/ 2934
1829. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE VIGNY (Servitude et Grandeur militaires.) » pp. 52-90

Le défaut le plus capital de Stello, qu’on retrouve également dans Cinq-Mars et dans tous les ouvrages en prose de M. de Vigny, c’est un certain manque de réalité, une certaine apparence de poétique chimère, qui tient moins encore à l’arrangement et à la symétrie qu’à un jour mystique, glissant on ne sait d’où, au milieu même des plus vrais et des plus étudiés tableaux. […] Puisque Stello, au milieu de ses émotions les plus pénétrantes, sait fort bien s’arrêter à d’ingénieuses vétilles, remarquer au plus fort de ses douleurs que le nom de Raphaël signifie un ange, et que Rubens veut dire rougissant ; puisque, le sentiment allant son train avec Stello, le raisonnement avec le docteur noir peut l’accompagner de ses hargneuses chicanes, je demande qu’on me pardonne si, dans l’admirable histoire du capitaine Renaud, qui faisait naître mes larmes, j’ai noté, chemin faisant, de petits désaccords, pour me rendre compte de ce manque de complète vraisemblance chez M. de Vigny. […] L’espèce de lenteur difficultueuse, qu’on peut remarquer dans l’auteur, tient plutôt même à ce procédé scrupuleux et à la qualité de l’exécution qu’à l’enfantement de l’idée ; car chez lui la conception est de longtemps préexistante ; la composition, l’ordonnance se dessine d’abord, et il réserve en portefeuille bien des plans tout tracés d’ouvrages et de poëmes, pour le détail desquels le temps avare devra souvent manquer.

1830. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CXVe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (4e partie) » pp. 429-500

Il ne manque pas d’ailleurs de bruits dont il est impossible de se rendre compte, et qui laissent les indigènes aussi embarrassés que M.  […] Dieu l’a créée infatigable, inépuisable, innombrable dans les végétations, moins nombreuse, moins palpable, moins fourmillante dans les animaux, excepté les insectes, parce que l’intelligence les anime, et que la nourriture plus recherchée leur manquerait dans leurs pâturages terrestres ; mais il leur mesure les aliments et l’intelligence à proportion de leurs masses, de leurs besoins ; entre eux et l’homme il a placé la barrière des langues qui se parlent, mais qui ne se comprennent pas entre elles, excepté les animaux domestiques, premiers esclaves et tendres amis de l’homme. […] La façade trop théâtrale y manque seule.

1831. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXIIe entretien. Chateaubriand, (suite.) »

Il me manquait quelque chose pour remplir l’abîme de mon existence : je descendais dans la vallée, je m’élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l’idéal objet d’une flamme future ; je l’embrassais dans les vents ; je croyais l’entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les deux, et le principe même de vie dans l’univers. […] Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs. […] Repoussé par la société, abandonné d’Amélie, quand la solitude vint à me manquer, que me restait-il ?

1832. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « M. Deschanel et le romantisme de Racine »

J’imagine ce bout de dialogue auquel il ne manque que l’esprit et le tour de main de Voltaire : « … Ce mandarin parle si bien, reprit Kou-Tu-Fong, qu’il fait courir à ses leçons toutes les dames de Pékin  Ce qu’il dit est donc bien neuf ? […] Mais son sentiment sur la valeur de l’œuvre manque peut-être de netteté. Il déclare à trois ou quatre reprises que la pièce est « très faible » parce qu’elle manque d’action ; mais il l’appelle d’autre part « une charmante tragi-comédie »48, y trouve « sensibilité, éloquence familière et poétique, grâce pénétrante49 » et dit qu’elle est « bien étonnante et filée avec un art infini50 » Comment une pièce peut-elle être à la fois si faible et si charmante ?

1833. (1912) Enquête sur le théâtre et le livre (Les Marges)

Il ne lui manque que du goût et de la culture. […] Je suis insuffisamment informé ; il me semble toutefois que nous ne manquons pas de dramaturges de valeur. […] Il y eut, dans l’emploi des trucs, ou, plus simplement, dans l’exhibition des costumes, des toilettes et des décors, une manière facile de flatter les plus vulgaires instincts des foules ; on ne manqua pas d’user de ce moyen.

