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810. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre quatrième. L’expression de la vie individuelle et sociale dans l’art. »

Or, les conditions de la société humaine sont de deux sortes : il y en a quelques-unes d’éternelles, qu’on trouve réalisées même dans les sociétés les plus sauvages ; il y en a de conventionnelles, qui ne se rencontrent que dans une nation déterminée à tel moment de son histoire. […] Il existe sans doute, au fond de tout individu comme de toute époque, un noyau de sensations vives et de sentiments spontanés qui lui est commun avec tous les autres individus et toutes les autres époques ; c’est le fonds de toute existence ; c’est le lieu et le moment où, en étant le plus soi-même, on se sent devenir autrui, où l’on saisit dans son propre cœur la pulsation profonde et immortelle de la vie. […] C’était d’ailleurs son peu de durée que Platon et Socrate reprochaient déjà au oratoire genre ; par sa nature même, en effet, il renferme quelque chose de passager, de conventionnel et de fragile : il est fait pour la cause du moment. […] L’existence, au règne de Louis XIV, avait pris quelque chose de général, de régulier et de froid, qui fait que l’art de cette époque, comme l’a fait voir Taine, représentait encore des modèles vivants au moment même où il semble nous montrer des marionnettes. […] Après tout, le poète ou l’artiste qui a réussi à plaire un moment, fût-ce à une seule personne, n’a pas entièrement manqué son but, puisqu’il a représenté une forme de la vie capable de trouver chez un être vivant un écho mais le sympathique, difficile est de plaire à un grand nombre d’êtres vivants, c’est-à-dire d’atteindre à une forme plus profonde et plus durable de la vie ; et le plus difficile est de plaire surtout aux meilleurs parmi les êtres vivants.

811. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre v »

» J’ai passé au front de durs moments, car pendant le premier hiver nous n’avions pas encore l’habitude de cette guerre de « taupes » et dans les Vosges (col de Sainte-Marie) nous souffrions beaucoup du froid. […] Chacun, catholique, protestant ou juif se recueille, et les véritables croyants se reconnaissent à leur calme, qui, à ce moment, ne peut être feint.‌ […] Il faut au pays en ce moment tous ses hommes valides pour la défense les armes à la main ; — je suis dans un service qui peut se faire fort bien avec des hommes d’âge et moins ingambes, mon devoir est d’offrir mes services ailleurs… »‌ En date du 6 janvier 1915, il envoie à sa femme cette page toute pleine de la piété terrienne d’un israélite alsacien :‌ Avec quelle joie je m’en irai du côté de l’Alsace et quels souvenirs en pénétrant en uniforme dans ce pays de nos rêves ! […] et mon brave frère, mon ancien sons la capote, et dans quels tragiques moments ! […] Je pense souvent à tous ceux qui t’entourent en ce moment d’une affection si tendre et t’aident à supporter vaillamment la lourde contribution du pays que je t’ai imposée ainsi qu’à moi-même.

812. (1860) Cours familier de littérature. IX « LIe entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier. — Correspondance de Chateaubriand (3e partie) » pp. 161-240

Cependant les jours s’écoulent ; je puis à présent être à peu près certain du moment où je vous reverrai, et cela me fait un bien que je ne puis dire. […] C’était pourtant là le seul bon moment de ma journée. […] Quand on fait à midi ce qui ne doit être fait qu’à minuit, on échoue : l’heure est tout dans le choix des moments où les peuples refusent ou acceptent les coups d’État de la lassitude. […] Une chose seulement m’étonne : c’est le manque d’honneur du moment. […] Sa maladie me fera hâter mon voyage ; je partirai d’ici aussitôt que me le permettra la santé de madame de Chateaubriand, qui souffre aussi beaucoup en ce moment.

813. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1857 » pp. 163-222

Mais Le Misanthrope… 6 mars Il y a dans ce moment à Paris 68 beaux partis, — 68 dots, importantes. […] * * * — Ma maîtresse me racontait aujourd’hui qu’elle avait une fluxion de poitrine et qu’elle n’avait pas dans le moment l’argent nécessaire pour acheter le nombre de sangsues, commandées pour qu’elle guérît. […] Le matin, à un moment, il fixa les yeux sur les miens, sans me voir sans doute, mais avec des yeux grands comme je n’en ai jamais vu… la pupille était comme ça.. […] Octobre Le café Riche semble en ce moment vouloir devenir le camp des littérateurs qui portent des gants. […] Le théâtre étant encombré de pièces dans le moment, Les Hommes de lettres ne sont pas reçus… Dans la journée, nous songeons à livrer encore une bataille sur le terrain choisi par nous, à faire tout le contraire de ce qui se fait ordinairement, — à tirer un roman de notre pièce.

