourtant que de pensée, que d’émotion ramassée en ce seul trait ! Quel autre peindrait plus l’horreur de la scène et l’inhumanité de la guerre ?

151. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Th. Carlyle » pp. 243-258

C’est à des talents, en effet, du genre de Carlyle, qu’appartient l’histoire du 4 septembre et de la Commune de Paris, cette misérable et honteuse révolution pondue par la Révolution que Carlyle a peinte et qui est la grande pondeuse de toutes les autres, l’abominable mère Gigogne de toutes celles qui, depuis elle, ont bouleversé le monde, et qui doivent le bouleverser encore. […] Cela peint, son histoire est finie. […] — puis Vendémiaire, qui finit tout comme les Révolutions finissent ; car il n’y a que le canon pour les faire finir… Telle la dernière fresque de Carlyle, l’une des plus belles à peindre pour un homme si préoccupé, j’oserais même dire si affolé, si timbré de réalité et de vie. […] Est-ce là de la pauvreté d’imagination, qui abuse d’un trait heureux et ne peint qu’une fois pour toutes ?

152. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XVII. De la littérature allemande » pp. 339-365

Goethe voulait peindre un être souffrant par toutes les affections d’une âme tendre et fière ; il voulait peindre ce mélange de maux, qui seul peut conduire un homme au dernier degré du désespoir. […] Il n’y a que Rousseau et Goethe qui aient su peindre la passion réfléchissante, la passion qui se juge elle-même, et se connaît sans pouvoir se dompter. […] Ce n’est pas Goethe qui l’a créé, c’est lui qui l’a su peindre. […] L’étonnement que causerait l’idée de la mort à qui l’apprendrait pour la première fois, est peint avec une touchante énergie dans un chant de la Messiade.

153. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Madame Vien » p. 173

Elle a son aile pendante, elle est accroupie ; ses petits sont sous elle, à l’exception de quelques-uns qui s’échappent ou vont s’échapper ; elle est peinte d’une grande vigueur et vérité de couleur ; ses petits très-moelleusement ; c’est leur duvet, leur innocence, leur étourderie poussinière ; tout est bien, jusqu’aux brins de paille dispersés autour de la poule. […] J’ai dit que ce coq était sans mouvement et sans vie ; et je viens d’apprendre qu’elle l’a peint d’après un coq empaillé.

154. (1902) Le culte des idoles pp. 9-94

Pour lui, La Fontaine a peint la cour de Louis XIV. […] Flaubert, Balzac, les tragiques anglais, Théophile Gautier surtout, lui fournissent ses couleurs ; il peignait lourdement, grossièrement. […] En effet, chez les écrivains dont la sensibilité n’est pas encore émoussée, quelques expressions, quelques phrases rapides suffisent à peindre les objets. On le voit chez les auteurs qui précèdent le romantisme : ils peignent rarement le monde extérieur, si ce n’est de quelques traits forts et prestement expressifs. […] Les Hollandais ont peint des buveurs ivres, de grasses commères sans coquetterie ; Cervantès nous a montré des brigands et des catins, Callot a dessiné des gueux, et il est certain que tous ont pris plaisir à nous présenter leurs personnages.

155. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) «  Mémoires et correspondance de Mme d’Épinay .  » pp. 187-207

Diderot est plus juste, et il nous peint à ravir Mme d’Épinay à cet âge de la seconde jeunesse, un jour qu’il était à La Chevrette, pendant qu’elle et lui faisaient faire leur portrait : On peint Mme d’Épinay en regard avec moi, écrit Diderot à Mlle Volland ; elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l’un sur l’autre, la tête un peu tournée, comme si elle regardait de côté ; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban qui lui ceint le front. […] J’ai voulu la peindre tout d’abord avec la plume de ces hommes éminents dont le nom se rattache au sien ; il est bon de connaître un peu les gens de vue avant d’écouter leur histoire et leur roman. […] Diderot, qui peint à la Rubens, a dit d’elle : « C’est une Flamande, et il y paraît à la peau et aux couleurs. […] Car n’oublions pas qu’au beau milieu de ces Mémoires, et à travers toutes les diversités galantes et amoureuses qui les remplissent et dans lesquelles la personne principale s’est peinte à nous plus qu’en buste, la préoccupation, j’allais dire la chimère d’une éducation morale systématique, y tient une grande place, et, dans l’entre-deux de ses tendres faiblesses, Émilie ne cesse d’y faire concurrence à l’auteur d’Émile. […] Nous la trouvons peinte durant les quatorze dernières années de sa vie, elle et toute sa société, dans sa correspondance avec l’abbé Galiani ; cela vaudrait la peine d’un examen à part.

156. (1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre IV. L’écrivain (suite) »

Cet état permanent des choses s’est peint dans les lettres d’une façon permanente. […] Vergier conte qu’il raisonne à l’infini, « qu’il parle de paix, de guerre, qu’il change en cent façons l’ordre de l’univers, que sans douter il propose mille doutes. » Voilà que ce bonhomme se trouve un spéculatif, et aussi un observateur. « Il ne faut pas juger les gens sur l’apparence. » Il a l’air distrait, et voit tout, peint tout, jusqu’aux sentiments les plus secrets et les plus particuliers. […] Le même conteur gambade parmi les drôleries irrévérencieuses, et peint en vers magnifiques la majesté des dieux dont le regard perce en un éclair tous les abîmes du coeur. […] J’aime mieux copier une page de son Platon, une page que certes il a bien souvent lue, et qui le peint comme il voudrait l’être.

157. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre II. Définition. — Énumération. — Description »

Souvent cette analyse sera le développement même que vous cherchez : et par le seul fait que vous aurez substitué le concret, le phénomène ou l’individu, à l’abstrait, à la loi ou au genre, vous aurez touché votre but, vous aurez peint, prouvé, ému. […] Pour peindre la grandeur de la victoire de Navarin, V.  […] Quand la description est faite ingénument, sincèrement, ce n’est pas son moindre intérêt que de peindre celui qui décrit, avec ce qu’il décrit. […] Entendons-nous : il faut l’avoir vue, mais il n’est pas toujours bon de l’avoir sous les yeux, au moment d’écrire : la volonté de la peindre vous gênerait, vous verriez tout, rien ne se détacherait.

158. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface des « Burgraves » (1843) »

Il se dit d’un autre côté que, s’il était nécessaire qu’on vît la servitude se traîner sous les pieds des burgraves, il était nécessaire aussi qu’on vît la souveraineté éclater au-dessus d’eux ; il se dit qu’il fallait qu’au milieu de ces princes bandits un empereur apparût ; que dans une œuvre de ce genre, si le poète avait le droit, pour peindre l’époque, d’emprunter à l’histoire ce qu’elle enseigne, il avait également le droit d’employer, pour faire mouvoir ses personnages, ce que la légende autorise ; qu’il serait beau peut-être de réveiller pour un moment et de faire sortir des profondeurs mystérieuses où il est enseveli le glorieux messie militaire que l’Allemagne attend encore, le dormeur impérial de Kaiserslautern, et de jeter, terrible et foudroyant, au milieu des géants du Rhin, le Jupiter du douzième siècle, Frédéric Barberousse. […] Comme dans toute œuvre, si sombre qu’elle soit, il faut un rayon de lumière, c’est-à-dire un rayon d’amour, il pensa encore que ce n’était point assez de crayonner le contraste des pères et des enfants, la lutte des burgraves et de l’empereur, la rencontre de la fatalité et de la Providence ; qu’il fallait peindre aussi et surtout deux cœurs qui s’aiment ; et qu’un couple chaste et dévoué, pur et touchant, placé au centre de l’œuvre, et rayonnant à travers le drame entier, devrait être l’âme de toute cette action. […] Ainsi l’histoire, la légende, le conte, la réalité, la nature, la famille, l’amour, des mœurs naïves, des physionomies sauvages, les princes, les soldats, les aventuriers, les rois, des patriarches comme dans la Bible, des chasseurs d’hommes comme dans Homère, des titans comme dans Eschyle, tout s’offrait à la fois à l’imagination éblouie de l’auteur dans ce vaste tableau à peindre, et il se sentait irrésistiblement entraîné vers l’œuvre qu’il rêvait, troublé seulement d’être si peu de chose, et regrettant que ce grand sujet ne rencontrât pas un grand poëte. […] Ici, ce que l’auteur voulait placer et peindre, au point culminant de son œuvre, entre Barberousse et Guanhumara, entre la Providence et la fatalité, c’était l’âme du vieux burgrave centenaire Job le Maudit, cette âme qui, arrivée au bord de la tombe, ne mêle plus à sa mélancolie incurable qu’un triple sentiment : la maison, l’Allemagne, la famille.

159. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Achille du Clésieux »

Ce n’est pas plus un technicien de rhythme qu’un descriptif, qui croit que calquer la nature sans y ajouter rien de l’âme humaine, c’est la peindre… Ce n’est point, enfin, un de ces objectifs, comme ce coucou de Gœthe en a pondu dans le nid de la France, depuis le Victor Hugo des Orientales jusqu’au Théophile Gautier d’Émaux et Camées et à Leconte de Lisle. […] Si le génie de l’expression rayonne davantage dans Lamartine, si le pathétique de la passion et des larmes est incomparable dans son poème sublime où la nature muette, après les cris qu’y pousse la nature vivante, est peinte avec plus de relief et plus de grandeur que dans Virgile, — et par la raison que la nature vivante s’empreint sur cette nature muette pour la spiritualiser et la transfigurer, — la supériorité morale appartient pourtant à du Clésieux, et la supériorité morale n’est pas une chose indifférente ou vaine en littérature. […] Les arts plastiques, qui sont la tyrannie de l’imagination et de la curiosité moderne, et qui ont pris parmi nous un développement qui tient de la rage, les arts plastiques ont profondément modifié la notion du style en le surchargeant d’ornementations et d’images, en le poussant aux reliefs et à la couleur, qui est un relief de plus… On voudrait écrire en rondes-bosses peintes, pour mieux entrer dans l’imagination. […] Du Clésieux est un poète à la voix pleine, harmonieuse, étendue, mais qui chante dans un medium dont il ne sort jamais par ces éclats si magnifiques dans Lamartine, qui, en sa qualité de génie poétique absolu, ayant tous les dons, a aussi le don de peindre avec des puissances, des délicatesses et des chastetés de pinceau véritablement raphaélesques, et quoique le musicien soit bien au-dessus du peintre dans son génie.

160. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Arsène Houssaye » pp. 271-286

Arsène Houssaye s’entend à merveille à peindre ces corruptions qui ne sont pas encore des pourritures. […] Quoique peintes pour une fresque, elles sont détaillées comme des médaillons. […] Il a fait ses études dans le xviiie  siècle, et on le voit bien quand il peint celui-ci. […] Dans ma préoccupation des deux figures peintes dans La Messaline blonde, je n’ai pas eu le temps de dire ce que je pense de tout ce qui leur fait fond et cadre, et de l’action rapide et changeante à travers laquelle elles sont emportées.

161. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Francis Wey »

Eh bien, Wey nous présente aujourd’hui le même phénomène dans un autre type de jeune fille, bien autrement exquis et bien autrement difficile à peindre ; car à la difficulté de peindre la jeune fille s’ajoute la difficulté de peindre la jeune religieuse ! […] Jetée dans le grand moule de ces madones qu’a peintes Raphaël, rien de plus agité cependant que cette puissante jeune fille, troublée par son propre cœur au moment même où elle apporte la paix et la force dans l’amour au cœur défaillant de Christian.

162. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « L’exposition Bodinier »

Les têtes que la photographie a multipliées aux devantures des papeteries, vous les retrouverez là, peintes ou crayonnées. […] Par un phénomène inexplicable et pourtant bien réel, s’il est vrai que les diverses figures peintes d’un même comédien ne se ressemblent jamais entre elles, il est également vrai que les portraits des comédiens d’une même époque se ressemblent tous, tous  comme des frères. […] Même quand l’artiste qui pourtraicturait les comédiens a prétendu peindre ou crayonner leur tête à eux, leur tête d’homme et de chrétien, il a eu beau faire, il s’est souvenu de tel ou tel de leurs masques publics, et c’est cela qu’il a reproduit, peut-être à son insu.

163. (1761) Salon de 1761 « Récapitulation » pp. 165-170

On ne peint plus en Flandres. On ne peint guère en Italie. […] Teniere peint des mœurs plus vraies peut-être.

164. (1910) Rousseau contre Molière

Mon grand-père était vitrier et petit marchand de papiers peints. […] Il le faut pour qu’à les peindre, Molière assouvisse sa haine contre lui. […] Aussi remarquez : quand Molière peint un vice, pour rester dans le ton de la comédie, il le peint odieux, horrible, mais il le peint aussi ridicule (Tartuffe). […] La comédie peint les mœurs des hommes pour les corriger. […] Le poète comique n’a pas autre chose à faire qu’à peindre vrai, qu’à peindre telles qu’elles sont les choses qui sont d’une vérité générale.

165. (1887) Études littéraires : dix-neuvième siècle

Il peint à grands traits, n’explique pas, ne cherche pas à expliquer. […] Un barbare comme Tertullien ou Prudence, avec ses âpretés et ses rudesses, les peint mieux. […] Il est, d’ordinaire, si inhabile à les peindre qu’il semble incapable de les concevoir. […] Mais prenons garde à l’autre excès, qui est non plus de trop sentir pour bien rendre, mais de ne pas sentir du tout, et pourtant de vouloir peindre. […] Hugo n’avait qu’à se laisser aller à sa prodigieuse faculté de voir, de composer, de peindre et de rythmer pour être ce qu’il est, un artiste supérieur.

166. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 400-402

C’est à des Observateurs de cette trempe qu’il appartient de peindre les mœurs. […] On a souvent essayé de transporter dans les Ouvrages de Morale ou de Philosophie, sa maniere de peindre & de s’exprimer.

167. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 180-182

Ses Pieces de Théatre annoncent l’Observateur, le Critique, le Peintre habile du ridicule ; son talent principal est de saisir la Nature, de la développer avec adresse, & de la peindre avec une piquante précision. […] L’Ecrivain promene sans fatigue son Lecteur, au milieu d’une infinité de tableaux qui peignent d’après nature tout ce que la Scene du monde, depuis la Cour jusqu’aux plus basses conditions, peut offrir d’instructif & de varié.

168. (1761) Salon de 1761 « Peinture —  Dumont le Romain  » pp. 115-116

Il est peint avec hardiesse et force. […] Le contraste de ces figures antiques et modernes ferait croire que le tableau est un composé de deux pièces rapportées, l’une d’aujourd’hui et l’autre qui fut peinte il y a quelque mille ans ; et l’abbé Galliani vous séparerait cela avec des ciseaux qui [laisseraient] d’un côté tout le plat et tout le ridicule, et de l’autre tout l’antique qui serait supportable et que chacun interpréterait à sa fantaisie.

169. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — II. (Fin.) » pp. 364-380

Est-ce le monde de Mme de Tencin, est-ce celui de Mme de Lambert que Marivaux a voulu peindre dans ce dîner de Mme Dorsin ? […] Comme dans la comédie de Marivaux, L’Heureux Stratagème, Marianne est tentée par moments d’user de représailles, d’aimer ou de faire semblant de se faire aimer par d’autres : « D’autres que lui m’aimeront, il le verra, et ils lui apprendront à estimer mon cœur… Un volage est un homme qui croit vous laisser comme solitaire ; se voit-il ensuite remplacé par d’autres, ce n’est plus là son compte, il ne l’entendait pas ainsi. » C’est assez montrer comment Marivaux, même quand il échappe au convenu du roman, au type de fidélité chevaleresque et pastorale, et quand il peint l’homme d’après le nu (éloge que lui donne Collé), nous le rend encore par un procédé artificiel et laisse trop voir son réseau de dissection au-dehors. […] Aussi n’y a-t-il rien de plus amusant, de plus aimable, de plus agréablement vif et étourdi que leur tendresse… À peindre l’Amour comme les cœurs constants le traitent, on en ferait un homme. À le peindre suivant l’idée qu’en donnent les cœurs volages, on en ferait un enfant ; et voilà justement comme on l’a compris de tout temps. […] Ce prélat parla, ce me semble, assez bien de Marivaux ; il le loua d’abord, non pas tant pour ses écrits que pour son caractère : « Ce n’est point tant à eux, dit-il, que vous devez notre choix, qu’à l’estime que nous avons faite de vos mœurs, de votre bon cœur, de la douceur de votre société, et, si j’ose le dire, de l’amabilité de votre caractère. » En venant aux ouvrages, il s’exprime plutôt comme par ouï-dire, afin de n’avoir point, lui homme d’Église, à se prononcer directement en ces matières légères de roman et de théâtre : « Ceux qui ont lu vos ouvrages racontent que vous avez peint sous diverses images, etc.

170. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Bossuet. Lettres sur Bossuet à un homme d’État, par M. Poujoulat, 1854. — Portrait de Bossuet, par M. de Lamartine, dans Le Civilisateur, 1854. — I. » pp. 180-197

Et quand il nous peint Jésus voulant se revêtir d’une chair semblable à la nôtre, et qu’il en expose les motifs d’après l’Écriture, avec quel relief et quelle saillie il le fait ! […] Après avoir, dans la première partie de ce discours, déroulé et comme épuisé toutes les tendresses et les compassions de Jésus-Christ fait à l’image de l’homme, après s’être écrié : « Il nous a plaints, ce bon frère, comme ses compagnons de fortune, comme ayant eu à passer par les mêmes misères que nous », il nous le peint, dans sa seconde partie, se retournant et se courrouçant à la fin contre les endurcissements qu’il éprouve dans l’homme : Mais comme il n’y a point de fontaine dont la course soit si tranquille, à laquelle on ne fasse prendre par la résistance la rapidité d’un torrent : de même le Sauveur, irrité par tous ces obstacles que les Juifs aveugles opposent à sa bonté, semble déposer en un moment toute cette humeur pacifique. […] Il suffit de considérer le portrait de Bossuet, peint dans sa vieillesse par le célèbre Rigaud, pour se faire une idée de ce qu’il avait dû être dans sa jeunesse. […] Et sans refuser la louange que méritent certains traits ingénieux et fins de ce portrait, je me permettrai de demander plus sérieusement : Est-il convenable, est-il bienséant de peindre ainsi Bossuet enfant, de caresser ainsi du pinceau, comme on ferait d’une danseuse grecque ou d’un bel enfant de l’aristocratie anglaise, celui qui ne cessa de grandir à l’ombre du temple, cet adolescent sérieux qui promettait le grand homme simple, tout esprit et toute parole ? […] Je puis dire que, dans sa mâle et virile pudeur, il aurait rougi, même enfant, de cette manière d’être regardé pour être peint.

171. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Vicq d’Azyr. — I. » pp. 279-295

Doué des dons naturels de la personne, de la physionomie et de la figure, de la séduction de l’organe et de l’agrément de la parole, il brilla au premier rang comme professeur et comme orateur académique ; à ce dernier titre, il a sa place encore aujourd’hui parmi ceux qui, tout en les louant, ont su peindre les hommes. […] C’est ici qu’il convient de le peindre dans sa jeunesse, car c’est un portrait de jeunesse qui sied surtout à Vicq d’Azyr. […] Sa mémoire est riche en images que son imagination embellit ; son discours est plein d’enthousiasme ; il ne récite pas, mais il peint. […] Un des premiers grands éloges qu’il eut à prononcer fut celui de Haller, lu le 20 octobre 1778 ; il y peint assez bien le savant robuste et athlétique ; le Buffon suisse, cette espèce d’Hercule de la science physiologique, opiniâtre, actif, ambitieux, universel. […] Que ceux qui connaissent les charmes de l’amitié se peignent le réveil de Gessner, sa surprise et leurs embrassements ; que l’on se représente enfin, au milieu d’un désert, cette scène touchante et si digne d’avoir des admirateurs.

172. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Gustave Droz » pp. 189-211

Il faut des Martynn pour peindre cela. […] Mais les chrétiens aiment leurs enfants d’une autre manière ; mais je dis que ce n’est là encore que la moitié de l’amour paternel, — cette moitié que les écrivains de ce temps-ci, matérialiste jusqu’à l’axe, ont peint avec le plus de talent et d’intensité : Balzac dans Le Père Goriot, par exemple, et Victor Hugo dans Le Roi s’amuse et dans Notre-Dame de Paris ! […] On n’aurait peut-être pas cru que ce regard d’observateur, qui n’allait qu’aux détails de la vie intime d’entre le lit et le berceau, s’allongerait sur les choses de la vie sociale, et qu’au lieu de sentiments délicats à exprimer de deux à trois cœurs, comme d’un fruit les gouttes d’une essence exquise, il s’occuperait un jour à démêler et à peindre des passions et des caractères. […] Mais la femme aussi de ce même roman, qui peint les mœurs modernes au vif, a l’originalité, non moindre, de n’être pas une adultère. […] Il ne peint pas l’objet pour l’objet, comme Flaubert, et ne se contente pas de cela.

173. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Hippolyte Babou »

Babou est né entre Toulouse et les Pyrénées, dans ce pays où la domination romaine a laissé des traces aussi profondément enfoncées que les casques, les épées et les grands ossements — grandia ossa — qu’on y retrouve dans le sol, et ce sont ces vestiges d’une influence païenne, qui ont résisté à quatorze siècles de christianisme, que l’auteur des Païens innocents a voulu peindre. […] De fait et dans les contrées que Babou nous a peintes, ce paganisme est-il aussi réel, aussi visible qu’il nous l’a montré en ses nouvelles ? […] Homme d’observation sur place ou sur souvenir, — c’est du moins ainsi qu’il s’est donné et qu’on l’accepte, — l’auteur des Païens innocents n’a point cette force d’invention qu’eut Balzac dans ses nouvelles les plus courtes, mais il est vrai de dire qu’il s’applique à peindre des milieux beaucoup plus que des caractères. […] Seulement, peindre ainsi, c’est presque inventer. […] » que Babou oppose une sœur, mademoiselle Bénigne, vieille chrétienne charmante, comme l’autre est païen, qui dit, quand il fait grand vent : « Les saints soufflent » ; qui, pour peindre le caractère joyeusement tonitruant de son frère, dit encore : « Dieu est bon, quoiqu’il tonne ! 

174. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Chardin » pp. 128-129

Qu’ils aillent revoir ces ouvrages lorsque le temps les aura peints. […] Chardin et Vernet voient leurs ouvrages à douze ans du moment où ils peignent, et ceux qui les jugent ont aussi peu de raison que ces jeunes artistes qui s’en vont copier servilement à Rome des tableaux faits il y a cent cinquante ans ; ne soupçonnant pas l’altération que le temps a faite à la couleur, ils ne soupçonnent pas davantage qu’ils ne verraient pas les morceaux des Carraches tels qu’ils les ont sous les yeux, s’ils avaient été sur le chevalet des Carraches tels qu’ils les voient.

175. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Bellengé » p. 204

Il m’a semblé qu’il y avait du goût, même de la poésie, dans cette composition ; du luxe, de la couleur, qu’une urne dont je n’ai pas parlé et qui est parmi les fruits, et que le vase étaient bien peints ; le vase de belle forme et de belle proportion, le ramage de verdure jetté avec élégance, et les fleurs et les fruits bien disposés pour l’effet. […] Il y a du même artiste sur un buffet de marbre à droite un vase de bronze beau, élégant et bien peint ; autour de ce case, de gros raisins noirs et blancs, et d’autres fruits ; le sep auquel ces raisins sont encore attachés descend du haut d’un vase de terre cuite à large panse ; il y a autour de ce second vase des pêches et des fruits.

176. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La femme au XVIIIe siècle, par MM. Edmond et Jules de Goncourt. » pp. 2-30

A la suite des Œuvres complètes de chacun de ces auteurs célèbres, il devrait y avoir un album, un recueil d’estampes représentant quelques-uns des types de ces femmes-là, à la fois celles que l’auteur a peintes dans ses livres et celles qui se sont après coup modelées sur lui, autant de prêtresses ou de dévotes vouées chacune à leur saint ou à leur dieu. […] Et comment se mêler de peindre la femme, si l’on ne s’entend un peu aux paniers, aux rubans et aux mouches ? […] On détacherait pourtant de fort agréables pages, et qui sont bien dans le goût et le ragoût de ce qu’ils avaient à peindre. […] On voit poindre une beauté toute différente des beautés du Palais-Royal dans cette petite femme peinte en buste par la Rosalba et exposée au Louvre. […] » A défaut de portraits gravés ou peints, on a un portrait d’elle à cette date de jeunesse encore, — de seconde jeunesse, — par Mme du Deffand : « Mme la duchesse de Boufflers est belle sans avoir l’air de s’en douter ; sa physionomie est vive et piquante, son regard exprime tous les mouvements de son âme ; il n’est pas besoin qu’elle dise ce qu’elle pense, on le devine aisément, pour peu qu’on l’observe.

177. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre douzième. »

Il peignait à loisir et d’une main tranquille, sûr de retrouver le lendemain le modèle de la veille, ni pressé par le temps, ni troublé, comme la Rochefoucauld, par des souvenirs qui avaient pu être des blessures. […] Pour ne pas nous fatiguer, il varie sa manière, et il peint plus qu’il ne raisonne, sachant bien qu’il sera plus longtemps maître de l’imagination de son lecteur que de sa raison. […] Il n’en veut pas à ses originaux, même à ceux de la pire espèce, et, comme Tacite, à qui ne déplaisaient pas les sujets sombres où il excelle, il ne hait pas ce qu’il peint avec tant de bonheur. […] Ce que La Bruyère a peint en perfection, nous l’avons quelquefois esquissé. […] Comment peindre des portraits, sans être varié ?

178. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Hégésippe Moreau. (Le Myosotis, nouvelle édition, 1 vol., Masgana.) — Pierre Dupont. (Chants et poésies, 1 vol., Garnier frères.) » pp. 51-75

n’est plus actuellement en nous, subsiste en elle et vit comme un ange de Fra Bartolomeo peint sur l’autel dans l’oratoire. […] Moreau ressentait vivement les tortures secrètes de cette pauvreté que La Bruyère a si bien peinte, et qui rend l’homme honteux, de peur d’être ridicule. […] Mme Sand raconte, décrit et peint ; elle fait le drame. […] Pierre Dupont est d’une meilleure nature, d’une nature plus conforme à celle même du poète et de l’homme, tel qu’il s’est peint à nous dans ses premiers vers. […] Pierre Dupont me le peignent comme un esprit doux, poétique, aimant naturellement le bien, aimant sincèrement la nature, les champs.

179. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre X. Première partie. Théorie de la parole » pp. 268-299

Le poète transmet l’impression sans peindre l’objet par des effets puisés dans les moyens techniques de l’art. […] Ceux qui se croient poètes, et qui ne le sont pas, au lieu de transmettre l’impression reçue, ont imaginé de peindre imparfaitement l’objet lui-même. […] Milton peignit l’homme dans son état d’innocence, puis déchu de cet état primitif par le mauvais usage de sa liberté. Homère peignit l’homme luttant avec ses seules forces contre les limites de la liberté, assignées par l’état de déchéance. […] Le Tasse avait à peindre le berceau de la société chrétienne.

180. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVIII. Des obstacles qui avaient retardé l’éloquence parmi nous ; de sa renaissance, de sa marche et de ses progrès. »

L’harmonie n’était point encore née ; l’harmonie, qui est la musique du langage, qui, par le mélange heureux des nombres et des sons, exprime le caractère du sentiment et de la pensée, et sait peindre à l’oreille comme les couleurs peignent aux yeux ; l’harmonie qui établit une espèce de balancement et d’équilibre entre les différentes parties du discours, qui les lie ou les enchaîne, les suspend ou les précipite, et flatte continuellement l’oreille, qu’elle entraîne comme un fleuve qui coule sans s’arrêter jamais. […] si Philippe était mort, demain vous feriez un autre Philippe. » C’est dans la chambre des communes, c’est devant cinq cents hommes assemblés qu’un orateur anglais, dans une séance qui avait duré un jour entier, et où l’on proposait de remettre une affaire importante au lendemain, s’écria : « Non ; je veux savoir aujourd’hui, et avant de me retirer, si je me coucherai ce soir citoyen libre d’Angleterre, ou esclave des tyrans qui veulent m’opprimer. » C’est dans la même chambre qu’un orateur voulant décider la nation à la guerre, après une journée entière de débats, le soir, à la lueur sombre des flambeaux qui éclairaient la salle, peignit le fantôme effrayant d’une domination étrangère, qui voulait, disait-il, remplir l’Europe, et après s’être étendu dans le continent, allait traverser les mers, allait aborder sur leur rivage, et apparaître tout à coup au milieu d’eux, traînant après lui la tyrannie, la servitude et les chaînes. […] La pensée du sauvage est simple comme ses mœurs, et son expression simple est pure comme sa pensée : il n’y entre point d’alliage ; mais le peuple déjà corrompu par les vices nécessaires de la société, et qui faisant des efforts pour s’instruire et secouer la barbarie, n’a pas encore eu le temps de parvenir à ce point qu’on nomme le goût, où le peuple qui, par une pente non moins nécessaire, après l’avoir trouvé, s’en éloigne, ne veut pas seulement peindre ses sentiments et ses idées, veut encore étonner et surprendre : il joint toujours quelque chose d’étranger à la chose même. […] Ce n’est pas assez pour elle de sentir et de peindre, il faut qu’elle compare et combine une grande multitude d’idées ; il faut qu’elle leur assigne à toutes l’ordre et le mouvement ; il faut qu’elle en fasse un tout raisonné et sensible ; il faut qu’elle ait parcouru les arts, les lois, les sciences et les mœurs ; qu’enrichie de connaissances, elle les domine et semble planer au-dessus d’elles ; qu’en les jetant, elle n’en paraisse ni prodigue, ni avare ; que tantôt elle les indique et tantôt elle les déploie ; que souvent elle fasse succéder des vérités en foule, que souvent elle s’arrête et se repose sur une vérité. […] Elle apprend à l’imagination l’art d’appliquer la couleur à la pensée ; à l’esprit, l’art de donner du ressort aux idées en les resserrant ; à l’oreille, le secret de peindre par l’harmonie, et de joindre la musique à la parole.

181. (1902) La formation du style par l’assimilation des auteurs

Aurez-vous appris à peindre ? […] Ce dernier trait peint tout. […] Et on croyait avoir peint un tableau. […] Ces écrivains croyaient peindre fortement. […] Comment ferai-je, si j’ai besoin de peindre ce phénomène ?

182. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre IX. De l’esprit général de la littérature chez les modernes » pp. 215-227

De là vient que les poètes de l’antiquité n’ont le plus souvent peint dans l’amour que les sensations. […] Sans doute il faut frapper l’attention par le tableau présent et détaillé de l’objet pour lequel on veut émouvoir ; mais l’appel à la pitié n’est irrésistible que quand la mélancolie sait aussi bien généraliser que l’imagination a su peindre. […] Un certain degré d’émotion peut animer le talent ; mais la peine longue et pesante étouffe le génie de l’expression ; et quand la souffrance est devenue l’état habituel de l’âme, l’imagination perd jusqu’au besoin de peindre ce qu’elle éprouve.

183. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Topffer »

S’il peint à la manière flamande ses premiers plans, choisis avec le discernement et le sentiment d’un Ruysdaël, d’un Potter ou d’un Wouvermans, il n’en lève pas moins parfois les regards vers les cimes ; et par échappées, sur les têtes de ses personnages, un trait plus hardi, plus fier, plus grandement rêveur, nous rappelle la magnifique et immense Nature qui surplombe tous les petits cadres où Topffer s’enferme, des pies nuageux ou irisés de ses sommets. […] Topffer est un faiseur de silhouettes rapides, au tournant desquelles il allume une goutte de lumière ; mais il les peint sans s’arrêter, sans s’asseoir, en marchant, à peu près… Tout est dans cette goutte de lumière. […] Il éclaire l’homme par la Nature, la Nature par l’homme, et on ne sait qui des deux est le mieux éclairé, le plus vivant, le mieux peint !

184. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Comte de Gramont »

Alors il passe dans la manière du poète un phénomène d’expression colorée, brûlante et sensuelle, que les vers qui suivent traduisent et peignent : Ne me demandez pas si sa prunelle est peinte Ou du céleste azur ou du bleu de la nuit ; Quelle nuance d’or, de jaspe ou d’hyacinthe A ses tempes se joue, en sa tresse reluit ; D’albâtre ou d’incarnat si sa joue est empreinte ; Si c’est grâce chez elle ou beauté qui séduit ; Ne me demandez pas quel espoir, quelle crainte, Se mêlant à mes feux, me guide ou me poursuit ! […] Le poète, amoureux pendant si longtemps de la couleur, de la ligne et des mille nuances de la lumière, qui voulait peindre, comme Titien, la chair d’opale de sa maîtresse et ses … cheveux dont l’or blême frisonne Et se poudre d’argent sous les rais du soleil… cesse tout à coup, dans le dernier livre de ses sonnets de jouer cette gageure enragée qu’exprimait Shakespeare quand il parlait de dorer l’or et de blanchir les lys, et le voilà qui n’a plus souci que de la seule qualité d’expression que Dieu ait permise aux poètes !

185. (1863) Le réalisme épique dans le roman pp. 840-860

L’un et l’autre, ils peignaient l’humanité, la grande humanité, et non pas une époque enfantine regrettée par les romantiques comme une sorte de paradis perdu. […] Il est impossible de peindre avec plus de précision, avec une réalité plus poignante, plus brutale, l’avilissement de cette malheureuse femme, que semblent excuser pourtant les circonstances de sa vie. […] Flaubert a peint en quelques traits heureux le voltairianisme épais de son pharmacien de village, la niaiserie béate du curé, l’imbécillité bavarde des personnages secondaires, quand il a décrit tous les aspects de la bêtise humaine dans un canton de la Basse-Normandie, non content de cette vive esquisse, il reprend son texte et revient à la charge ; on dirait que les trivialités l’attirent. […] Il veut peindre la réalité telle qu’elle est, donner à chaque chose son relief, et il ne s’aperçoit pas que cette attention accordée à tous les objets indifféremment, détruisant l’effet de l’ensemble, détruit aussi le détail. […] Ainsi, dans sa hideuse et inutile description de la lèpre qui ronge le suffète Hannon, quand du pinceau le plus espagnol il a peint les ulcères du patient, il ne trouve pour terminer ces pages dégoûtantes d’autre trait que celui-ci : « La maladie s’était considérablement augmentée ».

186. (1809) Quelques réflexions sur la tragédie de Wallstein et sur le théâtre allemand

Ce trait, exprimé dans le dialogue le plus simple, et sans aucune pompe tragique, peint, selon moi, mieux que tous les efforts du poëte n’auraient pu le faire, la pusillanimité, la défiance et l’abjection du tyran demi-vaincu. […] Les Français, même dans celles de leurs tragédies qui sont fondées sur la tradition ou sur l’histoire, ne peignent qu’un fait ou une passion. Les Allemands, dans les leurs, peignent une vie entière et un caractère entier. […] Ils repoussent des caractères tout ce qui ne sert pas à faire ressortir la passion qu’ils veulent peindre : ils suppriment de la vie antérieure de leurs héros tout ce qui ne s’enchaîne pas nécessairement au fait qu’ils ont choisi. […] Mais je me suis proposé, à l’exemple de Schiller, de peindre Wallstein à peu près tel qu’il était, ambitieux à la vérité, mais en même temps superstitieux, inquiet, incertain, jaloux des succès des étrangers dans sa patrie, lors même que leurs succès favorisaient ses propres entreprises, et marchant souvent contre son but, en se laissant entraîner par son caractère.

187. (1824) Préface d’Adolphe

J’ai voulu peindre le mal que font éprouver même aux cœurs arides les souffrances qu’ils causent, et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou plus corrompus qu’ils ne le sont. […] Il est vrai qu’à travers les regrets qu’ils montraient de toutes les douleurs qu’ils avaient causées, perçait je ne sais quelle satisfaction de fatuité ; ils aimaient à se peindre comme ayant, de même qu’Adolphe, été poursuivis par les opiniâtres affections qu’ils avaient inspirées, et victimes de l’amour immense qu’on avait conçu pour eux.

188. (1761) Salon de 1761 « Peinture —  Amédée Van Loo  » pp. 139-140

Et puis voyez comme cela est peint. […] Voyez le tableau d’Esther et d’Assuerus peint par le Poussin, et le même morceau gravé par Poilly.

189. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Réponse à une lettre de M. Grimm » pp. 205-206

Martial les a peints dans ces curieux de son temps qui flairaient la pureté du cuivre de Corinthe. […] Sa mine est bien torchée (passez-moi ce mot, il est de l’art), largement peinte et d’un faire très-ragoûtant.

190. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Restout le fils » pp. 284-285

Le corps, la gorge et les épaules de la courtisane sont de chair et peints dans la pâte à pleines couleurs. […] Pour votre st Bruno , c’est un très-joli morceau, bien dessiné, bien posé, tout à fait intéressant d’expression, largement drapé, peint avec vigueur et liberté, bien éclairé, bien colorié ; on le prendrait pour un petit Chardin, quand celui-ci fesait des figures.

191. (1861) La Fontaine et ses fables « Deuxième partie — Chapitre II. Les bêtes »

C’est par des qualités humaines qu’elle peint les animaux. C’est ainsi que La Fontaine les a peints. […] »128 Qui a mieux peint ce nid d’oisillons gloutons, affamés par le besoin de croître, avec leur bec jaune toujours ouvert, becquetant machinalement tout ce qu’on leur présente, même le doigt, même un bâton ? « La bégayante couvée » piotte incessamment, et leurs cris, leurs mouvements perpétuels et aveugles montrent que leur pensée n’est encore qu’une dépendance de leur estomac. — N’est-ce pas assez, pour peindre la fourmi, de lui donner un rôle de ménagère ? […] Ce sera « le petit lapin. » Si, comme Florian, le poëte veut peindre l’amitié, il cherchera ailleurs ses modèles.

192. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre dixième. »

Quoique l’invention de cette fable soit un peu bizarre, quoique la tortue y soit peinte dans un costume bien étranger à ses habitudes, on peut ranger cet Apologue parmi les bons. […] Les meilleures fables sont celles où les animaux sont peints dans leur naturel, avec les goûts et les habitudes qui naissent de leur organisation. […] Pourquoi M. le duc de la Rochefoucault ne nous peint-il jamais que le premier ? […] Les défauts des sujets ont servi à peindre leur roi, d’une manière dont on n’a point approché depuis La Fontaine.

193. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre IV. Suite du parallèle de la Bible et d’Homère. — Exemples. »

Homère a mille façons sublimes de peindre une mort violente ; mais l’Écriture les a toutes surpassées par ce seul mot : « Le premier-né de la mort dévorera sa beauté. » Le premier-né de la mort, pour dire la mort la plus affreuse, est une de ces figures qu’on ne trouve que dans la Bible. […] Si le chantre d’Ilion peint un jeune homme abattu par la lance de Ménélas, il le compare à un jeune olivier couvert de fleurs, planté dans un verger loin des feux du soleil, parmi la rosée et les zéphyrs ; tout à coup un vent impétueux le renverse sur le sol natal, et il tombe au bord des eaux nourricières qui portaient la sève à ses racines. […] Si celui-ci veut peindre la vieillesse, il dit : Τοῖσι δὲ Νέστωρ, etc. […] « Isaac fit entrer Rébecca dans la tente de Sara, sa mère, et il la prit pour épouse ; et il eut tant de joie en elle, que la douleur qu’il avait ressentie de la mort de sa mère fut tempérée121. » Nous terminerons ce parallèle et notre poétique chrétienne par un essai qui fera comprendre dans un instant la différence qui existe entre le style de la Bible et celui d’Homère ; nous prendrons un morceau de la première pour la peindre des couleurs du second.

194. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Théodore de Banville »

Œil épanoui, Je peins, ébloui Ou triste, Le ciel radieux, Et, mélodieux Artiste, Près du fleuve grec Murmurant avec Les cygnes Fiers de leur candeur, Je dis la splendeur Des lignes. […] , les meubles rocaille, les tapis et les châles turcs, le cigare, la mythologie païenne prise à la Renaissance, les Callipyges, comme dit le poète, et toutes les Vénus avec leurs noms grecs ; ôtez, enfin, l’univers de papier peint du théâtre de Pierrot, et c’est fini ! […] Sa poésie, quelque nom qu’elle porte : Cariatides, Stalactites, Erato, Sang de la coupe, etc., n’est jamais de la poésie sentie ou pensée ; mais c’est de la poésie peinte ou sonore, et encore plus sonore que peinte.

195. (1716) Réflexions sur la critique pp. 1-296

Les auteurs les plus voisins du temps d’Homere disent-ils qu’il a bien peint les moeurs de son siecle ? […] Généralement parlant, il ne pouvoit travailler que d’après les idées reçûës, il ne pouvoit peindre que ce qu’il voyoit. […] Il a peint ce qu’il voyoit, c’est tout ce qu’il pouvoit faire ; mais ce qu’il a peint est devenu choquant, non pas seulement par caprice et par une révolution d’idées arbitraires, mais par une connoissance réelle de ce qui fait la véritable dignité de l’homme. […] Un historien, par exemple, peint les hommes en particulier, pour les faire connoître tels qu’ils sont. […] Si je peins un lion, sans autre dessein que de le peindre, je puis employer avec succès, tout ce qui le caractérise ; mais, si je ne le peins qu’en le comparant à un héros dans certaines circonstances, je suis obligé alors de n’en dire que ce qui convient à l’action de mon héros, et si je m’emporte au-dela, le vrai, le noble même ne laissera pas d’être une faute, et mon imitation, sans pécher contre la vérité, péchera contre mon dessein, ce qui suffit pour la rendre vicieuse.

196. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Edmond et Jules de Goncourt »

— Des épithètes peintes en bleu, en rouge, en vert, comme les chiens de chasse de la Nouvelle-Calédonie ! […] Madame Bovary offrait déjà quelques tableaux qui semblaient peints un peu pour eux-mêmes et qui pouvaient presque passer pour des digressions ; mais leur lien avec l’action restait toujours visible. […] On semblait vouloir reconnaître dans sa façon de peindre la beauté de son âme. […] On ne saurait étudier leurs descriptions sans parler en même temps de leur style ; car c’est la volonté de peindre plus qu’on n’avait fait encore qui les a conduits souvent à se faire une langue, à inventer pour leur usage une « écriture artiste », comme dit M.  […] Ils n’ont vraiment souci que de peindre : la phrase va comme elle peut.

197. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — H — Houssaye, Arsène (1815-1896) »

Pour peindre ses fraîches vallées du Vermandois, M.  […] Il n’est ni le soldat de Lamartine, ni de Victor Hugo, ni d’Alfred de Musset… Aujourd’hui, il peindra au pastel Ninon ou Cidalise ; demain, d’une chaude couleur vénitienne, il fera le portrait de Violantes, la maîtresse du

198. (1859) Cours familier de littérature. VII « XXXVIIe entretien. La littérature des sens. La peinture. Léopold Robert (2e partie) » pp. 5-80

Telle est évidemment, selon nous, la pensée du tableau : c’est un hymne, c’est un Évohé, c’est un cantique peint en formes et en couleurs sur la toile ! […] La mer qu’il peignit de là, dans ses Pêcheurs, se déroule terne et brumeuse autour de l’îlot. […] Or peindre n’est-ce pas exprimer ? […] Est-ce qu’il y a plus de langage dans un mot écrit que dans un trait peint ? […] Et si vous doutez de son talent, regardez sa vie et regardez sa mort ; il a vécu de ses rêves, il a peint du sang de son cœur, il est mort de son génie.

199. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — III. Le Poëme épique, ou l’Épopée. » pp. 275-353

Il convenoit bien que les dieux & les héros de l’Iliade ne valent pas nos honnêtes gens ; mais il nioit que ce fût la faute du poëte, qui avoit dû peindre les mœurs & suivre les idées du temps. […] Une image contraire eût été un défaut, la poësie n’étant qu’une imitation ; & « si l’on eût donné, ajoute-t-il, au Poussin, le Guesclin & Boucicaut à peindre, il les eût représentés simples & couverts de fer, pendant que Mignard auroit peint les courtisans du dernier siècle avec des fraises ou des collets montés, ou avec des canons, des plumes, de la broderie & des cheveux frisés ». […] Boileau se moque, dans ce dialogue, des bourgeois, & des bourgeoises de la rue saint Honoré, peints sous le nom de Brutus, d’Horatius Coclès, de Lucrèce, de Clélie. […] On donne des couleurs aimables aux actions les plus basses, & les plus noires : on peint en beau l’ingratitude, la supercherie, la fraude, la trahison : on court après les tableaux satyriques, ou les tableaux licentieux. […] Grandisson nous peint deux amans égaux par la naissance, par la fortune & par le mérite ; tous deux charmans, tous deux accomplis, fidèles à tous les devoirs de la religion & de la morale ; & qui, après avoir été le modèle des vrais amans, deviennent celui des heureux époux.

200. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Froissart. — I. » pp. 80-97

Jamais il ne se vit de curiosité plus vive, plus éveillée, plus enjouée, plus universelle ; jamais la vie extérieure avec tous ses accidents ne se peignit dans une imagination plus ouverte, plus avide, plus franchement amusée que la sienne : En ma jeunesse, dit-il en des vers que je traduis le plus légèrement que je peux, j’étois tel que je m’ébattois volontiers, et tel que j’étois, encore le suis-je aujourd’hui. […] Sa nature vive, mobile, toujours à la fenêtre, se peint bien dans la pièce de vers d’où ces détails sont tirés, et où il nous rappelle plus d’une fois La Fontaine (le La Fontaine des commencements et encore contemporain de Voiture). […] Quoi qu’il en soit, il ne devait pas mourir de son mal, et, si sérieux qu’il nous l’ait peint dans ses vers, il était de nature à s’en vite consoler. […] Le charmant poète Gray qui, dans sa solitude mélancolique de Cambridge, étudiait tant de choses avec originalité et avec goût, écrivait à un ami en 1760 : Froissart (quoique je n’y aie plongé que çà et là par endroits) est un de mes livres favoris : il me semble étrange que des gens qui achèteraient au poids de l’or une douzaine de portraits originaux de cette époque pour orner une galerie, ne jettent jamais les yeux sur tant de tableaux mouvants de la vie, des actions, des mœurs et des pensées de leurs ancêtres, peints sur place avec de simples mais fortes couleurs. […] Toutes ces choses y sont peintes comme d’hier ; la poésie de Gray elle-même n’est pas plus nette ni plus fraîche, et ne reluit pas mieux.

201. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — chapitre VII. Les poëtes. » pp. 172-231

Quand on veut peindre les jolis riens de la conversation et du monde, il est à propos de les aimer. On ne peint bien que ce que l’on aime1113. […] Vous savez que les célèbres vers où Delille pratique et peint du même coup l’harmonie imitative sont traduits de Pope1124. […] Comme lui, il peignait la campagne avec sympathie et avec enthousiasme. […] Peins-moi légèrement l’amant léger de Flore, Qu’un doux ruisseau murmure en vers plus doux encore, etc.

202. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre V. Les contemporains. — Chapitre I. Le Roman. Dickens. »

. —  Comment il peint les hallucinés et les fous. […] Il ne les peint pas, il les punit. […] Georges Sand peint des femmes passionnées ; peignez-nous d’honnêtes femmes. […] Plus d’une fois, il est vrai, nos écrivains ont peint des avares, des gens d’affaires et des boutiquiers ; Balzac en est rempli. […] Dickens a peint les siens avec une complaisance particulière ; il n’a point songé à édifier le public, et il l’a charmé.

203. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre VIII. Du crime. »

Il n’y a que des nuances à côté de cette couleur, et les poètes anciens ont si bien senti ce que cette situation avait d’épouvantable, que s’aidant, pour la peindre, de tous les contes allégoriques de la mythologie, ce n’est pas la souffrance seule du remord, mais la douleur même de la passion qu’ils ont exprimée dans leurs tableaux des enfers. […] Tantale, approchant sans cesse d’un but qui s’éloigne toujours devant lui, peint le supplice habituel des hommes qui se sont livrés au crime ; ils ne peuvent atteindre à aucun bien, ni cesser de le désirer. Enfin, les anciens poètes philosophes ont senti que ce n’était pas assez de peindre les peines du repentir, qu’il fallait plus pour l’enfer, qu’il fallait montrer ce qu’on éprouvait au plus fort de l’enivrement, ce que faisait souffrir la passion du crime avant que, par le remord même, elle eut cessé d’exister.

204. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre premier. Vue générale des épopées chrétiennes. — Chapitre III. Paradis perdu. »

Le berceau de Rome chanté par Virgile est un grand sujet, sans doute ; mais que dire du sujet d’un poème qui peint une catastrophe dont nous sommes nous-mêmes les victimes, qui ne nous montre pas le fondateur de telle ou telle société, mais le père du genre humain ? […] L’Écriture nous peint toujours la femme esclave de sa vanité. […] On ne peint bien que son propre cœur, en l’attribuant à un autre ; et la meilleure partie du génie se compose de souvenirs.

205. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Casanove » pp. 192-197

Suivez les armées, allez, voyez et peignez. […] Le côté gauche de cette scène champêtre est fermé par deux grands arbres qui s’élèvent en s’inclinant vers la gauche, d’entre de la rocaille et des quartiers de pierres brutes ; ces deux arbres peints avec vigueur sont encore très-poétiques. […] Je le laissai dire, mais tout bas je lui répondais, au dedans de moi-même : oui, quand on est un pauvre diable comme toi, quand on ne se peint que des images triviales ; mais quand on a de la verve, des concepts rares, une manière d’appercevoir et de sentir originale et forte, le grand tourment est de trouver l’expression singulière, individuelle, unique, qui caractérise, qui distingue, qui attache et qui frappe.

206. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1865 » pp. 239-332

Giraud, debout, peint le ciel d’un panneau faisant partie d’une décoration à personnages du Directoire, qu’il exécute pour l’escalier du château. Deux Italiennes entrent, en soulevant la persienne de la porte donnant sur le jardin, et la princesse se met à peindre l’une d’elles, pendant deux heures, lui donnant à peine quelques minutes de repos. À côté de la princesse, la comtesse Primoli lit silencieusement les Mémoires de Mlle de Montpensier, et derrière la princesse, Hébert lave une aquarelle d’après l’Italienne qu’elle peint. […] C’est l’embaumeur de la vie morte, et rien n’a un peu d’immortalité que ce qu’il a touché, décrit, peint ou sculpté. […] Je donne la note telle qu’elle a été rédigée par mon frère après avoir été parlée ; mais je dois déclarer qu’il y a dans cette note de mon frère une exagération à se peindre en laid et à me peindre en beau.

207. (1778) De la littérature et des littérateurs suivi d’un Nouvel examen sur la tragédie françoise pp. -158

C’est l’office des gens de bien, dit Montagne, de peindre la vertu la plus belle qui se puisse. […] Qui a peint les remords sous les plus terribles couleurs ? […] Dans le Philosophe marié, il a peint sa famille ; il a mieux réussi. […] Il n’a pas vu ce qu’il peint ; il a créé son personnage à force de combinaisons. […] Il doit rendre fidèlement ce qu’il veut peindre, & rien de plus.

208. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Mérat, Albert (1840-1909) »

Il sait la voir et la peindre en artiste. […] Ce qu’il a vu, il le peint avec une adorable vérité d’observation.

209. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Ernest Feydeau » pp. 106-143

Feydeau les laisse dans l’esprit de son lecteur sans y répondre, pour peindre un bonheur du sein duquel il va lancer le tonnerre de la péripétie, qui doit changer ce bonheur en supplice par l’intervention très-naturelle du mari. […] Feydeau, ce Byron d’épiderme, mais qui a le réalisme sous la peau, ne peut s’empêcher de nous peindre avec le pinceau ramassé de M.  […] Il y a enfin des promenades à cheval, et l’amazone, et le voile, et tout cela à la dernière mode, et qui s’en ira avec elle, et enfin il y a une langue pour dire et pour peindre tout cela, toutes ces pauvretés de détail accumulées sur cette pauvreté d’invention, mais cette langue, nous la connaissions ; elle n’a pas changé, c’est celle de Fanny. […] il y a encore un comte de Grammont, l’oncle de la jeune fille, Fontenelle-dandy qui finit par glisser dans le dévouement et qui se fait tuer, par honneur du monde, pour sa nièce ; vrai d’inconséquence, ayant l’intérêt d’une larme retrouvée dans un œil qu’on croyait séché ; d’ailleurs sans profondeur aucune, et tout le temps qu’il est égoïste, très-facile à peindre, dans l’égoïsme universel qui pose, sous tant de faces, devant nous. […] Ainsi, dans l’ordre des caractères, la grand’mère de Catherine est le seul qu’on puisse excepter de l’abaissement général, mais l’originalité n’y est pas, et aux termes où en sont arrivées les littératures, il n’est plus permis de peindre la maternité sans rencontrer l’originalité dans la profondeur qu’on lui donne.

210. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Discours préliminaire » pp. 25-70

On a souvent répété que les historiens, les auteurs comiques, tous ceux enfin qui ont étudié les hommes pour les peindre, devenaient indifférents au bien et au mal. […] Celui qui peint les hommes comme Saint-Simon ou Duclos, ne fait qu’ajouter à la légèreté de leurs opinions et de leurs mœurs ; mais celui qui les jugerait comme Tacite, serait nécessairement utile à son siècle. […] Il me reste à parler de l’objection qu’on peut tirer des ouvrages où l’on a peint avec talent les mœurs condamnables. […] Mais l’art d’écrire serait aussi une arme, la parole serait aussi une action, si l’énergie de l’âme s’y peignait tout entière, si les sentiments s’élevaient à la hauteur des idées, et si la tyrannie se voyait ainsi attaquée par tout ce qui la condamne, l’indignation généreuse et la raison inflexible. […] Il faut exister seul, pour conserver dans sa pensée le modèle de tout ce qui est grand et beau, pour garder dans son sein le feu sacré d’un enthousiasme véritable, et l’image de la vertu, telle que la méditation libre nous la représentera toujours, et telle que nous l’ont peinte les hommes distingués de tous les temps.

211. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre II. Deuxième élément, l’esprit classique. »

Par son purisme, par son dédain pour les termes propres et les tours vifs, par la régularité minutieuse de ses développements, le style classique est incapable de peindre ou d’enregistrer complètement les détails infinis et accidentés de l’expérience. […] Rien qu’un contour, une esquisse générale que la diction correcte remplit de sa grisaille unie. — Même dans la comédie, qui, de parti pris, peint les mœurs environnantes, même chez Molière si franc et si hardi, le modelé est incomplet, la singularité individuelle est supprimée, le visage devient par instants un masque de théâtre, et le personnage, surtout lorsqu’il parle en vers, cesse quelquefois de vivre, pour n’être plus que le porte-voix d’une tirade ou d’une dissertation372. […] Partout ailleurs la sève est tarie, et, au lieu de plantes florissantes, on ne trouve que des fleurs de papier peint. […] Pour prendre un exemple au hasard, je trouve dans l’Optimiste (1788), de Colin d’Harleville, l’indication suivante : « La scène représente un bosquet rempli d’arbres odoriférants. » — Il eût été contraire à l’esprit classique de dire quels étaient ces arbres, lilas, tilleuls, aubépines, etc. — De même dans les paysages peints, les arbres ne sont d’aucune espèce connue : ce sont des arbres en général. […] Voir, au Cabinet des Estampes, les costumes peints des principaux personnages du théâtre au milieu du dix-huitième siècle. — Rien de plus contraire à l’esprit du théâtre classique que de jouer, comme on le fait aujourd’hui, Britannicus, Esther, avec des costumes et un décor exact, tirés des dernières fouilles de Pompéi et de Ninive.

212. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Bussy-Rabutin. » pp. 360-383

Il s’est peint à nous avec sincérité dans ses Mémoires : et, en général, si l’on peut lui reprocher la vanité, on ne lui reprochera pas de manquer d’une certaine franchise et même d’une ingénuité d’aveux qui ne saurait se contraindre à la dissimulation. […] Cet éloge du Grand Condé transporta Bussy, et il faut lui rendre cette justice que, si maltraité qu’il fût de ce prince en d’autres occasions, nul ne l’a peint avec plus d’enthousiasme et de feu dans sa beauté martiale. […] Il avait de la foi et de la probité aux grandes occasions, et il était né insolent et sans égard mais l’adversité lui avait appris à vivre… On voit que Bussy avait le talent de peindre les physionomies et les caractères, et d’assembler les contraires dans un même point de vue, sous un même coup d’œil. […] Et sur M. de Turenne par exemple, il l’a peint dans un très beau et très ferme portrait, nullement flatté, mais nullement injuste35. […] Il nous le peint, selon son usage, en quelques coups de crayon rapides et heureux : Il avait la tête fort belle, tant pour le visage que pour les cheveux, et c’était un très grand dommage qu’il eut la taille gâtée ; car, à cela près, c’était un prince accompli.

213. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre II. Des poëtes étrangers. » pp. 94-141

Idée ingénieuse & qui peint l’effet de ce genre d’ornement. […] Les plaisirs les plus lascifs y sont peints sans voile. […] Qui n’admireroit pas sur-tout cette sublimité & cette sagesse avec laquelle Milton peint l’Etre suprême, & la majesté avec laquelle il le fait parler. […] Les charmes de la vie champêtre y sont peints avec les couleurs les plus vives & les plus naturelles. […] Nous ne peignons que nos idées & nos caprices ; ils peignent la nature.

214. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Les frères Le Nain, peintres sous Louis XIII, par M. Champfleury »

Malgré ce léger défaut d’action et de composition qui ne s’aperçoit qu’en y repensant et à l’analyse, l’effet de lumière est si vrai, si large, si bien rendu, si pleinement harmonieux ; la bonté, l’intelligence et les vertus domestiques peintes sur toutes ces figures sont si parfaites et si parlantes, que l’œuvre attache, réjouit l’œil, tranquillise le cœur et fait rêver l’esprit. […] Souvent encore, les Le Nain ont peint un vieux flûteur entouré de charmants enfants bouclés, qui prêtent une oreille attentive à la musique simple qui sort de cette flûte naïve. « On peut donner une façon matérielle de reconnaître les tableaux des Le Nain, à l’entassement de chaudrons, écuelles, légumes, qui se trouvent souvent sur le premier plan… « Ce sont des peintres de pauvres gens. » Théorie vraie, mais un peu absolue toutefois ; car, sans compter les tableaux de sainteté qui, par leur nature, sortent du programme, il faut toujours faire exception pour celui des trois frères qu’on appelait le chevalier Le Nain, le gros monsieur et le grand seigneur de la famille, celui qui peignait Cinq-Mars et Anne d’Autriche. […] je laisse maintenant ces trouvailles à d’autres ; mais ce qui ne sera jamais démenti, c’est qu’ils étaient pleins de compassion pour les pauvres, qu’ils aimaient mieux les peindre que les puissants, qu’ils avaient pour les champs et les campagnards les aspirations de La Bruyère, qu’ils croyaient en leur art, qu’ils l’ont pratiqué avec conviction, qu’ils n’ont pas craint la bassesse du sujet, qu’ils ont trouvé l’homme en guenilles plus intéressant que les gens de cour avec leurs broderies, qu’ils ont obéi au sentiment intérieur qui les poussait, qu’ils ont fui l’enseignement académique pour mieux faire passer sur la toile leurs sensations : enfin, parce qu’ils ont été simples et naturels, après deux siècles ils sont restés et seront toujours trois grands peintres, les frères Le Nain. » J’honore le critique qui trouve de tels accents, et quand il aurait excédé un peu, comme c’est ici le cas, dans ses conjectures ou dans son admiration pour les trois frères indistinctement, il n’aurait fait que réparer envers ces bons et dignes peintres un long arriéré d’oubli et d’injustice, leur rendre avec usure ce que près de deux siècles leur avaient ôté ; il n’aurait pas fait d’eux un portrait faux, car il reconnaît et relève en toute rencontre leurs inégalités et leurs défectuosités originaires, il n’aurait donné en définitive qu’un portrait un peu idéal, ou du moins un portrait un peu plus grand que nature, un peu plus accusé et accentué de physionomie, mais toujours dans les lignes de la ressemblance et de l’individualité. […] Si l’histoire de la Révolution française était perdue, on la retrouverait en partie rien que par les assiettes, par ce qui s’y voit peint et figuré.

215. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Henry Rabusson »

Henry Rabusson nous dit de celui de ses personnages qu’il aime peut-être le plus et où je pense qu’il a mis le plus de lui-même : « Maxime avait contre lui d’être un homme du monde et de peindre des hommes du monde — ce qui est pourtant plus intéressant que de peindre des ivrognes. […] Octave Feuillet, celui de nos romanciers qui a peint les mœurs mondaines avec le plus de grâce, de finesse et de compétence. […] La prévention est assez forte aujourd’hui contre les écrivains qui peignent les « gens du monde ». […] Le monde qu’il peint, il le définit clairement et à plusieurs reprises.

216. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « M. Émile Zola, l’Œuvre. »

Zola s’y est peint en personne. […] Double duel à mort entre le peintre et cette image qui résiste, qui ne veut pas se laisser peindre comme il la voit, et qui pourtant l’attire et le retient invinciblement, et, d’autre part, entre cette femme peinte et la femme de chair. […] A un moment, Claude enfonce un couteau dans la gorge de l’image peinte, comme on ferait à une femme méchante. […] Et lui : « Non, je veux peindre, j’appartiens à l’art, au dieu farouche : qu’il fasse de moi ce qu’il voudra   Mais je suis vivante, moi !

217. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « La Mare au diable, La Petite Fadette, François le Champi, par George Sand. (1846-1850.) » pp. 351-370

De tout temps, elle avait aimé à nous peindre sa contrée natale ; elle nous l’avait montrée dans Valentine, dans André, en cent endroits ; mais ce n’est plus ici par intervalles et par échappées, comme pour faire décoration à d’autres scènes, qu’elle nous découpe le paysage ; c’est la vie rustique en elle-même qu’elle embrasse ; comme nos bons aïeux, nous dit-elle, elle en a subi l’ivresse, et elle nous la rend avec plénitude. […] La scène un peu idéale de labour, que l’auteur oppose à l’allégorie d’Holbein, est d’une magnificence à faire envie à Jean-Jacques et à Buffon ; c’est là que le souvenir de Virgile et du labourage romain revient manifestement : l’artiste qui peint ici l’attelage d’une charrue du Berry se souvient encore des bœufs du Clitumne. […] Les détails du départ, le premier trot de la Grise, la mère de celle-ci, la Vieille Grise, qui, paissant près de là, reconnaît sa fille au passage, et qui essaie de galoper sur la marge du pré pour la suivre, tout est peint au naturel, avec une observation parfaite et une expression vivante. […] Mme Sand le sait bien ; elle excelle à peindre Ces natures qu’elle domine et pénètre si bien du regard. […] Ce fut Jean-Jacques qui le premier eut la gloire de découvrir la nature en elle-même et de la peindre ; la nature de Suisse, celle des montagnes, des lacs, des libres forêts, il fit aimer ces beautés toutes nouvelles.

218. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « M. de Féletz, et de la critique littéraire sous l’Empire. » pp. 371-391

Un poète se peint dans ses écrits ; à la rigueur, un critique s’y peint aussi, mais le plus souvent c’est en traits affaiblis ou trop brisés ; son âme y est trop éparse. […] Il se peignait lui-même, critique sincère et fin, en me dépeignant les autres. […] Et ce mot, il le lâche aussitôt sans plus songer à sa distinction entre la personne et l’ouvrage : Quelques-unes de mes expressions, dit-il encore, leur paraissent ignobles et triviales : je voudrais pouvoir trouver des mots encore plus capables de peindre la bassesse de certaines choses dont je suis obligé de parler. […] À propos des exactes et sévères critiques qu’elle fait de ses contemporains : Mme Du Deffand, disait M. de Féletz, eût été, sans contredit, un excellent journaliste, quoiqu’un peu amer… Le tableau qu’elle présente de sa société décèle un esprit qui ne voit pas en beau, mais qui voit juste ; un pinceau qui ne flatte pas, mais qui est fidèle ; ses traits malins vous peignent un homme depuis les pieds jusqu’à la tête.

219. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Balzac. » pp. 443-463

Ce dernier régime, il le vit de plain-pied et même un peu de haut ; il le jugea dans sa rondeur, il l’a peint à ravir dans ses types et ses reliefs bourgeois les plus saillants. […] Qui mieux que lui, par exemple, a peint les vieux et les belles de l’Empire ? […] Oui, M. de Balzac a peint les mœurs de son temps, et son succès même en serait une des plus curieuses peintures. […] Cependant il se relevait déjà, et méditait de peindre à bout portant cette société nouvelle sous la quatrième forme dans laquelle elle se présentait à lui. […] En admirant le parti qu’ont su tirer souvent d’eux-mêmes des hommes dont le talent a manqué des conditions nécessaires à un développement meilleur, souhaitons à l’avenir de notre société des tableaux non moins vastes, mais plus apaisés, plus consolants, et à ceux qui les peindront une vie plus calmante et des inspirations non pas plus fines, mais plus adoucies, plus sainement naturelles et plus sereines.

220. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Xavier Aubryet » pp. 117-145

Misogyne pour les mêmes raisons qui l’ont fait misanthrope, et qui semble dire aux plébéiennes de l’amour, tout le long de son livre des Patriciennes : La meilleure impertinence à vous faire, c’est de vous peindre… comme vous n’êtes pas ! […] Il les a peintes à la renverse… Il les a peintes hardiment, — cruellement pour elles, mais voluptueusement pour lui et pour tous ceux qui lui ressemblent, à ce distingué de sensation qui est aussi à sa manière un patricien. […] Maintenant, les femmes qu’il a peintes, dans son livre, donneront-elles aux pécheresses des tentations vertueuses ? […] Il est impossible de mettre plus de rouerie de talent que n’en met Aubryet à les peindre, ces femmes bonnes à aimer, quand les autres sont si mauvaises !

221. (1900) La province dans le roman pp. 113-140

Car le type a disparu, et les auteurs de vaudevilles, les romanciers, les chansonniers ont continué de le peindre et de le chansonner comme s’il était encore vivant. […] Ils ont peint d’après nature, au contraire ; ils ont possédé, l’un et l’autre, la faculté géniale de voir et de rendre leur vision avec des mots, leurs types sont vrais et ils sont de la province. […] Et la règle générale, c’est que les écrivains, et spécialement les romanciers, parlent de la province avec ironie ou commisération ; qu’ils ne la connaissent guère que par ses légers travers, indéfiniment peints et repeints, c’est-à-dire qu’ils méconnaissent foncièrement les trente-deux millions de Français qui vivent hors de la capitale. […] Les romanciers retardent donc quand ils nous peignent ces soirées de province où des hommes, qui semblent descendus des cadres d’un musée, s’entretiennent de niaiseries de village avec des femmes prétentieuses, sans grâce et sans esprit. […] Ceux qui retardent, ce sont moins les provinciaux que ceux qui peignent la province de cette manière surannée.

222. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Étude sur la vie et les écrits de l’abbé de Saint-Pierre, par M. Édouard Goumy. L’abbé de Saint-Pierre, sa vie et ses œuvres, par M. de Molinari. — I » pp. 246-260

D’Alembert nous l’a peint au naturel et avec finesse dans un agréable éloge lu à l’Académie française en février 1775, et qui a fourni le premier fonds de toutes les biographies. […] Il fut pris sur le fait par un observateur malin, impitoyable, qui se montra cette fois injuste, comme il le fut, et d’une manière moins pardonnable encore, dans le portrait qu’il traça de Fontenelle sous le nom de Cydias ; mais l’injustice et l’extrême sévérité n’empêchent pas un portrait d’être ressemblant : au lieu d’être peint en beau on est peint en laid, voilà tout, et chacun vous montre au doigt. […] La probité était peinte sur son visage : le fin sourire de Socrate ou de Franklin faisait défaut sur ses lèvres.

223. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « L’abbé Prevost et les bénédictins. »

Cet adieu de Prevost à son supérieur le peint au naturel et plus au complet qu’on ne l’a vu nulle part encore ; on y sent percer, à travers les termes d’un respect fort dégagé, un accent d’ironie et une pointe de menace qui a son piquant, et qu’on n’est pas accoutumé de trouver sous sa plume. […] Ce Français de Berlin, qui visita en 1733 Paris et Londres, rencontra dans cette dernière ville Prévost, et avec son style plat il le peint sous des traits assez fidèles : « Je trouvai ce même jour, dit-il, M.  […] Il est dommage qu’on n’ait pas la clef des noms, mais on sent bien que le romancier peint ici d’après ses souvenirs. […] Lui-même il a dit avec un mélange de satisfaction et d’humilité qui n’est pas sans grâce : « On se peint, dit-on, dans ses écrits ; cette réflexion serait peut-être trop flatteuse pour moi. » Il a raison ; et pourtant cette règle de juger de l’auteur par ses écrits n’est point injuste, surtout par rapport à lui et à ceux qui, comme lui, joignent une âme tendre et une imagination vive à un caractère faible ; car si notre vie bien souvent laisse trop voir ce que nous sommes devenus, nos écrits nous montrent tels du moins que nous aurions voulu être.

224. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Les Confidences, par M. de Lamartine. (1 vol. in-8º.) » pp. 20-34

M. de Lamartine, dont la disposition habituelle est plutôt le contentement et la sérénité, rentre bien vite dans le vrai de sa nature, lorsqu’il nous peint sa libre et facile enfance, sa croissance heureuse sous la plus tendre et la plus distinguée des mères : « Dieu m’a fait la grâce de naître dans une de ces familles de prédilection qui sont comme un sanctuaire de piété… Si j’avais à renaître sur cette terre, c’est encore là que je voudrais renaître. » Il aurait bien tort, en effet, et il serait bien injuste s’il croyait avoir à se plaindre du sort à ses débuts dans la vie. […] M. de Lamartine répondra que Raphaël s’est bien peint lui-même. Je pourrais lui répondre à mon tour que l’écrivain, pour se peindre, a besoin de plus de travail moral, de plus de réflexion et de préméditation que le peintre proprement dit, et que, du moment que le moral intervient, un autre ordre de délicatesse commence. […] Il ne se contente pas de nous la peindre, il nous la décrit.

225. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — I. La Poësie en elle-même. » pp. 234-256

Dans sa république & dans ses loix, définissant un homme qui s’occupe à faire des vers, il le peint des couleurs les plus affreuses. […] Autrefois c’étoit la passion des femmes de se faire peindre en Junon, en Diane, en Hébé, en Vénus. […] On peint dans le naturel & dans le vrai, & la manière la plus simple est toujours la meilleure. […] Un troisième ridicule, qui subsiste encore de nos jours, c’est celui de se faire peindre en paysan, en viéleur, en marmotte, en nourrice, en savoyarde, en sœur du pot, &c.

226. (1874) Premiers lundis. Tome I « Diderot : Mémoires, correspondance et ouvrages inédits — I »

La vie, le sentiment de la réalité, y respirent ; de frais paysages, l’intelligence poétique symbolique de la nature, une conversation animée et sur tous les tons, l’existence sociale du xviiie  siècle dans toute sa délicatesse et sa liberté, des figures déjà connues et d’autres qui le sont du moment qu’il les peint, d’Holbach et le père Hoop, Grimm et Leroy, Galiani le cynique ; puis ces femmes qui entendent le mot pour rire et qui toutefois savent aimer plus et mieux qu’on ne prétend ; la tendre et voluptueuse madame d’Épinay, la poitrine à demi nue, des boucles éparses sur la gorge et sur ses épaules, les autres retenues avec un cordon bleu qui lui serre le front, la bouche entr’ouverte aux paroles de Grimm, et les yeux chargés de langueurs ; madame d’Houdetot, si charmante après boire, et qui s’enivrait si spirituellement à table avec le vin blanc que buvait son voisin ; madame d’Aine, gaie, grasse et rieuse, toujours aux prises avec le père Hoop, et madame d’Holbach, si fine et si belle, au teint vermeil, coiffée en cheveux, avec une espèce d’habit de marmotte, d’un taffetas rouge couvert partout d’une gaze à travers la blancheur de laquelle on voyait percer çà et là la couleur de rose ; et au milieu de tout ce monde une causerie si mélangée, parfois frivole, souvent souillée d’agréables ordures, et tout d’un coup redevenant si sublime ; des entretiens d’art, de poésie, de philosophie et d’amour ; la grandeur et la vanité de la gloire, le cœur humain et ses abîmes, les nations diverses et leurs mœurs, la nature et ce que peut être Dieu, l’espace et le temps, la mort et la vie ; puis, plus au fond encore et plus avant dans l’âme de notre philosophe, l’amitié de Grimm et l’amour de Sophie ; cet amour chez Diderot, aussi vrai, aussi pur, aussi idéal par moments que l’amour dans le sens éthéré de Dante, de Pétrarque ou de notre Lamartine ; cet amour dominant et effaçant tout le reste, se complaisant en lui-même et en ses fraîches images ; laissant là plus d’une fois la philosophie, les salons et tous ces raffinements de la pensée et du bien-être, pour des souvenirs bourgeois de la maison paternelle, de la famille, du coin du feu de province ou du toit champêtre d’un bon curé, à peu près comme fera plus tard Werther amoureux de Charlotte : voilà, et avec mille autres accidents encore, ce qu’on rencontre à chaque ligne dans ces lettres délicieuses, véritable trésor retrouvé ; voilà ce qui émeut, pénètre et attendrit ; ce qui nous initie à l’intérieur le plus secret de Diderot, et nous le fait comprendre, aimer, à la façon qu’il aurait voulu, comme s’il était vivant, comme si nous l’avions pratiqué. […] Ils me peignaient la vertu, et leurs images m’échauffaient ; mais j’aurais encore mieux aimé voir mon amie, la regarder en silence, et verser une larme que sa main aurait essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. […] non pas seulement l’art théorique, l’art esthétique et raisonneur, mais l’art qui produit et qui excelle en créant ; l’art qui se complaît aux détails, qui réalise en idéalisant, qui cisèle et qui peint : nous pourrions en citer vingt exemples tirés de ces lettres dont nous parlons.

227. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Introduction » pp. 3-17

Deuxième axiome : il doit peindre la réalité. […] Vous dites, par exemple, que le poète comique doit disparaître derrière ses personnages, et qu’il doit peindre la réalité. […] Est-il impossible de concevoir un genre de comédie où le poète, loin de peindre la réalité comme elle est, transporterait l’action dans un monde fantastique, donnerait à des idées abstraites une existence réelle, aux êtres réels une vie, en quelque sorte, idéale, un corps, une voix à des nuages, une constitution politique aux habitants de l’air ?

228. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Victor de Laprade. Idylles héroïques. »

Malheureusement, pour peindre de si forts contrastes, il faudrait un poète, héroïque aussi comme son sujet, et M. de Laprade ne l’est pas. […] Ces trois poèmes, d’une donnée que tout le monde trouverait sans peine, sont évidemment des prétextes pour peindre la vie des champs et les sentiments, et jusqu’aux vertus que, selon le poète, elle inspire. […] L’auteur des Idylles héroïques, en nous parlant souvent dans ses pages les plus champêtres du bon pain blanc, du bon grain, du cher petit ange, etc., etc., se place dans le ton de ce fameux « petit sou. » Il est plus à l’aise dans la peinture, mais il peint épais quand il pense à être coloriste.

229. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — C — article » pp. 521-526

le Clerc de Montmercy, nous conviendrons qu’il auroit pu rendre ses Productions plus estimables, si, au lieu de peindre les écarts de l’imagination, il se fût attaché à réprimer la sienne ; si son excessive fécondité eût été resserrée dans les bornes d’une juste modération, & s’il se fût toujours souvenu que la quantité des vers ajoute au ridicule, parce qu’il n’y a que ceux qui sont bons, fussent-ils en petit nombre, qui puissent faire une bonne réputation. […] Son pinceau sait ennoblir, par intervalles, les choses les plus communes, & peindre d’une maniere intéressante les objets les plus arides.

230. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre premier. Beaux-arts. — Chapitre III. Partie historique de la Peinture chez les Modernes. »

Un moine nommé Méthodius peignit dans le huitième siècle ce jugement dernier qui convertit Bogoris, roi des Bulgares126. […] Caché dans le souterrain de l’église de Saint-Jean-Baptiste, le Religieux peignit avec ses doigts mutilés le grand saint dont il était le suppliant128, digne sans doute de devenir le patron des peintres et d’être reconnu de cette famille sublime que le souffle de l’esprit ravit au-dessus des hommes.

231. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Julliart » pp. 176-177

Et vous ne songez pas que ces arbres doivent être touchés fortement, qu’il y a une certaine poésie à les imaginer selon la nature du sujet, sveltes et élégans, ou brisés, rompus, gercés, caducs, hideux ; qu’ici pressés et touffus, il faut que la masse en soit grande et belle ; que là rares et séparés, il faut que l’air et la lumière circulent entre leurs branches et leurs troncs ; que cette terrasse veut être chaudement peinte ; que ces eaux imitant la limpidité des eaux naturelles, doivent me montrer comme dans une glace l’image affaiblie de la scène environnante ; que la lumière doit trembler à leur surface ; qu’elles doivent écumer et blanchir à la rencontre des obstacles ; qu’il faut savoir rendre cette écume ; donner aux montagnes un aspect imposant ; les entr’ouvrir, en suspendre la cime ruineuse au-dessus de ma tête, y creuser des cavernes, les dépouiller dans cet endroit, dans cet autre les revêtir de mousse, hérisser leur sommet d’arbustes, y pratiquer des inégalités poétiques ; me rappeller par elles les ravages du temps, l’instabilité des choses, et la vétusté du monde ; que l’effet de vos lumières doit être piquant ; que les campagnes non bornées doivent, en se dégradant, s’étendre jusqu’où l’horizon confine avec le ciel, et l’horizon s’enfoncer à une distance infinie ; que les campagnes bornées ont aussi leur magie ; que les ruines doivent être solennelles, les fabriques déceler une imagination pittoresque et féconde ; les figures intéresser, les animaux être vrais ; et que chacune de ces choses n’est rien, si l’ensemble n’est enchanteur ; si composé de plusieurs sites épars et charmans dans la nature, il ne m’offre une vue romanesque telle qu’il y en a peut-être une possible sur la terre. Vous ne savez pas qu’un paysage est plat ou sublime ; qu’un paysage où l’intelligence de la lumière n’est pas supérieure est un très-mauvais tableau ; qu’un paysage faible de couleur, et par conséquent sans effet, est un très-mauvais tableau ; qu’un paysage qui ne dit rien à mon âme, qui n’est pas dans les détails de la plus grande force, d’une vérité surprenante, est un très-mauvais tableau ; qu’un paysage où les animaux et les autres figures sont maltraités, est un très-mauvais tableau, si le reste poussé au plus haut degré de perfection, ne rachète ces défauts ; qu’il faut y avoir égard pour la lumière, la couleur, les objets, les ciels, au moment du jour, au temps de la saison ; qu’il faut s’entendre à peindre des ciels, à charger ces ciels de nuages tantôt épais, tantôt légers ; à couvrir l’atmosphère de brouillards, à y perdre les objets, à teindre sa masse de la lumière du soleil ; à rendre tous les incidens de la nature, toutes les scènes champêtres, à susciter un orage, à inonder une campagne, à déraciner les arbres, à montrer la chaumière, le troupeau, et le berger entraînés par les eaux ; à imaginer les scènes de commisération analogues à ce ravage ; à montrer les pertes, les périls, les secours sous des formes intéressantes et pathétiques.