1834. (1890) L’avenir de la science « XXIII »

Car rien de plus ridicule qu’une imitation manquée de la majesté. […] La réaction toutefois les entraîna trop loin ; la couleur religieuse manqua profondément à ce siècle. […] Que si vos facultés, résonnant simultanément, n’ont jamais rendu ce grand son unique, que nous appelons Dieu, je n’ai plus rien à dire ; vous manquez de l’élément essentiel et caractéristique de notre nature.

1835. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Chapitre V. Le Séminaire Saint-Sulpice (1882) »

Au fond, il ne lui manqua que ce qui l’eût fait cesser d’être catholique, la critique. […] la main sur la conscience, cet engagement-là, je n’y ai jamais manqué. je n’ai jamais eu d’autre intérêt que celui de la vérité et j’y ai fait des sacrifices. […] Cela me sert à bien des fins : d’abord à acquérir des connaissances belles et utiles, puis à me distraire de certaines choses en m’occupant d’autres… Il ne manquerait rien à mon bonheur si les désolantes pensées que tu sais ne m’affligeaient continuellement l’âme, et cela selon une effroyable progression d’accroissement.

1836. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le prince de Ligne. — I. » pp. 234-253

Il ne lui a peut-être manqué, pour marquer hautement sa place de ce côté, qu’un commandement en chef donné à temps ; car, sans parler de l’intrépidité sur le champ de bataille, il avait le coup d’œil. […] Tout ce qui, à Belœil, était grand, régulier, dans le genre de Le Nôtre, venait du père du prince : lui, il s’occupa d’y jeter le varié et l’imprévu ; il ne lui manqua que plus de temps pour achever son œuvre, son poème.

1837. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — I. » pp. 262-280

Quand on demande à Bourdaloue ces traits, ces lumières du discours qui lui manquent, et qu’on lui oppose sans cesse Bossuet, je crains qu’on ne fasse une confusion, et que Bossuet ne soit là que pour cacher Chateaubriand, et pour signifier, sous un nom magnifique et plus sûr, ce genre de goût que l’auteur du Génie du christianisme nous a inculqué, je veux dire le culte de l’image et de la métaphore. […] Dans une trame de style unie et simple, quelque chose désormais nous manque.

1838. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le marquis de la Fare, ou un paresseux. » pp. 389-408

Tandis que celui-ci, gai, riant, plein de verve et sous ses airs d’Anacréon, semble avoir rempli sa destinée naturelle, La Fare fait plutôt l’effet d’avoir manqué la sienne ; on voit dans son exemple de riches facultés qui se perdent, et des talents distingués qui s’altèrent et s’abîment faute d’emploi ; on est involontairement attristé. […] En attendant il se console de ne plus servir, de ne plus prendre sa part dans le drame public qui se continue, moyennant cette réflexion que « bien que depuis trente ans il se soit fait de grandes choses en ce royaume, il ne s’y est point fait de grands hommes ni pour la guerre, ni pour le ministère : non que les talents naturels aient manqué dans tout le monde, mais parce que la Cour ne les a ni reconnus ni employés… ».

1839. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Instruction générale sur l’exécution du plan d’études des lycées, adressée à MM. les recteurs, par M. Fortoul, ministre de l’Instruction publique » pp. 271-288

Lui-même né et sorti des lettres, il n’aurait pu leur faire la moindre injure sans manquer à son passé ; il a donc, dans une combinaison qui est son œuvre, concilié son culte pour elles, le culte de la tradition, avec la part légitime que réclamaient des sœurs rivales, et qui, si elles n’étaient admises, allaient devenir impérieuses. […] En politique, comme en éducation, remplacer l’édifice de Charlemagne, telle était la mission de l’empereur ; mais le temps lui a manqué en cela comme en toute chose.

