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445. (1888) La critique scientifique « Avant-propos »

Tandis que les écrits de la première sorte s’attachent, en effet, à critiquer, à juger, à prononcer catégoriquement sur la valeur de tel ou tel ouvrage, livre, drame, tableau, symphonie, ceux de la seconde poursuivent, comme on sait, un tout autre but, tendent à déduire des caractères particuliers de l’œuvre, soit certains principes d’esthétique, soit l’existence chez son auteur d’un certain mécanisme cérébral, soit une condition définie de l’ensemble social dans lequel elle est née, à expliquer par des lois organiques ou historiques les émotions qu’elle suscite et les idées qu’elle exprime. Rien de moins semblable que l’examen d’un poème en vue de le trouver bon ou mauvais, besogne presque judiciaire et communication confidentielle qui consiste, en beaucoup de périphrases, à porter des arrêts et à avouer des préférences, ou l’analyse de ce poème en quête de renseignements esthétiques, psychologiques, sociologiques, travail de science pure, où l’on s’applique à démêler des causes sous des faits, des lois sous des phénomènes étudiés sans partialité et sans choix.

446. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des romans — Préfaces de « Han d’Islande » (1823-1833) — Préface de 1833 »

En appliquant cette loi à Han d’Islande, on fera saillir aisément ce qui constitue avant tout le défaut de ce livre. […] D’ailleurs, puisque l’auteur, si peu de place qu’il tienne en littérature, a subi la loi commune à tout écrivain grand ou petit, de voir rehausser ses premiers ouvrages aux dépens des derniers et d’entendre déclarer qu’il était fort loin d’avoir tenu le peu que ses commencements promettaient, sans opposer à une critique peut-être judicieuse et fondée des objections qui seraient suspectes dans sa bouche, il croit devoir réimprimer purement et simplement ses premiers ouvrages tels qu’il les a écrits, afin de mettre les lecteurs à même de décider, en ce qui le concerne, si ce sont des pas en avant ou des pas en arrière qui séparent Han d’Islande de Notre-Dame de Paris.

447. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — De l’état de savant. » pp. 519-520

La propriété des biens et celle de la personne, ou la liberté civile, supposent de bonnes lois et avec le temps amènent la culture des terres, la population, les industries de toute espèce, des arts, des sciences, le beau siècle d’une nation. […] A son origine, l’une et l’autre association n’a ni code ni lois.

448. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre troisième. Découverte du véritable Homère — Chapitre IV. Pourquoi le génie d’Homère dans la poésie héroïque ne peut jamais être égalé. Observations sur la comédie et la tragédie » pp. 264-267

Il n’en est pas de même pour la comédie : les caractères de la nouvelle comédie à Athènes furent tous imaginés par les poètes du temps, auxquels une loi défendait de jouer des personnages réels, et ils le furent avec tant de bonheur, que les Latins, avec tout leur orgueil, reconnaissent la supériorité des Grecs dans la comédie. […] De là deux lois éternelles en poésie : d’après la première, le sublime poétique doit toujours avoir quelque chose de populaire ; en vertu de la seconde, les peuples qui se firent d’abord eux-mêmes les caractères héroïques, ne peuvent observer leurs contemporains civilisés [et par conséquent si différents], sans leur transporter les idées qu’ils empruntent à ces caractères si renommés.

449. (1892) Les idées morales du temps présent (3e éd.)

Elle ne fixe point son attention sur les grandes lois de la nature, pour en faire ressortir le caractère fatal et désolant. […] Les lois, telles que l’humanité les accepte, en somme, depuis que nous connaissons son histoire, lui paraissent abominables. […] Je crois avec Darwin que la lutte violente est une loi de la nature qui régit tous les êtres ; je crois avec Joseph de Maistre que c’est une loi divine ; deux façons différentes de nommer la même chose. […] « J’estime qu’il faut faire pour la guerre, loi criminelle de l’humanité, ce que nous devons faire pour toutes nos lois criminelles : les adoucir, en rendre l’application aussi rare que possible, tendre de tous nos efforts à ce qu’elles soient inutiles. […] Zola monte sur un trépied chaque fois qu’il parle des grandes lois de la science, et M. 