814. (1913) Poètes et critiques

C’est à la critique littéraire et, par moments, à la critique d’art qu’André Beaunier, depuis qu’il tient la plume, a consacré une bonne partie de ses heureux efforts. […] Ni à l’heure, déjà surprenante, de ses débuts, ni au moment, presque miraculeux, de sa maturité, ni dans le crépuscule louche et affligeant de sa caducité précoce, Verlaine n’a été ce rustique inspiré, que son irrésistible instinct pousse aux vulgarités, aux images obscènes, mais par moments transporte, transfigure et fait rayonner comme un dieu. […] pour un moment, mais : hé ! […] Au moment d’atteindre de la main le bonheur qu’il avait rêvé, Verlaine eut-il l’intuition d’un avenir plein de ténèbres ? […] Lamartine est le plus heureux de ces poètes du moindre effort dont les dons naturels et par moments presque surnaturels se soient manifestés sous cette forme.

815. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (3e partie) » pp. 5-79

Il lui venait par moments un attendrissement étrange qu’il combattait et auquel il opposait l’endurcissement de ses vingt dernières années. […] Par moments il ne savait pas même bien au juste ce qu’il éprouvait. […] Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffit. […] L’apparition de cet homme avait suffi pour remplir de clarté cette aventure si obscure le moment d’auparavant. […] Il avait en ce moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent et se rangent devant un homme.

816. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Introduction. Le problème des idées-forces comme fondamental en psychologie. »

En premier lieu, nous n’admettons aucun état de conscience réellement simple ; tout état de conscience est la résultante d’un ensemble prodigieux d’actions et de réactions entre nous et l’extérieur, et il a pour corrélatif la totalité des mouvements qui, à un moment donné, s’accomplissent dans le cerveau. […] En d’autres termes, les lois vraiment psychologiques ne sont plus une pure coordination causale de phénomènes dans le temps ; nous ne nous contentons plus de ranger le phénomène A au premier moment, le phénomène B au second moment, etc., et d’ajouter que, dans les mêmes circonstances, le même ordre se reproduira. […] Sans doute, étant donnés les mouvements de la grenouille à un moment, et les mouvements communiqués du dehors au moment suivant, on aurait pu prédire par le calcul que la patte gauche se lèverait. […] Le sujet, sans se représenter à lui-même, se sent jouir et souffrir ; en même temps, il a conscience de son consentement au plaisir, de son aversion pour la douleur, et cela au moment même où il accepte et repousse. […] Il faut donc que, quelque part, à quelque moment, quelque fonction interne soit évidente par elle-même et s’aperçoive en s’exerçant, pour que la réflexion ultérieure devienne possible.

817. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — II. (Suite.) » pp. 463-478

Il alla successivement à Naples, à Bordeaux, en Suisse, à Lyon ; on ne suit pas bien exactement sa trace, mais ce qui paraît certain, c’est que le cardinal, privé de sa présence et ne pouvant se passer de ses communications, envoya à un moment auprès de lui son jeune secrétaire, c’est-à-dire Ramond, tant pour pourvoir à son entretien que pour continuer en chiffres la correspondance : c’est l’abbé Georgel, bien informé, qui atteste le fait. […] Mais de bons esprits comme le sien ne subissent la contagion commune qu’un moment, et, une fois guéris, ils sont désormais à toute épreuve84. […] Quelques insectes bourdonnaient à l’entour ; un papillon même, parvenu à cette hauteur par les pentes méridionales, voltigea un moment d’une fleur à l’autre ; mais bientôt, emporté vers le précipice, il confia sa frêle existence à l’immense Océan de l’air. […] Il y mêlera des personnages, des figures selon la rencontre, le berger basque, plus tard le contrebandier aragonais : En ce moment (au moment de la descente), deux jeunes montagnards nous abordèrent ; beaux et bien faits, ils marchaient pieds nus avec cette grâce et cette légèreté qui distinguent éminemment les habitants des Pyrénées.

818. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Lettres sur l’éducation des filles, par Mme de Maintenon » pp. 105-120

Cela bien entendu, elle veut le vrai dans l’éducation dès le bas âge : « Point de contes aux enfants, point en faire accroire ; leur donner les choses pour ce qu’elles sont. » — « Ne leur faire jamais d’histoires dont il faille les désabuser quand elles ont de la raison, mais leur donner le vrai comme vrai, le faux comme faux. » — « Il faut parler à une fille de sept ans aussi raisonnablement qu’à une de vingt ans. » — « Il faut entrer dans les divertissements des enfants, mais il ne faut jamais s’accommoder à eux par un langage enfantin, ni par des manières puériles ; on doit, au contraire, les élever à soi en leur parlant toujours raisonnablement ; en un mot, on ne peut être ni trop ni trop tôt raisonnable. » — « Il n’y a que les moyens raisonnables qui réussissent. » — Elle le redit en cent façons : « Il ne leur faut donner que ce qui leur sera toujours bon, religion, raison, vérité. » Dans un siècle où sa jeunesse pauvre et souriante avait vu se jouer tant de folies, tant de passions et d’aventures, suivies d’éclatants désastres et de repentirs ; où les romans des Scudéry avaient occupé tous les loisirs et raffiné les sentiments, où les héros chevaleresques de Corneille avaient monté bien des têtes ; où les plus ravissantes beautés avaient fait leur idéal des guerres civiles, et où les plus sages rêvaient un parfait amour ; dans cet âge des Longueville, des La Vallière et des La Fayette (celle-ci, la plus raisonnable de toutes, créant sa Princesse de Clèves), Mme de Maintenon avait constamment résisté à ces embellissements de la vérité et à ces enchantements de la vie ; elle avait gardé son cœur net, sa raison saine, ou elle l’avait aussitôt purgée des influences passagères : il ne s’était point logé dans cette tête excellente un coin de roman. « Il faut leur apprendre à aimer raisonnablement, disait-elle de ses filles adoptives, comme on leur apprend autre chose. » Et de plus, cette ancienne amie de Ninon savait le mal et la corruption facile de la nature ; elle avait vu de bien près, dans un temps, ce qu’elle n’avait point partagé ; ou si elle avait été effleurée un moment, peu nous importe, elle n’en était restée que mieux avertie et plus sévère. […] Elle aussi, du moment que le champ lui est ouvert, elle a son idéal, c’est de former la parfaite novice et la parfaite dame de Saint-Louis, l’institutrice religieuse et raisonnable par excellence ; elle en propose à ses jeunes maîtresses et en retrace en vingt endroits un portrait admirable : simplicité, droiture de piété, justesse soumise, nulle singularité, nulle curiosité d’esprit, une égalité sans tristesse, un renoncement absolu de soi, et toute une vie tournée à un labeur pratique et fructifiant. […] Nos filles ont été trop considérées, trop caressées, trop ménagées : il faut les oublier dans leurs classes, leur faire garder le règlement de la journée… Il faut encore défaire nos filles de ce tour d’esprit railleur que je leur ai donné, et que je connais présentement très opposé à la simplicité ; c’est un raffinement de l’orgueil qui dit par ce tour de raillerie ce qu’il n’oserait dire sérieusement… Et elle ajoute par un aveu vrai et qui n’a rien d’une fausse humilité : « Que vos filles ne se croient pas mal avec moi, cela ne ferait que les affliger et les décourager ; en vérité, ce n’est point elles qui ont tort. » À partir de ce moment, on entre dans un second effort plus obscur, moins attrayant, et qui même, dans le détail un peu abstrait où nous le voyons de loin, peut sembler décidément austère ; mais Mme de Maintenon, à la bien juger, y paraît de plus en plus méritante et digne de respect et d’estime. L’austérité, au reste, y est plutôt pour les maîtresses dont la vie se passe dans la vigilance, dans les précautions continuelles, et qui deviennent dès lors de vraies religieuses régulières par la solennité et la perpétuité des vœux : quant aux élèves et demoiselles, lors même qu’elles ont été guéries ou préservées, dans ce second et plus sûr régime, des dissipations d’esprit et des goûts d’émancipation trop mondaine, Mme de Maintenon a toujours lieu de dire : « Je ne crois pourtant pas qu’il y ait de jeunesse ensemble qui se divertisse plus que la nôtre, ni d’éducation plus gaie. » Les craintes qu’avait fait naître à un moment l’invasion du bel esprit étant passées, et le correctif ayant réussi, on revint à Saint-Cyr à une voie moyenne, et où le bon langage eut sa part d’attention et de culture.

819. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers (tome xviie ) » pp. 338-354

Il y a dans l’ordre de la nature de ces moments de retour et de ces reprises de jeunesse : il y a, au déclin de l’automne, de ces journées encore si brillantes, qu’on est tenté de se demander si c’est le printemps qui revient. […] C’est le même sentiment d’honneur héroïque et royal, et du noble orgueil invincible qu’on n’en saurait séparer, qui faisait dire au grand Frédéric, au moment le plus désespéré de la guerre de Sept Ans et dans les heures terribles où il songeait à se donner la mort, plutôt que de signer son déshonneur et celui de sa patrie (juillet-octobre 1757) : J’ai cru qu’étant roi, il me convenait de penser en souverain, et j’ai pris pour principe que la réputation d’un prince devait lui être plus chère que la vie… Je suis très résolu de lutter encore contre l’infortune ; mais en même temps suis-je aussi résolu de ne pas signer ma honte et l’opprobre de ma maison… Si vous prenez la résolution que j’ai prise (la sœur généreuse à laquelle il écrit, la margrave de Baireuth, avait résolu de mourir en même temps que lui), nous finissons ensemble nos malheurs et notre infortune, et c’est à ceux qui restent au monde à pourvoir aux soins dont ils seront chargés, et à porter le poids que nous avons soutenu si longtemps. […] Je ne suis pas de ces esprits qui ne comprennent qu’une chose ; je n’ai pas le goût de diviser en deux camps mes compatriotes ; il y a, je le sais, le point de vue très plausible, très légitime à bien des égards, du bon sens et de la prudence, comme il y a le parti de l’exaltation intrépide et généreuse ; mais, si large qu’on fasse la part de la civilisation générale, de la raison humaine et de la philosophie, il est des moments où l’honneur l’emporte sur tout ; où, si adouci qu’on soit, si éclairé qu’on se flatte d’être, il convient d’être peuple, de sentir comme le peuple, si l’on veut rester nation. […] Jointe à cette prodigieuse intelligence qu’il possède et dont il a prétendu faire la qualité essentielle et même unique de l’historien, elle la redouble et l’aiguise sur quelques points ; elle est comme un sens de plus que toutes les intelligences n’ont pas et qui lui inspire des jugements d’une rare délicatesse (ainsi dans les différences qu’il établit, page 679, entre les différents moments de la résistance de Napoléon à la paix).

820. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Le général Joubert. Extraits de sa correspondance inédite. — Étude sur sa vie, par M. Edmond Chevrier. — III » pp. 174-189

Y eut-il jamais, dans la vie d’un peuple militaire et libre, un plus admirable moment et pour ce peuple lui-même et pour les jeunes guerriers dont il était fier, que l’heure où, après une pareille campagne unique par le génie et toute patriotique d’inspiration, toute défensive encore jusque dans ses conquêtes, après n’avoir battu tant de fois l’étranger au dehors et ne l’avoir relancé si loin que pour ne pas l’avoir chez soi au dedans, les enfants de cette triomphante armée d’Italie revinrent dans leurs foyers, simples, modestes, décorés du seul éclat des victoires ? […] Nommé un moment général en chef de l’armée du Rhin, puis, presqu’aussitôt, de l’armée d’Italie (octobre 1798), il se vit aux prises avec des difficultés de tout genre, devant lesquelles il commença à sentir un embarras extrême et son impuissance. […] Il n’y avait pas un moment à perdre pour les dispositions : on avait affaire à Souvarof, ce vieil et ardent guerrier, qui « avait l’âme d’un grand capitaine », s’il lui manquait la science et bien des parties du métier. […] Il dit à Pérignon et à Saint-Cyr qu’il les priait de l’excuser, qu’il ne s’était jamais vu d’une telle faiblesse ; qu’il avait été plus d’une fois utile par ses conseils au général Bonaparte dans des moments très difficiles, et qu’il ne concevait pas d’où provenait l’extrême irrésolution d’où il ne pouvait sortir.

821. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Salammbô par M. Gustave Flaubert. » pp. 31-51

Flaubert et sur ses traces, parut un moment recueillir tout cet orage de bruit et de clameurs qu’avait soulevé le premier. […] Ils sont attablés à un grand festin pour célébrer l’anniversaire d’une de leurs victoires en Sicile, et on leur a livré pour cette orgie soldatesque les jardins même d’Hamilcar leur ancien général, alors absent de Carthage et pour le moment peu en faveur auprès de ses concitoyens. […] Dans un moment de fermentation, on délivre les esclaves d’Hamilcar. […] A un moment, Salammbô, qui en a fini de ses chants mystiques, se met à interpeller directement les Barbares : « Salammbô n’en était plus au rythme sacré : elle employait simultanément tous les idiomes des Barbares, délicatesse de femme pour attendrir leur colère.

822. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), par le baron Bignon. (Suite et fin.) »

Il put rêver à cette heure un grand rôle, et il espéra, un moment, pouvoir prendre sur le vieux et digne monarque un ascendant qui ne fut accordé à personne, et que déjouait une force d’inertie et de routine, la plus sourde de toutes. […] Il n’épargne ni le roi Jérôme qui, durant son passage à Varsovie, s’était renfermé dans son rôle de général en chef d’un des corps de la grande armée, et s’était abstenu soigneusement, avec une intention marquée, de tout ce qui aurait pu blesser le roi de Saxe, souverain du pays, ou gêner l’ambassadeur extraordinaire de l’Empereur, — il n’épargne ni le maréchal Davout, ce grand militaire et qui eut en face de l’ennemi, dans les moments les plus difficiles, de si belles inspirations couronnées par la victoire, ni Vandamme, alors persécuté, ni le duc de Bassano, dépouillé de tous ses pouvoirs et honneurs, ni personne…, ni M.  […] Singulier mélange, en effet, que cet abbé de Pradt, instruit de tant de choses et qui croyait s’entendre à toutes ; homme d’Église qui l’était si peu, qui savait à fond la théologie, et qui avait à apprendre son catéchisme ; publiciste fécond, fertile en idées, en vues politiques d’avenir, ayant par moments des airs de prophète ; écrivain né des circonstances, romantique et pittoresque s’il en fut ; le roi des brochuriers, toujours le nez au vent, à l’affût de l’à-propos dans les deux mondes, le premier à fulminer contre tout congrès de la vieille Europe ou à préconiser les jeunes républiques à la Bolivar ; alliant bien des feux follets à de vraies lumières ; d’un talent qui n’allait jamais jusqu’au livre, mais qui avait partout des pages ; habile à rendre le jeu des scènes dans les tragi-comédies historiques où il avait assisté, à reproduire l’accent et la physionomie des acteurs, les entretiens rapides, originaux, à saisir au vol les paroles animées sans les amortir, à en trouver lui-même, à créer des alliances de mots qui couraient désormais le monde et qui ne se perdaient plus ; et avec cela oublieux, inconséquent, disparate, et semblant par moments sans mémoire ; sans tact certainement et sans goût ; orateur de salon, jaseur infatigable, abusant de sa verve jusqu’à l’ennui ; s’emparant des gens et ne les lâchant plus, les endoctrinant sur ce qu’ils savaient le mieux ; homme à entreprendre Ouvrard sur les finances, Jomini sur la stratégie, tenant tout un soir, chez Mme de Staël, le duc de Wellington sur la tactique militaire et la lui enseignant ; dérogeant à tout instant à sa dignité, à son caractère ecclésiastique, avec lequel la plupart de ses défauts ou, si l’on aime mieux, de ses qualités se trouvaient dans un désaccord criant ; un vrai Mirabeau-Scapin, pour parler comme lui, un archevêque Turpin et Turlupin.

823. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. BRIZEUX (Les Ternaires, livre lyrique.) » pp. 256-275

ils ne feront pas mal peut-être, mais ce ne sera jamais bien complet, ni bien distingué, ce sera manqué par quelque endroit, tandis que, dans leurs vers de tous les jours, dans ces pièces sans prétention qu’ils jettent au gré de leur secrète fantaisie, il peut arriver qu’à tel moment ils atteignent à une note exquise, à quelque chose de pénétrant, à quelque chose de tout à fait bien, et qui mérite de vivre. […] A ce second temps, à cette seconde saison, il a gardé encore de la fraîcheur et de la facilité des inspirations premières ; mais elles ont acquis plus de développement, de fermeté, la pleine maturité déjà : c’est le lucide moment, la nuance épanouie. […] Par moments sa Bretagne lointaine lui échappait, la courtoisie florentine l’avait conquis, il allait oublier son Ithaque ; mais tout d’un coup un costume, un son d’instrument, un écho, venait réveiller son vieux culte et croiser ses amours. […] Un autre jour, le poëte, errant dans Rome, vient à découvrir qu’une église y est dédiée au pauvre évêque breton, à Malo, sous le nom italien de saint Mauto, et dès ce moment, pendant bien des journées, il ne pense plus qu’à son patron chéri ; si Saint-Pierre est, un soir, illuminé en l’honneur de quelque saint inconnu, il se dit que c’est pour le sien ; et, tout fier d’avoir signalé la basilique cachée, il s’écrie : Patron des voyageurs, les fils de ton rivage, Venus à ce milieu de l’univers chrétien, Connaîtront désormais ton nom italien, Et tu seras un but dans leur pèlerinage.

824. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mémoires de madame de Staal-Delaunay publiés par M. Barrière »

Le premier moment de reprise a été celui même de la renaissance de la société, sous le Consulat et aux premières années de l’Empire. […] Le second moment a été sous la Restauration ; ici l’intérêt historique et politique dominait. […] Cousin, dans l’esquisse pleine de feu qu’il a tracée dès femmes du xviie , leur a décerné hautement la préférence sur celles de l’âge suivant ; je le conçois : du moment qu’on fait intervenir la grandeur, le contraste des caractères, l’éclat des circonstances, il n’y a pas à hésiter. […] Je pousserais même la licence jusqu’à ne pas exclure du concours tout d’emblée les femmes du xixe  siècle, si le moment de les juger était venu.

825. (1894) Propos de littérature « Chapitre III » pp. 50-68

Son immobilité la met plus loin de nous, elle ne signifie pas l’individu aussi naturellement que le geste ; elle ne dépend pas du moment. […] Mouvement et moment sont le même mot. […] Elle est, comme la Poésie, dans le temps par la musique apparente qu’elle développe, dans l’espace par la couleur et l’attitude, dans le temps et l’espace à la fois par le geste — le geste, moment de la durée et moment de l’étendue qui y symbolise l’action.

826. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XIX. Cause et loi essentielles des variations du gout littéraire » pp. 484-497

Chaque moment ne voit-il pas un état de conscience nouveau s’ajouter à ceux dont la série constitue notre personnalité ? […] Ils prirent à témoin de leur joie éphémère Un ciel toujours voilé qui change à tout moment Et des astres sans nom que leur propre lumière Dévore incessamment. […] J’entends que dans une littérature, au moment même où décroît la tendance régnante, d’autres tendances coexistantes croissent en vigueur, montent de l’ombre à la lumière, se préparent à devenir à leur tour dominantes. […] L’historien doit savoir dire quelle est, en un moment donné, l’heure marquée à chacun des cadrans qui correspondent à ces invisibles balanciers.

827. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Pensées de Pascal. Édition nouvelle avec notes et commentaires, par M. E. Havet. » pp. 523-539

Pascal n’était qu’audacieux et non téméraire ; mais, puisque je l’ai comparé à un général, j’ajouterai que c’était un général qui avait été tué dans le moment même de son opération : elle était restée inachevée et en partie à découvert. […] Il faut citer ce passage d’une souveraine beauté : Qui voit Pythagore ravi d’avoir trouvé les carrés des côtés d’un certain triangle, avec le carré de sa base, sacrifier une hécatombe en actions de grâces ; qui voit Archimède attentif à quelque nouvelle découverte, en oublier le boire et le manger ; qui voit Platon célébrer la félicité de ceux qui contemplent le beau et le bon, premièrement dans les arts, secondement dans la nature, et enfin dans leur source et dans leur principe, qui est Dieu ; qui voit Aristote louer ces heureux moments où l’âme n’est possédée que de l’intelligence de la vérité, et juger une telle vie seule digne d’être éternelle, et d’être la vie de Dieu ; mais (surtout) qui voit les saints tellement ravis de ce divin exercice de connaître, d’aimer et de louer Dieu, qu’ils ne le quittent jamais, et qu’ils éteignent, pour le continuer durant tout le cours de leur vie, tous les désirs sensuels : qui voit, dis-je, toutes ces choses, reconnaît dans les opérations intellectuelles un principe et un exercice de vie éternellement heureuse. […] Mis en regard de Bossuet, Pascal peut offrir au premier moment des duretés et des étroitesses de doctrine qui nous choquent. […] Il va se heurter par moments, s’aheurter (c’est son mot) aux écueils qu’il est plus sage à la raison, et même à la foi, de tourner que de découvrir et de dénoncer à nu ; il dira, par exemple, des prophéties citées dans l’Évangile : « Vous croyez qu’elles sont rapportées pour vous faire croire.

828. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Saint Anselme, par M. de Rémusat. » pp. 362-377

Il était difficile de ne pas dire un mot tout d’abord de ce qu’on a sur le cœur : mais venons vite au savant et pacifique ouvrage auquel M. de Rémusat s’est consacré tout entier, sans sortir de son sujet un seul moment. […] On a cité de lui dans ses derniers moments, et au milieu de toutes ses résignations chrétiennes, une parole qui montre la persistance naïve du métaphysicien en lui. […] Ainsi, au moment d’aller rejoindre Dieu selon sa ferme croyance, et de posséder le pur esprit à sa source, Anselme regrettait de manquer une dernière découverte intellectuelle, et de ne pas résoudre par lui-même un dernier problème sur les choses de l’esprit. […] Vitet, n’écriviez-vous pas cela hier dans un recueil littéraire que vous enrichissiez au moment même48 ?

829. (1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Première partie — Chapitre III. Les explications anthropologique, idéologique, sociologique »

Il coïncide avec le moment où entrent, sur la scène politique, les masses brachycéphales, qui se distinguent par leur amour de l’uniformité. […] Dira-t-on qu’il est indifférent que Rousseau ait vécu dans la société de notre xviiie  siècle, et que, né en Inde au même moment, ou en France sous les Mérovingiens, les mêmes idées lui seraient venues ? […] On dira : du moment où vous accordez, comme expliquée, l’apparition d’une idée dans une conscience, le reste va de soi, la science l’explique aisément. […] Du moment d’ailleurs où l’on reconnaîtra que des formes sociales existent, qui ne varient pas comme varient les individus qu’elles encadrent, il faudra bien reconnaître que la permanence de ces formes impose aux actions des individus, même de génie, certaines limites.

830. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Appendice. »

About nous faisait de beaux contes pour rire, et dans ses moments graves étudiait Homère et la Bible, tout comme Bossuet. […] Au tome précédent, tome VII, page 39, ligne 23, une correction est à faire ; c’est à l’endroit où j’ai dit : « … Wood, arraché un moment aux Lettres, occupait, à cette date, le poste de sous-secrétaire d’État dans le ministère dont le comte de Granville était le président. » Il faut lire : « … dans le ministère dont le comte de Granville faisait partie à titre de Président du Conseil. » Cette dernière dénomination, en effet, n’a point, en Angleterre, la même portée que chez nous ; et même en ayant sous les yeux le texte de l’ouvrage de Robert Wood sur Homère, où le fait est raconté, et en n’y mettant rien du mien, je m’y étais mépris ; j’avais trop accordé à celui dont il était dit « qu’il présidait les Conseils de Sa Majesté ».

831. (1875) Premiers lundis. Tome III « De l’audience accordée à M. Victor Hugo »

Victor Hugo. » Cette simple annonce excite, en ce moment, plus d’intérêt qu’on n’a coutume d’en accorder à ces sortes de nouvelles. […] Ce que l’histoire consacre, ce qu’elle imprime dans ses livres, professe dans les chaires, et invoque à tous moments dans les discussions de l’une et l’autre Chambre ; ce que les journaux répètent et portent à la fois sur tous les points du pays, cela même deviendrait-il dangereux au théâtre, sous un point de vue tout impartial, et à travers le prisme purificateur de l’art ?

832. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — C — article » pp. 493-499

N’est-ce pas se jouer en quelque manière de la sensibilité de notre ame, que de vouloir lui faire éprouver les contrariétés les plus choquantes, que de la tourmenter par des mouvemens forcés & pénibles, auxquels elle ne cede que malgré elle, & toujours pour un moment, parce qu’elle tend d’elle-même à l’ordre & à la liberté ? […] Il fait juger des choses par les principes, & non par les succès ; il se rappelle, dans ces momens de délire général, que les alimens les plus contraires sont quelquefois agréables aux estomacs dépravés, que la disette ou l’amour de la nouveauté donne du prix à la médiocrité, au vice même ; & connoissant tout à la fois les sources de la bizarrerie dominante, de la nature des objets qui l’entretiennent, le génie de la Nation qui l’encense, il attend, & pourroit prédire avec certitude, le moment de la révolution qui doit guérir de cette frénésie.

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