1840. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — I » pp. 249-267

Le raisonneur prétend assigner des règles à la beauté du paysage : « pour qu’un paysage soit beau, il faut que toutes ses parties impriment une idée commune et concourent à produire une même sensation. » Il y a des paysages où, avec de grandes parties, l’impression totale est manquée ; il y en a où, avec les circonstances les plus vulgaires, les plus triviales, l’effet est produit. […] Si vous ne la démêlez pas ou qu’elle manque, une montagne vous fera justement l’effet d’un gros tas de cailloux.

1841. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Œuvres de Vauvenargues tant anciennes qu’inédites avec notes et commentaires, par M. Gilbert. — III — Toujours Vauvenargues et Mirabeau — De l’ambition. — De la rigidité » pp. 38-55

Il n’est nullement en moi d’avoir à ma portée les objets que vous donnez à mon cœur ; je ne manque pas cependant de principes de conduite, et je les suis exactement ; mais, comme ils ne sont pas les mêmes que les vôtres, vous croyez que je n’en ai point, et vous vous trompez en cela, comme lorsque vous croyez que mon âme est inactive, quoiqu’elle soit sensible et présente, qu’elle ne supporte la solitude que par là, et qu’elle aime à se tourner sur ce qui peut la former et lui être utile, quand ma santé le permet. […]  » La première question que Vauvenargues a traitée dans sa correspondance avec Mirabeau a été celle de l’ambition ; la seconde question qui s’entame (car ce sont véritablement des questions, et la forme de dissertation même n’y manque pas) sera celle de la rigidité.

1842. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237

Quelle illusion dans cette gloire qu’on prétend éterniser, dans ce bâtiment de quarante mille écus élevé à l’une des extrémités de la pièce d’eau, vraie pagode où se lisaient gravés sur le marbre tous les noms des visiteurs en ces quatre années, avec cette inscription de la façon de l’abbé Barthélemy : « Étienne-François, duc de Choiseul, pénétré des témoignages d’amitié, de bonté, d’attention dont il fut honoré pendant son exil par un grand nombre de personnes empressées à se rendre en ces lieux, a fait élever ce monument pour éterniser sa reconnaissance. » Que cet obélisque ministériel, inauguré dix ans avant la Révolution française, à quelques pas du volcan qui va engloutir la monarchie, est petit, vu de loin, et qu’il manque son effet dans la perspective ! […] On l’invite à venir à Chanteloup ; on l’assure du plaisir qu’elle y fera, du bonheur qu’on aura à la posséder : elle n’ose y croire, elle manque de foi dans l’amitié comme dans le reste.

1843. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Montaigne en voyage »

Il juge très bien, à première vue, du changement de configuration du sol, et de l’ensevelissement de l’ancienne Rome : la forme des montagnes et des pentes n’est plus du tout la même, et il tenait pour certain « qu’en plusieurs endroits nous marchions sur la tête des vieux murs et sur le faîte des maisons tout entières. » La liberté de vie à Rome lui paraît bien différente de celle de Venise : la sûreté y manque. […] Montaigne a les sens excellents ; il voit les choses telles qu’elles sont, ni plus ni moins, et ne les complique en rien d’abord, ni par l’imagination ni par la réflexion. — Ce même jour où il a vu passer le Pape, il prend de la térébenthine : sa santé va de front avec sa curiosité. — On exécute un bandit ; il assiste à ce spectacle, en relève toutes les circonstances, et l’ancien conseiller au Parlement de Bordeaux ne manque pas de faire la comparaison avec ce qui se pratique en France.

1844. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Charles-Quint après son abdication, au monastère de Saint-Just »

On voit donc que Charles-Quint, en entrant au cloître, et tout en prenant la retraite très au sérieux, ne put tenir exactement sa résolution et sa gageure : il n’eut pas même le temps de ressentir l’ennui, le vide que son brusque changement de vie n’eût pas manqué de produire en son âme ardente et active. […] Les différences de cette fin si digne, si caractérisée, mais si spéciale, si exclusive et si ensevelie, du grand empereur du xvie  siècle, les contrastes qu’elle offre avec les destinées de cet autre empereur exposé plus encore que relégué à Sainte-Hélène, y achevant de vivre et s’y dévorant dans les loisirs forcés d’une retraite où les mortifications, certes, ne manquaient pas, mais qui s’éclaire des rayons d’une civilisation supérieure et des lumières d’un génie universel, sont assez sensibles sans que j’y insiste.