232. (1925) Comment on devient écrivain

L’athéisme du Pérugin ne l’empêchait pas de peindre de beaux sujets religieux. […] Un peintre ne peint jamais la réalité, mais sa propre interprétation. De là, tant de façons de peindre. La couleur même ne signifie plus rien ; on peut peindre en bleu ou en noir. […] Peint-on les choses d’après la vie ?‌

233. (1905) Propos littéraires. Troisième série

Il regardait ; et il ne savait peindre que ce qu’il voyait. […] Il n’écrivait que pour les peindre. […] Mon but est de peindre la vie. […] M. de Heredia peint aussi bien les silences que les bruits. […] Mais il savait composer et il savait peindre certaines choses.

234. (1896) Journal des Goncourt. Tome IX (1892-1895 et index général) « Année 1892 » pp. 3-94

Il ne peignait pas, quand il faisait grand soleil, disant : « Moi je ne suis pas un coloriste, mais un harmoniste. » Figurez-vous, reprend Decan, que Corot est resté jusqu’à quarante-cinq ans, — vous m’entendez bien, — comme un petit enfant chez son père, qui ne croyait pas le moins du monde à son talent. […] Samedi 11 juillet Carrière fait d’après moi, une deuxième étude peinte. […] Troyon a de petites toiles croustillantes, mais ses grandes compositions sont bêtotes, et veulement peintes. […] — Oui, me répondit-il, je sens que je ne suis pas un peintre, je peins avec mon cerveau, pas avec mon cœur… Je ne sais, si vous l’avez connu, Couture… C’était un petit ratatiné frileux, ayant toujours sur le dos un collet de manteau, et Diaz, qui était plein d’esprit, plein d’une imagination drolatique, disait, en le voyant déboucher : « Voici le champignon vénéneux !  […] Tout gamin, il s’était pris d’une passionnette pour la fille de Gautier, pour Judith Mendès, qui venait aux bains de mer de Fécamp, et comme elle peignait alors, il lui portait son chevalet, lui rendant mille petits services.

235. (1761) Salon de 1761 « Peinture —  Hallé  » pp. 127-130

Comme cela est distribué, et peint ! […] Elle me paraît si bien peinte, si bien dessinée, de si bon goût ; l’enfant est si bien aussi, que si Mr le professeur voulait être sincère, il nous dirait où il a fait cet emprunt.

236. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre V. Des personnages dans les récits et dans les dialogues : invention et développement des caractères »

La Bruyère peint les caractères dans leur dernière profondeur par l’indication minutieuse du vêtement, du geste, de la démarche, des mouvements accoutumés. […] Ne vous préoccupez donc pas de tout dire, d’embrasser tout l’homme : voyez-le, et peignez-le comme vous le voyez, beau ou laid, agrandi ou diminué, comme Doudan a vu Mme de Maintenon. […] Dans la tragédie comme dans la comédie, sous la mythologie, sous l’histoire, sous les fictions convenues, n’est-ce pas vraiment la vie ordinaire qu’ils peignent, et ne sont-ce pas au fond des incidents communs, dans le raccourci vigoureux ou l’agrandissement idéal que les règles imposent ?

237. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Paul de Saint-Victor » pp. 217-229

Jules Janin et Théophile Gautier, très différents et très inégaux de talent, l’un écrivant comme on peint au pastel, l’autre, le Benvenuto Cellini de la langue, comme on grave sur l’acier, régnaient sur le feuilleton dramatique qu’ils avaient transformé en y introduisant une imagination inconnue, quand, tout à coup, entre eux surgit et apparut un jeune homme dont le talent semblait fait de l’éclat de l’un et de l’autre, ralliés et concentrés dans le sien. […] Saint-Simon est un peintre aussi, je le sais bien, — un peintre formidable, mais il est exclusivement un grand peintre de portraits, qu’il peint moins encore qu’il ne griffe, d’un pinceau tigre. […] Michelet et Saint-Victor sont, au contraire, deux artistes et deux écrivains de vocation et de fonction, qu’on peut comparer pour leurs manières de peindre et d’écrire.

238. (1914) En lisant Molière. L’homme et son temps, l’écrivain et son œuvre pp. 1-315

Moi je vous peins tel que vous êtes et tel que vous êtes en train de devenir. […] Lorsque vous peignez des Héros, vous faites ce que vous voulez. […] Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature. […] Ne peignez plus l’avare, le jaloux, le joueur, le glorieux ; peignez le juge, le médecin, le militaire, etc. […] Quand les hommes de cinquante ans peignent une jeune fille ils sont naturellement entraînés à peindre celle qu’ils auraient voulu avoir.

239. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Dominique par M. Eugène Fromentin »

et semble une respiration sonore plutôt qu’un chant. » Ce n’est pas seulement vu et peint, c’est écouté, c’est modulé. […] Sénancour, le grand paysagiste triste, est plein de ces mots trouvés qui peignent avec profondeur la physionomie des lieux. […] Au moment d’entrer dans le vrai désert, dans le Sahara brûlant, mais n’y ayant pas encore atteint, il se prend à contempler ce pays qui, à cause de son élévation, garde quelque chose encore de la végétation du Nord et offre l’aspect d’une steppe, où des champs d’alfa se dessinent vaguement : « Cette tache lointaine d’alfa s’aperçoit à peine, nous dit-il, dans l’ensemble de ce paysage que je ne sais comment peindre, mais dont il faudrait faire un tableau clair, somnolent, flétri. […] Décrire un appartement de femmes ou peindre les cérémonies du culte arabe, est, à mon avis, plus grave qu’une fraude : c’est commettre, sous le rapport de l’art, une erreur de point de vue. » C’est ingénieux, c’est délicat ; j’oserais dire que c’est digne d’un Vauvenargues ou d’un Racine. […] C’est là, à El-Aghouat, dans cette ville conquise de la veille et tout récemment française, qu’il va passer plusieurs semaines à peindre, à regarder, à s’imbiber de lumière et de soleil ; c’est de là qu’il fera une pointe de quelques jours jusqu’à Aïn-Mahdy à l’Ouest, une ville sainte, célèbre par le siège qu’elle soutint contre Abdel-Kader et par une lutte fratricide qui n’est pas à l’honneur de ce dernier.

240. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Mémoires du cardinal de Retz. (Collection Michaud et Poujoulat, édition Champollion.) 1837 » pp. 40-61

Quand un La Rochefoucauld nous peint Retz et que Retz s’accorde avec lui pour se reconnaître dans les traits principaux de cette peinture, nous n’avons plus qu’à nous taire, pauvres observateurs du lointain, et à nous incliner. […] Je ne sais pas de plus belle page historique que celle où il nous peint ce soudain passage du découragement et de l’assoupissement des esprits, qui leur fait croire que le mal présent ne finira jamais, à l’extrémité toute contraire par laquelle, loin de considérer les révolutions comme impossibles, on arrive à les trouver chose simple et facile : Et cette disposition toute seule, ajoute-t-il, est quelquefois capable de les faire… Qui eût dit, trois mois devant la petite pointe des troubles, qu’il en eût pu naître dans un État où la maison royale était parfaitement unie, où la Cour était esclave du ministre, où les provinces et la capitale lui étaient soumises, où les armées étaient victorieuses, où les compagnies paraissaient de tout point impuissantes, qui l’eût dit eût passé pour insensé, je ne dis pas dans l’esprit du vulgaire, mais je dis entre les d’Estrées et les Senneterre. […] Lorsque Saint-Simon, de son côté, nous peint les délices et le chatouillement qu’il éprouve à pouvoir observer les visages et les physionomies de la Cour dans les grandes circonstances qui mettent les passions et les intentions secrètes à nu, il ne s’exprime pas avec un sentiment plus vif de délectation que Retz nous rendant sa jouissance à l’idée de se saisir du rôle tant souhaité : on en pourrait conclure que l’un était dans son centre comme observateur, et l’autre comme agitateur, artistes tous deux en leur sens, et consolés après tout par leur imagination, quand il leur est donné de raconter leur plaisir passé et de le décrire. […] C’est à ce moment aussi qu’en artiste qu’il est la plume à la main, se considérant comme sorti du préambule et du vestibule de son sujet, il se donne carrière, et, tandis qu’il n’avait dessiné jusque-là les personnages que de profil, il les montre en face et en pied, comme dans une galerie ; il ne fait pas moins de dix-sept portraits de suite, tous admirables de vie, d’éclat, de finesse, de ressemblance, car l’impartialité s’y trouve même quand il peint des ennemis. […] Il avait le don de la parole, et ce qui se jouait et se peignait dans son esprit ne faisait qu’un bond sur le papier.

241. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Delille »

Elle peignait tout avec une singulière grâce, les personnes, les cascades, d’après nature ou de souvenir, promptement, fraîchement, comme Delille versifiait : « Nous allâmes d’abord voir, dit-elle, les cascatelles de Tivoli, dont je fus si enchantée que ces messieurs ne pouvaient m’en arracher. […] Son style citadin peint en beau les campagnes ; Sur un papier chinois il a vu les montagnes, La mer à, l’Opéra, les forêts à Longchamps, Et tous ces grands objets ont ennobli ses chants. […] Amar l’a comparé à Vernet se faisant attacher au mât du navire dans l’orage, pour être jusqu’au bout témoin de ce qu’il aurait à peindre. […] comme on chérissait le poëte et celui qu’il nous peignait en vers si tendres, et comme ce pauvre et sensible Jean-Jacques devenait l’entretien de toute une heure !   […] Son corps resta exposé plusieurs jours au Collège de France, sur un lit de parade, la tête couronnée de laurier et le visage légèrement peint.

242. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Raphaël, pages de la vingtième année, par M. de Lamartine. » pp. 63-78

Or, je ne saurais recevoir cette impression-là, quand l’auteur, dans la traduction qu’il nous donne du portrait du peintre, s’épuise à nous décrire ces yeux, « qui sont, dit-il, imbibés de lumière jusqu’au fond, mais un peu humides des rayons délayés dans la rosée ou dans les larmes. » Je sens là une intention voluptueuse qui ne ressort pour moi d’aucune figure peinte par Raphaël, pas même de la sienne. Raphaël a pu avoir du voluptueux dans sa vie, mais M. de Lamartine en a prêté gratuitement à son pinceau. — Je reviens au Raphaël d’aujourd’hui, à celui de M. de Lamartine : S’il eût tenu un pinceau, dit notre auteur, il aurait peint la Vierge de Foligno ; s’il eût manié le ciseau, il aurait sculpté la Psyché de Canova ; s’il eût connu la langue dans laquelle on écrit les sons, il aurait noté les plaintes aériennes du vent de mer dans les fibres des pins d’Italie… S’il eût été poète, il aurait écrit les apostrophes de Job à Jéhovah, les stances d’Herminie du Tasse, la conversation de Roméo et Juliette au clair de lune, de Shakespeare, le portrait d’Haydé de lord Byron… S’il eût vécu dans ces républiques antiques où l’homme se développait tout entier dans la liberté, comme le corps se développe sans ligature dans l’air libre et en plein soleil, il aurait aspiré à tous les sommets comme César, il aurait parlé comme Démosthène, il serait mort comme Caton. […] Mais, après avoir parlé ainsi de Raphaël, M. de Lamartine n’a plus qu’une réponse à faire à ceux qui lui demanderaient si Raphaël ce n’est pas lui-même ; il devra répondre comme faisait Rousseau à ceux qui lui demandaient s’il avait voulu se peindre dans Saint-Preux : « Non, disait-il, Saint-Preux n’est pas ce que j’ai été, mais ce que j’aurais voulu être. » Le roman commence par une description des lieux, du lac et des montagnes qui vont être comme la décoration de cet amour : On ne peut bien comprendre un sentiment que dans les lieux où il fut conçu… Ôtez les falaises de Bretagne à René, les savanes du désert à Atala, les brumes de la Souabe à Werther, les vagues imbibées de soleil et les mornes suants de chaleur à Paul et Virginie, vous ne comprendrez ni Chateaubriand, ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Goethe. […] On peut être assuré que la véritable Elvire n’était point tout à fait telle qu’on nous peint cette nouvelle Julie.

243. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XIX. Mme Louise Colet »

il n’y a non plus dans les Derniers Abbés qu’un abbé et encore qui n’est pas un prêtre, et c’est tout simplement l’homme célèbre des Souvenirs d’une Cosaque, dont pour mon compte je n’ai rien à dire ici, parce que les bas-bleus, peut-être méprisés par lui, s’en vengent, en le déshonorant… Mme Colet qui n’a que cet homme, croirait-on, pour sujet de son livre, le peint avec l’envie jaune et la haine verte qu’elle a mise ailleurs à peindre la Princesse Belgiojoso, et c’est alors qu’on reconnaît, dans ce livre, acharné contre un rival en bruit, qui l’a écrasée de sa supériorité, la gargouille inépuisable qui jette son injustice à toute face et dont les livres furent toujours ou les crachoirs de ses colères ou les bassins de ses incontinentes passions ! […] Elle copie avec sa plume, tout à la fois romantique et vulgaire, des tableaux de génie, peints par les plus grands peintres qui aient jamais existé, et en les décrivant elle semble dire comme Kepler à Dieu : « Soyez heureux de ma venue en Italie, car vous auriez pu attendre longtemps encore une admiratrice telle que moi. » Ainsi, Moi, Moi, toujours ! […] Son livre de l’Italie des Italiens pourrait s’appeler : Elle et ne serait pas trop Elle non plus, car Elle s’y peint, comme mère et comme femme — ce qui ne fait rien du tout aux Italiens, ni à l’Italie, ni à la vérité !

244. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — D. — article » pp. 189-194

Sa Muse, à qui voudroit s’en former une idée, offriroit assez l’image d’une femme plus jolie qu’intéressante, sans cesse occupée à plaire, & plaisant en effet à ceux qui préferent l’Art à la Nature, l’esprit à la sensibilité, le ton pétillant & cavalier à la modestie & à la pudeur ; ou, pour se la peindre plus exactement, elle annonce le caractere & les manéges d’une Coquette, qui, au milieu de son changement perpétuel d’ajustemens, de fantaisies, de conversation & de cercle, a toujours la même façon de s’habiller, la même démarche, les mêmes manieres, le même jargon. […] Ses Comédies, toutes bien écrites, prouve qu’il possédoit l’art de saisir les ridicules, & de les peindre avec autant de fidélité que d’agrément.

245. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 139-145

A la facilité de saisir, dans les objets, les rapports les plus éloignés, il réunit le mérite de penser avec noblesse & de peindre avec force. […] A peine cet Ecrivain a-t-il été hors de France, que, profitant de la liberté des presses étrangeres, il a écrit contre ses ennemis, & les a peints sous les couleurs les plus vraies.

246. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Mercier » pp. 1-6

Échappant aux règles du goût par l’excentricité même de sa nature intellectuelle, — car c’est un excentrique que Mercier, et il a je ne sais quoi dans l’esprit qui rappelle la bizarrerie de certaines imaginations anglaises, — méconnaissant l’autre règle de la vie, plus importante que le goût, c’est-à-dire la religion, qui, en nous éclairant le cœur, fait monter la lumière jusqu’à la pensée, Mercier s’adapte exactement à l’époque qu’il a plutôt inventoriée que peinte. De son temps, on ne peignait plus.

247. (1817) Cours analytique de littérature générale. Tome III pp. 5-336

S’il peint ici les frénésies guerrières, là sa sagesse en retrace les déplorables suites dans les infortunes d’Ulysse et de ses compagnons de gloire. […] N’y peindra-t-on pas les passions qui sont l’âme de la fable ? […] Veut-il donner à croire que ce sont des réalités qu’il a peintes ? […] Celui-ci me sert à peindre les mouvements physiques et leurs causes. […] Comment nous conseillent-ils de peindre les caractères ?

248. (1824) Observations sur la tragédie romantique pp. 5-40

Celle du Walstein de Schiller est une pièce de deux mille vers, interminable enfilade de digressions, où le poète s’amuse à nous peindre l’indiscipline et les mœurs licencieuses de la soldatesque du dix-septième siècle, ou, comme on dit, du grand siècle. […] En un mot on leur promettait de les trouver assez fidèles, s’ils peignaient les héros tels qu’ils ont été, quand même ils ne retraceraient pas bien scrupuleusement ce qu’ils ont fait. […] Disons plus, une tragédie est assez historique quand elle peint à grands traits les véritables mœurs d’un peuple et d’un siècle. […] S’il veut peindre une âme dépravée, il ose en exposer à nos yeux jusqu’à l’ignoble enveloppe ; et, sauf quelques adoucissements, son Richard III vient de se produire, difforme et terrible, infâme et non ridicule, sur notre théâtre même. […] Ce qu’il faut admirer dans le poète anglais, c’est qu’il a su peindre l’amour aussi fortement que la déraison ; les confondre, pour ainsi dire, en une même folie, en un seul malheur, et porter, par ce hardi mélange, le pathétique à son comble.

249. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre dixième. »

En voyant peint si au vif ce qu’ils ont senti, ils s’exercent à sentir vivement. […] Le fabuliste n’a qu’une épithète pour peindre un personnage ; souvent même il se borne à le nommer. […] Il peint comme Virgile, de sentiment. […] Son recueil est semé de ces vers qui peignent sans décrire, et qui font sentir même l’impalpable, la chaleur, la fraîcheur, l’étendue : Mais vous naissez le plus souvent Sur les humides bords des royaumes du vent77 . […] Dans cette société de quatre amis, qu’il peint au 1er livre des Amours de Psyché, d’où l’on avait banni, dit-il, « la conversation réglée et tout ce qui sent sa conférence académique », on se souvient qu’il est Polyphile, l’amateur de toutes choses87.

250. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1858 » pp. 225-262

À côté, voici l’argenterie et les seaux de Champagne, que certes ni Meissonier ni Germain n’ont ciselés, trois nécessaires de voyage, quelques livres en misérable habit, en demi-reliure, des diamants ; un reliquaire de bijoux dessiné sur les étrusques du Vatican et du Museo Borbonico, une parure zingare aux pierres sans valeur, montée par quelque Gilles l’Égaré du royaume de Thunes, un odieux service de dessert en porcelaine peinte et des tasses de Sèvres moderne. […] * * * — Dans le nu, peint, sculpté, décrit, quelques-uns ne voient que la ligne du Beau. […] Un petit homme à la figure énergique, aux moustaches grises, à l’aspect d’un grognard ; marchant en boitaillant, et sans cesse, d’un coup de plat de main sec relevant ses manches sur ses bras osseux, diffus, débordant de parenthèses, zigzaguant d’idées en idées, déraillé, perdu, mais se retrouvant et reprenant votre attention avec une métaphore de voyou, un mot de la langue des penseurs allemands, un terme savant de la technique de l’art ou de l’industrie, et toujours vous tenant sous le coup de sa parole peinte et comme visible aux yeux. […] De l’or, et puis c’est toute la magnificence des salles et des galeries ; du damas partout et à peine du velours, le tapissier en tout lieu, l’art nulle part ; et sur les murs chargés de plates allégories, peintes par des Vasari dont je ne veux pas savoir le nom, moins d’art encore qu’ailleurs… Ah ! […] 2 août Par la littérature qui court, c’est vraiment un noble type littéraire que ce Saint-Victor, cet écrivain dont la pensée vit toujours dans le chatouillement de l’art ou dans l’aire des grandes idées et des grands problèmes, couvant de ses amours et de ses ambitions voyageuses la Grèce d’abord, puis l’Inde qu’il vous peint sans l’avoir vue, comme au retour d’un rêve haschisché, et poussant sa parole, ardente et emportée et profonde et peinte, autour de l’origine des religions, parmi tous les grandioses et primitifs rébus de l’humanité : curieux des berceaux du monde, de la constitution des sociétés, pieux, respectueux, son chapeau à la main devant les Antonins, qu’il appelle le sommet moral de l’humanité, et faisant son évangile de la morale de Marc-Aurèle, ce sage et ce si raisonnable maître du monde.

251. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « II. M. Capefigue » pp. 9-45

II En effet, elle peint un trumeau, voilà tout, et quand elle l’a peint et suffisamment vermillonné, son œuvre est achevée et elle est contente. […] Est-ce avec cela qu’on peint un trumeau ? […] Et le voilà qui devient lui-même du xviiie  siècle, et qui voudrait entrer dans le trumeau qu’il peint. […] En la peignant comme Boucher l’aurait peinte, il a cessé d’être grave ; il a été passionné, tendre, approbateur, courtisan, justaucorps bleu ; il a trouvé tout exquis ou à peu près… Et quand (ce qui est rare) le vieux instinct de l’écrivain politique ou du moraliste chrétien s’est réveillé, et qu’il a fallu, sous peine de se renier soi-même, blâmer quelque chose dans cette société qui, après tout, a quelquefois de de grisantes odeurs de cloaque et d’effroyables réalités, il n’a pas appuyé, il a glissé, un mot a suffi, et il est retourné vite au bonheur de ses admirations. […] la petite monnaie de son ancien talent d’historien, c’est toujours, ou à peu près, la même manière de tirer de sa poche la bonbonnière où elle est peinte sur ivoire, cette coqueluche de roi, avec tous les détails de sa toilette biographique, et de vous dire, la perle d’une larme à l’œil : « Elle était bien charmante, et ils l’ont bien calomniée ! 

252. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre neuvième. »

L’appétit des plaideurs lui fournit deux jolis vers qui peignent la chose. […] Les deux animaux qui sont les acteurs de la pièce, y sont peints dans leur vrai caractère. […] Voyez quel effet de surprise produit ce dernier vers, et avec quelle force, quelle vivacité ce tour peint la fuite et la timidité des moutons.

253. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XXIII. Henry Gréville »

Elle n’a pas le regard qu’on rabat du ciel sur les choses de la vie et qui, tombant de si haut, va au fond… C’est une femme du monde, qui peint une société dont les surfaces l’attirent, bien plus qu’un romancier moraliste qui prend les passions et les jauge partout où elles sont… Mais, si elle n’est pas, si elle ne peut pas être le moraliste à la façon des grands romanciers qui savent l’ordre le cœur humain pour tirer la morale du sang, des larmes et de la fange qu’ils en font sortir, elle est toujours et partout la plume pure que j’ai dit qu’elle était. […] Elle peint superficiellement une société superficielle, dont la corruption, si elle est corrompue, lui échappe. […] Excepté une gouvernante de la princesse Oghérof, type de jalousie, de perfidie et de bassesse, que l’auteur maladroit à peindre le vice, n’a pas renouvelé, ils sont tous, ces Grévilois !

254. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Henri de L’Épinois » pp. 83-97

Il a résisté à la tentation universelle de peindre tout à propos de tout, qui envahit la plus grande partie des esprits d’une pauvre époque ayant moins de raison que d’yeux… Ce n’est point un peintre d’histoire ; c’est l’homme d’affaires de l’Histoire. […] Il ne peint que par leurs actions seules les hommes, qu’un esprit moins grave et moins sévère peindrait avec plus de couleur et plus de véhémence de pinceau… Avec des qualités si robustement tranquilles et si peu en rapport avec les exigences de nos sociétés frivoles et tapageuses, on reste un lion dans le désert, — et, vous le voyez !

255. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Ferdinand Fabre »

C’est le prêtre bien autrement difficile à peindre, parce qu’il est double comme un centaure, mêlé d’homme et presque de bête, tant cet homme invaincu est fougueux ! […] Lui, il voudrait que le prêtre restât toujours grand pour l’histoire, et s’il ne l’est pas, il en souffre… Seulement, impartial comme l’artiste sincère, il le peint ce qu’il le voit, par amour de la peinture vraie ; et s’il en souffre, il ne s’en venge même pas en forçant le trait. […] Ainsi, dans la grande scène, que l’auteur de Tigrane a eu l’art d’amener, de l’ouverture du cercueil de l’évêque de Roquebrun, et qui rappelle le déterrement du Pape Formose (une des plus grandes scènes à décrire de l’Histoire ecclésiastique et même à juger), Ferdinand Fabre nous a très bien peint son abbé, foudroyé d’envie dévorante et d’ambition exaspérée à la vue de ce cadavre enseveli dans ses éblouissants insignes d’évêque, et lui fait porter des mains qu’il ne peut retenir vers cette mitre et cet anneau qui lui soutirent le cœur de la poitrine.

256. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Mm. Jules et Edmond de Goncourt. » pp. 189-201

Or, comme il n’y avait là à attendre ni manière nouvelle de regarder et de juger cette société méprisable en tout, depuis ses mœurs jusqu’à ses arts, ni manière nouvelle non plus dans le procédé pour la peindre, car on ne renouvelle son talent qu’en agissant fortement sur le fond même de sa pensée, nous n’eussions plus parlé de MM. de Goncourt. […] Cependant, il faut bien l’avouer, comme ce dix-neuvième siècle-là est dans l’autre, — dans le sérieux, l’honnête, l’élevé, — nous n’avons pas le bégueulisme de l’interdire au romancier qui veut l’aborder et le peindre : la règle, pour nous, de toute poétique, de toute observation, de toute étude et même de toute langue, étant que tout ce qui est doit être exprimé, MM. de Goncourt pouvaient donc préférer à l’autre ce dix-neuvième siècle. […] Seulement, ce que nous étreignons en quelques mots, MM. de Goncourt le délaient et le mêlent à des faits aussi vulgaires, aussi connus, aussi traînants dans tous les romans, que les promenades sur l’eau, l’habitation à la campagne, les descriptions d’architecture, les thèses médicales et les copies écrites des tableaux peints.

257. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXVII. Des panégyriques ou éloges adressés à Louis XIII, au cardinal de Richelieu, et au cardinal Mazarin. »

Ils l’ont peint comme un esprit souple et puissant, qui, malgré les ennemis et les rivaux, parvint aux premières places, et s’y soutint malgré les factions ; qui opposait sans cesse le génie à la haine, et l’activité aux complots ; qui, environné de ses ennemis, qu’il fallait combattre, avait en même temps les yeux ouverts sur tous les peuples ; qui saisissait d’un coup d’œil la marche des États, les intérêts des rois, les intérêts cachés des ministres, les jalousies sourdes ; qui dirigeait tous les événements par les passions ; qui, par des voies différentes, marchant toujours au même but, distribuait à son gré le mouvez ment ou le repos, calmait la France et bouleversait l’Europe ; qui, dans son grand projet de combattre l’Autriche, sut opposer la Hollande à l’Espagne, la Suède à l’Empire, l’Allemagne à l’Allemagne, et l’Italie à l’Italie ; qui, enfin, achetait partout des alliés, des généraux et des armées, et soudoyait, d’un bout de l’Europe à l’autre, la haine et l’intérêt.  […] Il dit ensuite qu’en voulant peindre Pompée, Auguste et les Horaces, c’est le cardinal Mazarin qu’il a peint sans y penser.

258. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. Des oraisons funèbres de Bourdaloue, de La Rue et de Massillon. »

Tel est le fond du tableau que nous présente l’orateur ; il peint en même temps la jeune duchesse de Bourgogne, adorée de la cour, et dont les vertus aimables mêlaient quelque chose de plus tendre aux vertus austères et fortes de son époux ; il la peint frappée comme lui, expirante avec lui, sentant et le trône et la vie, et le monde qui lui échappaient, et répondant à ceux qui l’appelaient princesse : Oui, princesse aujourd’hui, demain rien, et dans deux jours oubliée. […] Cet orateur, si connu par son éloquence, tantôt persuasive et douce, tantôt forte et imposante, qui développait si bien les faiblesses de l’homme et les devoirs des rois, et qui, à la cour d’un jeune prince, parlant au nom des peuples comme au nom de Dieu, fut digne également de servir à tous d’interprète ; cet orateur, qui sut peindre les vertus avec tant de charmes, et traça de la manière la plus touchante le code de la bienfaisance et de l’humanité pour les grands, n’a pas, à beaucoup près, le même caractère dans ses éloges funèbres.

259. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine »

Il faut, en effet, pour arriver à elles, pour prétendre à les ravir et à être nommé d’elles leur bienfaiteur, joindre à un fonds aussi précieux, aussi excellent que celui de l’Homme de Désir, une expression peinte aux yeux sans énigme, la forme à la fois intelligente et enchanteresse, la beauté rayonnante, idéale, mais suffisamment humaine, l’image simple et parlante comme l’employaient Virgile et Fénelon, de ces images dont la nature est semée, et qui répondent à nos secrètes empreintes ; il faut être un homme du milieu de ce monde, avoir peut-être moins purement vécu que le théosophe, sans que pourtant le sentiment du Saint se soit jamais affaibli au cœur ; il faut enfin croire en soi et oser, ne pas être humble de l’humilité contrite des solitaires, et aimer un peu la gloire comme l’aimaient ces poëtes chrétiens qu’on couronnait au Capitole.  […] Ces deux derniers qui, sous l’appareil de la philanthropie ou de l’orthodoxie, couvraient des portions de tristesse chagrine et de préoccupation assez amère, dont il n’y a pas trace chez leur rivale expansive, avaient le mérite de sentir, de peindre bien autrement qu’elle cette nature solitaire qui, tant de fois, les avait consolés des hommes ; ils étaient vraiment religieux par là, tandis qu’elle, elle était plutôt religieuse en vertu de ses sympathies humaines. […] Lamartine, vers 1808, devait beaucoup lire les Études de Bernardin ; il devait dès lors s’initier par lui au secret de ces voluptueuses couleurs dont plus tard il a peint dans le Lac son souvenir le plus chéri : Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe, Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés, Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface  De ses molles clartés ! […] C’est à un souvenir de ce moment que se rapporte la pièce de vers suivante, dans laquelle on a tâché de rassembler quelques impressions déjà anciennes, et de reproduire, quoique bien faiblement, quelques mots échappés au poëte, en les entourant de traits qui peuvent le peindre. — À lui, au sein des mers brillantes où ils ne lui parviendront pas, nous les lui envoyons, ces vers, comme un vœu d’ami durant le voyage ! […] Quoique attaché par des affections antiques aux dynasties à jamais disparues, quoique lié de foi et d’amour à ce Christianisme que la ferveur des peuples semble délaisser et qu’on dirait frappé d’un mortel égarement aux mains de ses Pontifes, M. de Lamartine, pas plus que M. de La Mennais, ne désespère de l’avenir ; derrière les symptômes contraires qui le dérobent, il se le peint également tout embelli de couleurs chrétiennes et catholiques ; mais, pas plus que le prêtre illustre, il ne distingue cet avenir, ce règne évangélique, comme il l’appelle, du règne de la vraie liberté et des nobles lumières.

260. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Mme de Caylus et de ce qu’on appelle Urbanité. » pp. 56-77

Aujourd’hui, je voudrais montrer ce moment parfait dans une personne agréable et distincte qui nous le peignît avec vivacité et avec grâce, et qui ne peignît que cela. […] Louis XIV est peint par des traits justes et nets qui le montrent sans exagération et avec tous ses avantages dans la vie habituelle : on y sent bien le roi digne de cette grande époque où l’on pensait et où l’on parlait si bien. […] Faut-il peindre Mlle de Fontanges avec sa beauté et son genre de sottise romanesque, et faire sentir comment le roi, même quand elle aurait vécu, ne pouvait l’aimer longtemps, tout cela est dit en deux mots : On s’accoutume à la beauté, mais on ne s’accoutume point à la sottise tournée du côté du faux, surtout lorsqu’on vit en même temps avec des gens de l’esprit et du caractère de Mme de Montespan, à qui les moindres ridicules n’échappaient pas, et qui savait si bien les faire sentir aux autres par ce tour unique à la maison de Mortemart. […] Comme tout est peint, comme tout se grave, et comme rien n’est appuyé !

261. (1759) Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général

Ces images, belles à la vérité, mais l’ouvrage de l’esprit qui cherche à peindre, et non du sentiment qui ne veut qu’exprimer, peuvent-elles être comparées à la simplicité touchante de l’Écriture, à la tristesse profonde et vraie avec laquelle le prince jeune et mourant se présente aux portes de la mort ? […] Si quelque chose est au-dessus de ces vers admirables, c’est peut-être le commencement du psaume qui peint d’une manière si touchante et si vraie les Juifs en captivité. […] De la propriété des termes naissent la précision, l’élégance et l’énergie, suivant la nature des sujets qu’on traite, ou des objets qu’on doit peindre ; la précision dans les matières de discussion, l’élégance dans les sujets agréables, l’énergie dans les sujets grands ou pathétiques. […] L’orateur, l’historien et le philosophe (car on peut réduire tous les écrivains à ces trois genres) diffèrent principalement entre eux par la nature des sujets qu’ils traitent ; et c’est la différence dans les sujets qui doit en mettre dans leur style : l’historien doit penser et peindre, le philosophe sentir et penser, l’orateur penser, peindre, et sentir.

262. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « V. M. Amédée Thierry » pp. 111-139

En les peignant comme il devait les peindre, il aurait peut-être fait raison d’une idée commune et fausse, comme le sont presque toujours les idées communes. […] Après la révolution de 1830, quand (on peut le dire) on avait, dans des œuvres que tout le monde connaît, remué, pour ainsi parler, la couleur à la pelle, un grand historien, sans être pour cela un débauché de couleur, pouvait faire donner à la couleur tout ce qu’elle pouvait donner, lorsqu’il s’agissait de peindre et de ressusciter le temps le plus épique de notre histoire ! […] Moderne, délicat, il ne trempa que l’extrémité de son pinceau dans le cuvier de couleur barbare ou de couleur mystique et légendaire qui aurait pu lui servir de palette, s’il avait été le peintre géant qu’il fallait, et par cela seul qu’il ne voulut pas être barbare, comme n’aurait pas manqué de l’être tout grand artiste qui aurait eu à peindre un sujet barbare comme le sien, il resta de fait au-dessous, comme effet d’impression, de tous ces moines qui avaient moins de goût que lui, mais qui avaient plus d’énergie, et dont son histoire, pour ceux qui savent les lire, ne remplacera pas les chroniques et le mauvais latin, si sublime dans son incorrecte grandeur ! […] Augustin Thierry, dont la supériorité est principalement dans sa faculté d’écrire l’histoire et, en l’écrivant, de la peindre ; si tout en se servant de la couleur, il en a diminué les férocités dans un sujet qui, toutes, les appelle ; s’il s’est raccourci par la mesure, ainsi qu’hélas ! […] Il y a comme dans l’Attila, dans ces Récits du cinquième siècle deux ou trois grandes personnalités d’évêques à peindre, de ces saints évêques qui furent vraiment les Anges Gardiens de l’univers chrétien en son bas âge ; mais le surnaturel, le miraculeux, l’auréole de ces immenses figures, je ne les vois pas.

263. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Sainte-Beuve. Les Poésies de Joseph Delorme, Les Consolations, les Pensées d’août. »

Sainte-Beuve vous l’a peinte en maître. […] Jamais le mal moderne n’a eu, pour le peindre, une expression de ce hâve, de ce fiévreux — de cette transe ! […] Il resta en lui, allumée et difficile à éteindre, de la flamme épaisse de ce Joseph Delorme, sous le nom duquel il s’était peint ; et vivace, le rêveur ardent et sombre des premiers jours résista et survécut longtemps, à travers tous les travaux d’érudition littéraire auxquels se livra le poète, guéri (voulait-il) de cette hypocondrie puissante qui avait été son génie. […] Ça et là, en effet, on en retrouve la brûlante amertume dans plusieurs de ces pièces posthumes d’un Joseph Delorme qui se survit ; par exemple, dans celle où le poète ne s’est jamais mieux peint, parce qu’il veut qu’on le regrette, et où il a le sentiment si violent d’une laideur — qu’il a bien tort d’accuser, car elle est sa beauté, à lui ! […] on sent que le lettré avec ses imitations et importations de littérature étrangère, — que le professeur avec sa préoccupation des modèles anciens, ont envahi le poète, le poète naïvement et cruellement descriptif, qui peignait autrefois la nature, à travers son âme, en la jaunissant de ses bilieuses mélancolies !

264. (1874) Premiers lundis. Tome II « La Comtesse Merlin. Souvenirs d’un créole. »

Cette nature vive, fraîche et sensible de l’auteur des Souvenirs, se peignait à mes yeux à travers ces récits plus ou moins semés de jolis mots et sur lesquels courait sa plume facile. Je me figurais bien la jeune femme artiste, non moins chose légère que l’abbé Delille, d’une joyeuse abondance de talent, active à tout peindre, les personnes, les cascades, l’arc-en-ciel de Tivoli, ses grâces au pinceau, au pastel, la draperie mythologique qu’elle savait jeter sur chaque objet ; j’assistais à l’inspiration mondaine et riante de l’art d’alors, et les Souvenirs me commenaient quelques-uns de ces portraits durables qu’on aime à revoir.

265. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre troisième. »

Comme ce vers peint merveilleusement les fripons et les attentions superflues qu’ils prennent pour le succès de leurs fourberies ; attentions qui bien souvent les font échouer ! […] Elle avait raison ; mais les femmes ont mieux fait depuis : c’est de prendre leur revanche, de faire des livres, et de peindre les hommes à leur tour.

266. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Vernet » pp. 227-230

Il eût employé deux ans à peindre un seul de ces morceaux, qu’on n’en serait point surpris, et il y en a vingt de la même force ! […] Cette montagne est peinte dans la vérité d’une montagne voisine ; nous ne sommes séparés des Alpes que par une gorge étroite ; pourquoi donc ces Alpes sont-elles informes, sans détail distinct, verdâtres et nébuleuses ?

267. (1739) Vie de Molière

Ce sont de petits faits, mais ils peignent le caractère. […] Il leur fallut un comédien Qui mît à les polir sa gloire et son étude ; Mais, Molière, à ta gloire il ne manquerait rien, Si, parmi les défauts que tu peignis si bien, Tu les avais repris de leur ingratitude. […] Les comédies n’étaient alors que des tissus d’aventures singulières, où l’on n’avait guère songé à peindre les mœurs. […] Je veux vous faire peindre en Iroquoise, mangeant une demi-douzaine de cœurs par amusement. […] Ils peignaient au hasard des caractères chimériques.

268. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sénac de Meilhan. — I. » pp. 91-108

Par malheur pour lui, la société qu’il peignait sur place, et qui lui eût rendu justice, a brusquement péri avant de lui avoir délivré ses titres et d’avoir signé son brevet. […] Le jeune administrateur, comme on l’appelait encore, s’y montre avec tous ses avantages de physionomie, de regard, de représentation : il est peint assis, jusqu’à mi-jambe, en habit habillé, avec dentelles, coiffure du temps ; la main gauche est étendue sur une console d’où tombe en se déroulant une carte de la province : ses doigts distraits s’y posent et s’y déploient quelque peu complaisamment. […] Les grands hommes n’ont jamais vécu dans les cercles de la bonne compagnie ; ils y paraissent, mais les entraves dont elle accable l’homme supérieur l’en écartent : il vit en famille, avec sa maîtresse (voilà la marque et le petit signe libertin du xviiie  siècle, qui se mêle à tout), avec des amis particuliers ; il cherche la confiance, et il n’a pas besoin des petits succès de la société pour s’assurer de sa valeur… Ce qui ne peint pas moins M. de Meilhan que son moment de société, c’est que dans ce regret général qu’il exprime de voir les caractères s’effacer de la sorte, il trouve moyen de songer même à la disparition prochaine des grands fats et des Alcibiades qui vont chaque jour en diminuant ; il le dit d’ailleurs d’une manière piquante : Il est des genres dans la société qui se perdent ; c’est ainsi que certains poissons, après avoir longtemps abondé sur les côtes, disparaissent pour des siècles. […] Il nous peint en 1787 une société polie, oisive, factice, à bout de satisfactions et de douceurs ; et tout en la trouvant agréable, en nous la montrant riante, il semble craindre pour elle un avenir prochain où elle ne saura plus comment diversifier ses loisirs, relever même la langueur de ses conversations, et donner du relief à son apathique bonheur.

269. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sylvain Bailly. — I. » pp. 343-360

Mais ce n’est pas aujourd’hui ce qui nous rappelle vers lui : ces scènes orageuses, tant célébrées, sont entrées dans toutes les mémoires, et l’époque qui les précède ou plutôt qui les embrasse, et durant laquelle Bailly remplit un rôle si honorable, a été tellement et tant de fois racontée et peinte, que les personnages qui y figurent sans cesse finissent presque par lasser nos yeux et par s’user. […] Celui qui venait de développer dans une belle et lumineuse narration la marche et les progrès de la plus parfaite des sciences, cette série et cette gradation ascendante des grands hommes, Hipparque, Copernic, Galilée, Kepler et Newton, celui-là même s’amuse à noter le ton qui différencie les poésies fugitives des divers siècles ; comme quoi Chapelle, plus débauché que délicat, a peint un siècle où les mœurs n’étaient pas déguisées, et où le langage gardait de la grossièreté dans la franchise ; comment Chaulieu, venu après, appartenait à une époque plus polie, où l’on était déjà aimable, où l’on était encore passionné ; comment Gresset, enfin, n’a plus retrouvé ces sources du génie de Chaulieu : Il est venu, dit Bailly, lorsque la galanterie penchait vers son déclin. […] C’est l’âge des illusions ; c’est le temps où la nature puissante grave des traits profonds, mais où en même temps elle peint avec des couleurs si douces et si chères. […] Les yeux se tournaient sans cesse vers cette première patrie ; et lorsque la jeunesse eut produit une génération nouvelle, on en parlait à ses enfants, on leur peignait, on leur exagérait sans doute tout ce qu’ils avaient perdu… Et Bailly arrive à conclure que l’âge d’or, cette fable séduisante, n’est que le « souvenir conservé d’une patrie abandonnée, mais toujours chère » : « Les nations où ce souvenir se retrouve ont été transplantées ; ce sont des colonies d’une nation plus ancienne. » Tout ceci est ingénieux, sinon évident ; et Bailly, pour le dire, a deviné quelques-uns des tons de Bernardin de Saint-Pierre, à une date ou ce dernier n’avait encore publié aucun de ses grands ouvrages.

270. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — I » pp. 1-17

Tout cela est noté, et peint, et surtout senti : ce jeune enfant du Midi puise dans je ne sais quelle tristesse originelle un instinct particulier pour comprendre et aimer du premier jour cette nature du Nord, voisine des tempêtes : Le 8 (mars). — Jour de neige. […] Il est plus d’une manière de voir et de peindre la nature, et je les admets toutes, pourvu qu’elles aient de la vérité. Mais voilà bien, en effet, des coins de paysage comme je les préfère ; c’est délicat, c’est senti, et c’est peint en même temps ; c’est peint de près, sur place, d’après nature, mais sans crudité.

271. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-Golha et autres lettres de lui inédites, publiées par MM. Évariste, Bavoux et Alphonse François. Œuvres et correspondance inédites de J-J. Rousseau, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou. — II » pp. 231-245

La chaleur était à peine tombée avec le soleil ; les oiseaux, déjà retirés et non encore endormis, annonçaient, par un ramage languissant et voluptueux, le plaisir qu’ils goûtaient à respirer un air plus frais ; une rosée abondante et salutaire ranimait déjà la verdure… Ici une de ces descriptions naturelles dont il a le premier dans notre littérature donné le parfait exemple, mais où il a été depuis surpassé par ses grands disciples, par Bernardin de Saint-Pierre, par Chateaubriand, par George Sand, tous bien autrement particuliers, nuancés et neufs, et qui ne se contentent pas de peindre la nature en traits généraux devenus trop aisément communsy ; — et il continue : À ce concours d’objets agréables, le philosophe, touché comme l’est toujours en pareil cas une âme sensible où règne la tranquille innocence, livre son cœur et ses sens à leurs douces impressions : pour les goûter plus à loisir, il se couche sur l’herbe, et appuyant sa tête sur sa main, il promène délicieusement ses regards sur tout ce qui les flatte. […] Après le témoignage de force et d’intrépidité qu’il venait de donner, il reprit son discours avec la même douceur qu’auparavant ; il peignit l’amour des hommes et toutes les vertus avec des traits si touchants et des couleurs si aimables que, hors les officiers du temple, ennemis par état de toute humanité, nul ne l’écoutait sans être attendri et sans aimer mieux ses devoirs et le bonheur d’autrui. […] Sayous, Rousseau trace de sa plume éloquente un tableau de la venue du Christ où la figure du Christ est peinte avec amour : pour ce portrait du juste persécuté, c’est Rousseau lui-même qui a posé devant le peintre ; on ne peut s’y tromper. » Mille pardons : Rousseau a pu être troublé dans sa raison et se montrer maniaque assez d’autres fois, mais il ne l’a pas été ce jour-là, et j’ai beau prendre tous mes verres de lunettes, il m’est impossible de voir dans la belle page de Rousseau autre chose que le plus sincère hommage rendu à ce qu’il a appelé ailleurs « la sainteté de l’Évangile ». […] [1re éd.] et qui ne se contentent pas de peindre la nature en des traits généraux devenus trop aisément communs z.

272. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Le Poème des champs, par M. Calemard de Lafayette (suite et fin) »

On croit sentir la fraîcheur qui circule, on voit le pré peint de fleurs qui rit et verdoie. […] Je n’ai que l’embarras du choix entre les tableaux et les frais paysages, entre les scènes de labourage, de semailles, de fauchaison et de fenaison, de récolte et de vendange, entre les charmants hasards du parc naturel, confinant au bois et à la forêt, et le monde bruyant de la basse-cour ; car tout cela est diversement peint, et presque toujours avec un rare bonheur dû à une extrême vérité. […] S’ils avaient bien observé et avec une entière bonne foi, ils seraient nécessairement, forcément arrivés à bien dire et à peindre, en dépit de toutes les rhétoriques ou plutôt en vertu de la seule et vraie rhétorique : Scribendi recte sapere est et principium et fons. Pour bien peindre, il faut commencer par bien voir ; car voilà comment je traduis le vers d’Horace en l’appliquant à la poésie de la campagne.

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