1845. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Les frères Le Nain, peintres sous Louis XIII, par M. Champfleury »

Je ne puis parler du Corps de garde fort vanté, et qui, par malheur, manque à la collection du Louvre. […] Que si tout cela te manque et que tu te bornes strictement à ce que tu es, sans presque nul choix et selon le hasard de la rencontre, si tu te tiens à tes pauvretés, à tes sécheresses, à tes inégalités et à tes rugosités de toutes sortes, eh bien !

1846. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Oeuvres inédites de la Rochefoucauld publiées d’après les manuscrits et précédées de l’histoire de sa vie, par M. Édouard de Barthélémy. »

Il n’y a rien, en tout ceci, qui indique le manque de logique. […] À la page 252, dans les Maximes, il manque à la sixième ligne de la CCLVIIe, inédite un membre de phrase qu’on suppléerait au besoin : le copiste ne s’est pas relu.

1847. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’Audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. »

Le bonhomme Chrysale, entre autres passages, poussé à bout par le purisme de sa sœur, de sa femme et de sa fille, s’écrie : Une pauvre servante au moins m’était restée, Qui de ce mauvais-air n’était point infectée ; Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas A cause qu’elle manque à parler Vaugelas ! […] Ce n’est pas un médiocre honneur pour Vaugelas d’avoir préparé à Racine sa langue, de lui avoir aplani les voies d’élégance et de douceur dans la diction, et d’avoir si bien et si exactement défini tout ce rare ensemble de qualités possibles, qu’il n’y manque plus que d’écrire en marge le nom du plus parfait écrivain.

1848. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Mémoires de madame Roland »

C’est une faute, et plus qu’une faute ; c’est un manque de tact de la part d’une femme qui en avait cependant beaucoup. […] Mais les preuves manquaient : elles sortent aujourd’hui, elles se produisent ; et c’est ici véritablement un trait essentiel, caractéristique, qu’on est heureux de ressaisir et de voir se dessiner avec éclat.

1849. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette (suite.) »

Peut-être tout n’échoua-t-il que parce qu’il manqua à Louis XVI, à ce souverain de vieille race, une seule petite chose, ce qui fait le souverain même, la fermeté. […] Mon sort est de porter malheur ; et si des machinations infernales le font encore manquer ou qu’il fasse reculer l’autorité du roi, on m’en détestera davantage. » D’un autre côté, le roi en subissant le choix de M. 

1850. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette (suite et fin.) »

L’effet de cette séance qui aurait pu être aussi nationale que royale fut manqué. […] J’espère, si le pain ne manque pas, que beaucoup de choses se remettront.

1851. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Catinat. »

L’affaire manquée, Catinat revint vite à son métier de guerre ; il fut nommé gouverneur de Longwy, puis de Condé, puis de Tournai. […] Cependant je vois avec beaucoup de surprise que vous attendiez les ordres de Sa Majesté, sur quoi vous êtes d’autant moins excusable que, si vous aviez cru avoir besoin desdits ordres, vous n’auriez pas dû manquer de l’écrire par un courrier exprès, qui vous en aurait apporté la réponse en huit ou neuf jours… Quoique j’espère que les dépêches qui vous ont été remises par le courrier La Neuville, il y a plus de quatre jours, vous auront porté à demander audit marquis l’entrée dudit château, je ne laisse pas de vous dépêcher ce courrier exprès pour vous témoigner la mauvaise satisfaction que le roi a du retardement que vous avez apporté, etc… » Louis XIV, pas plus que Napoléon, n’aimait qu’on se le fît dire deux fois ni qu’on lui fît répéter un ordre.

/ 2934