450. (1914) L’évolution des genres dans l’histoire de la littérature. Leçons professées à l’École normale supérieure

C’est-à-dire, y a-t-il des Lois qui gouvernent cette succession ; et, ces Lois, d’où les peut-on tirer ? […] Nous chercherons ici s’il y a des lois du phénomène ou, au contraire, si, comme on serait d’abord plutôt tenté de le croire, l’évolution de chaque genre ayant ses lois à elle, il n’y a pas de loi générale de l’évolution des genres. […] De ce que nous connaissons, par exemple, les lois, quelques-unes au moins des lois de la vie, il n’en résulte pas, vous le savez, que nous puissions créer la vie même. […] Mais les lois de la guerre ne sont pas celles de la polémique, ni surtout celles de la critique. […] Je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois.

451. (1892) Essais sur la littérature contemporaine

Car l’inégalité est la loi de nature. […] L’architecture et la musique ont leur objet, leurs moyens, et leurs lois en elles, pour ainsi dire, ou dans la convention primordiale dont elles ne sont que le développement, et ces lois, ces moyens, ou cet objet n’ont rien de commun avec la production ou la traduction du réel. […] Aussi bien est-il une autre loi sur laquelle j’aime mieux insister, comme étant non pas plus certaine, plus nécessaire, mais en quelque sorte plus fondamentale, et une loi dont on pourrait, avec un peu d’adresse, déduire aisément toutes les autres. […] Ce sera si vous la retournez, en quelque sorte, et que vous imputiez à la liberté des personnes ce que le roman impute à la fatalité de la loi de nature. […] Je ne le pense pas, puisque, comme on l’a vu, le mot de « loi » n’est ici que l’expression de la nature des choses.

452. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIIe entretien. Littérature américaine. Une page unique d’histoire naturelle, par Audubon (1re partie) » pp. 81-159

Quant aux lois, on n’en respectait aucune que quand on n’était pas assez nombreux pour les violer toutes. Le meurtre par le revolver, toujours sous la main, était devenu le tribunal individuel, et la loi Lynch, celle qui ameute une multitude et qui tue, était la loi des hordes. […] Ainsi les noirs, qui seraient tenus hors la loi des marchés à New-York, y subissent et y subiront la loi du mépris, l’ostracisme de la misère, l’extinction de leur race par la faim dans la fédération qui prétend faire la guerre au Sud pour la liberté et l’égalité des noirs ! […] Qui ne sait que le maître du capital est le maître de l’intérêt, et que l’Europe, livrée bientôt à ce pays de tous les monopoles, en subirait à jamais la loi ? […] Les régulateurs le déclarent hors la loi.

453. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 juillet 1885. »

De même encore, cette représentation consciente de l’Idée du Monde dans le Drame semble être faite au moyen de cette loi intérieure de Musique, qui agit, mais inconsciente, chez le Dramaturge, à la façon de cette loi, d’ailleurs inconsciente, de la Causalité, qui nous sert à l’Aperception du Monde de l’Apparence. […] Les sphères seules, diffèrent, où se meuvent, élargis, les héros, et les lois de leur mouvement. […] La différence des deux sphères où ils demeurent résulte, formellement, de la différence entre les lois de leur Aperception. Aussi, l’œuvre d’Art complet devrait s’élever sur le terrain de limite où ces lois se peuvent toucher. […] Or, Beethoven, au point de vue des lois formelles de son art, et de la pénétration libératrice qu’il leur a imprimée, est, entièrement, l’égal de Shakespeare.

454. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIVe entretien. Madame de Staël. Suite »

« Si notre âme n’est qu’une matière subtile, mise en mouvement par d’autres éléments plus ou moins grossiers, auprès desquels même elle a le désavantage d’être passive ; si nos impressions et nos souvenirs ne sont que les vibrations prolongées d’un instrument dont le hasard a joué, il n’y a que des fibres dans notre cerveau, que des forces physiques dans le monde, et tout peut s’expliquer d’après les lois qui les régissent. […] « Lorsque Keppler eut découvert les lois harmoniques du mouvement des corps célestes, c’est ainsi qu’il exprima sa joie : « Enfin, après dix-huit mois, une première lueur m’a éclairé, et, dans ce jour remarquable, j’ai senti les purs rayons des vérités sublimes. […] La révolution française, ou plutôt la révolution européenne, couvant et éclatant dans le foyer de la France, avait deux buts : un but humain, l’émancipation de la classe la plus nombreuse, ou du peuple, de toute servitude et de toute inégalité aristocratique ; un but surhumain, l’émancipation de la raison et de la conscience de toute religion imposée et de toute servitude religieuse ; le détrônement des castes privilégiées par la loi, et le détrônement des églises d’État ; la loi égale et la foi libre, voilà la révolution. […] L’égalité devant la loi, et la liberté devant la foi solidement constituée, il importait peu à cette révolution que le pouvoir exécutif ou le ressort actif du gouvernement politique s’appelât roi ou président, monarque ou dictateur, qu’il fût héréditaire, ou qu’il fût électif ; mais il importait infiniment que ce grand ressort actif du gouvernement fût affranchi de toute aristocratie privilégiée et de toute théocratie prédominante. Les citoyens égaux, les prêtres libres, les religions volontaires, les cultes salariés par eux-mêmes et dans la mesure de la foi qu’ils admettront, les concordats abolis, Dieu hors la loi parce qu’il est au-dessus de toute loi, tels étaient et tels sont les dogmes que la révolution française s’est donné mission d’établir en faits.

455. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVIe entretien. Biographie de Voltaire »

La cour et la France se vengeaient de leur servitude aux lois de madame de Maintenon, Esther surannée d’un roi persécuteur des consciences, inspiratrice des plus cruels attentats contre les cultes indépendants. […] Non, le Dieu qui m’a fait ne m’a point fait en vain ; Sur le cœur des mortels il mit son sceau divin, Il m’a donné sa loi puisqu’il m’a donné l’être. […] Il encensait jusqu’aux papes, aux cardinaux ; il semblait, avec un art habile, ranger les personnes en dehors des lois de la guerre qu’il faisait aux choses. […] Une république l’aurait scandalisé ; la place publique lui répugnait, il était fait pour la cour ; l’élégance était selon lui la loi des lois ; il voulait du bon goût jusque dans la vérité. […] Le monde tend rationnellement à une indépendance mutuelle absolue de la conscience et du gouvernement, de la foi et de la loi, de Dieu et du prince.

456. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre III. Pascal »

Si l’admirable aspiration de quelques doux rêveurs a pu devenir la loi de sociétés immenses, c’est que la casuistique a transposé l’utopie irréalisable en précepte pratique, et ses décisions représentent souvent, en face de la folie ascétique, le ferme et naturel bon sens. […] Par là ce pamphlet est demeuré un des livres que lira toujours quiconque, chrétien ou non, cherchera sa règle de vie : il a réalisé cette loi des grandes œuvres d’art, de dépasser les circonstances contingentes qui lui ont donné l’être, et de revêtir un intérêt absolu, universel. […] Il lui fera remarquer ensuite le peuple juif, et ce livre, qui est son histoire, sa loi, sa religion : là l’homme trouvera le récit de la chute d’Adam ; et cette idée d’une nature d’abord excellente, puis déchue par le péché, illuminera les contradictions qu’on aura d’abord relevées. La religion chrétienne, héritière de la loi juive, se présentera donc comme une hypothèse, telle qu’en emploient les sciences, qui tire sa probabilité de son adaptation aux faits constatés. […] Toutes les remarques portent, et il n’y en a point qui ne donnent à penser longuement, quand il explique le mécanisme de l’amour-propre, ou qu’il montre l’imagination et les nerfs plus maîtres de nous que notre raison, quand il nous promène à travers le monde cherchant une morale fixe, des lois communes, quand il sonde l’institution sociale, le principe monarchique, pour ne trouver au fond, à l’origine, que la force, et qu’il autorise si superbement le respect traditionnel des lois, de la hiérarchie, de l’hérédité dynastique.

457. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Quelques documents inédits sur André Chénier »

Dans l’explication du mécanisme de l’esprit humain, gît l’esprit des lois. […] Tous ont leurs lois à part, et toutes ces lois diverses tendent à une loi commune et forment l’univers… Mais ces soleils assis dans leur centre brûlant, Et chacun roi d’un monde autour de lui roulant, Ne gardent point eux-même une immobile place : Chacun avec son monde emporté dans l’espace, Ils cheminent eux-même : un invincible poids Les courbe sous le joug d’infatigables lois, Dont le pouvoir sacré, nécessaire, inflexible, Leur fait poursuivre à tous un centre irrésistible. » C’était une bien grande idée à André que de consacrer ainsi ce troisième chant à la description de l’ordre dans la société d’abord, puis à l’exposé de l’ordre dans le système du monde, qui devenait l’idéal réfléchissant et suprême. […] qu’avez-vous fait des maximes austères De ce berger sacré que Minerve autrefois Daignait former en songe à vous donner des lois ?  […] La patrie allume ma voix ; La paix seule aguerrit mes pieuses morsures, Et mes fureurs servent les lois.

458. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XIV. La littérature et la science » pp. 336-362

Montesquieu dissèque des grenouilles, étudie le gui au microscope et songera plus tard à mettre une Invocation aux Muses en tête de l’Esprit des lois. […] Dans tous ces livres, comme dans l’Esprit des lois, se décèle la volonté de percer l’écorce des choses et de chercher sous l’apparence ce qui peut les expliquer. […] Zola a groupé sous ce titre : Histoire naturelle, d’une famille toute une série d’œuvres dont les acteurs forment les rameaux d’un grand arbre généalogique et il a pu croire ou faire croire qu’il se fondait, pour dérouler leurs aventures, sur les lois mystérieuses de l’hérédité. […] qualifie d’étoile, n’a rien à voir avec l’amour ; comme le tas de boue que nous habitons, elle gravite autour du soleil suivant des lois connues, et pas n’est besoin de lui adresser des adjurations suppliantes pour qu’elle accomplisse sa route accoutumée. […] La nature, c’est le grand Tout vivant dont nous faisons nous-mêmes partie ; un tout organisé, harmonieux, obéissant à des lois auxquelles nous sommes soumis comme ce qui nous environne.

459. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamennais — L'abbé de Lamennais en 1832 »

Il écrivait à un ami, au sujet d’un des premiers mensonges de la Restauration : « Je viens de lire le projet de loi napoléonienne sur la liberté de la presse ; cela passe tout ce qu’on a jamais vu. […] Si mes craintes se réalisent, mon parti est pris, et je quitte la France en secouant la poussière de mes pieds. » Le lendemain, il écrivait encore au même : « Je regrette bien de ne pouvoir savoir, avant de partir, ce que tu penses du projet, qui me paraît renfermer la plus vexatoire, la plus sotte, la plus impolitique et la plus odieuse de toutes les lois. […] Mais ayant en face de lui un pouvoir temporel qui se disait à tout propos très-chrétien, et un parti libéral, révolutionnaire, à qui il supposait au contraire des intentions très-antichrétiennes, il n’eut d’autre marche à suivre que d’opposer d’un côté aux champions de la souveraineté du peuple quand même la souveraineté de l’ordre d’esprit et de justice, et, d’un autre côté, de parler aux défenseurs soi-disant chrétiens de l’obéissance passive le langage catholique sur l’admissibilité des pouvoirs et la suprématie d’une seule loi. Mais, on le sent, la position restait toujours un peu fausse : s’il était victorieux séparément contre les légitimistes purs et les purs disciples du Contrat social, on avait droit de lui demander, à lui, où il plaçait le siège de cette loi suprême, et comme c’était à Rome, on pouvait lui demander encore par quel mode efficace il la faisait intervenir dans le temporel ; car alors elle intervenait nécessairement, le roi de France étant le fils aîné de l’Église et la confusion des deux ordres s’accroissant de jour en jour par les efforts de sa piété égarée. […] Jamais au contraire on n’aspira avec une si vive ardeur à un nouvel ordre de choses : tout le monde l’appelle, c’est-à-dire appelle, sans se l’avouer et s’en rendre compte, une révolution… Oui, elle viendra, parce qu’il faut que les peuples soient tout ensemble instruits et châtiés ; parce qu’elle est  indispensable, selon les lois générales de la Providence, pour préparer une vraie régénération sociale.

460. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « L’abbé Prévost »

Il n’a rien, à le bien prendre, qui soit capable d’irriter ou de décourager ; c’est un des mille côtés de la loi universelle. […] La première loi, qui fut celle des Juifs, en est remplie. […] La loi des chrétiens, qui a suivi celle des Juifs, étoit beaucoup plus parfaite, parce qu’elle donnoit tout à l’esprit, qui est sans contredit au-dessus du corps… C’est un second état par lequel ce Dieu bon a voulu faire passer les hommes… Et maintenant enfin ce ne sont plus les seuls biens du corps, comme dans la loi des Juifs, ni les seuls biens spirituels, comme dans l’Évangile des chrétiens, c’est la félicité du corps et de l’esprit que l’Alcoran promet tout à la fois aux véritables croyants. » Il est curieux que Salem, c’est-à-dire notre abbé Prévost, ait conçu une manière d’union des lois juive et chrétienne au sein de la loi musulmane, par un raisonnement tout pareil à celui qui vient d’être si hardiment développé de nos jours dans le saint-simonisme.

461. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « André Chénier, homme politique. » pp. 144-169

Il faut se rappeler que ces soldats, après s’être révoltés à Nancy deux années auparavant et avoir pillé la caisse du régiment, avaient été, au nombre de quarante ou cinquante, condamnés aux galères d’après les lois de la justice fédérale en vigueur parmi les troupes suisses. […] Et, sans m’arrêter à demander de quel droit des particuliers qui donnent une fête à leurs amis s’avisent de voiler les monuments publics, je dirai que si, en effet, cette misérable orgie a lieu, ce ne sont point les images des despotes qui doivent être couvertes d’un crêpe funèbre, c’est le visage de tous les hommes de bien, de tous les Français soumis aux lois, insultés par les succès de soldats qui s’arment contre les décrets et pillent leur caisse militaire. […] C’est le Livre de la Loi qu’il faut couvrir, lorsque ceux qui en ont déchiré les pages à coups de fusil reçoivent des honneurs civiques. […] Il réclame la punition énergique, exemplaire, des coupables ; il fait entendre de grandes vérités : « Souvenez-vous que rien n’est plus humain, plus indulgent, plus doux, que la sévère inflexibilité des lois justes ; que rien n’est plus cruel, plus impitoyable, que la clémence pour le crime ; qu’il n’est point d’autre liberté que l’asservissement aux lois. » Un caractère essentiel à noter dans ces articles de prose d’André Chénier, c’est que si le poète s’y marque par l’élévation et la chaleur du sentiment, par le désintéressement de la pensée et presque le détachement du succès, par une certaine ardeur enfin d’héroïsme et de sacrifice, il ne donne pourtant au style aucune couleur particulière. […] Attaché à la Constitution de 91, la jugeant praticable malgré ses défauts, croyant que la question serait résolue si tous les honnêtes gens s’unissaient pour prêter main-forte à cette loi une fois promulguée, seul d’ailleurs, ne tenant à aucun parti, à aucune secte, ne connaissant pas même les rédacteurs du Journal de Paris, dans lequel il publie ses articles, se bornant à user de cette méthode commode des Suppléments, qui permettait alors à chacun de publier ses réflexions à ses frais, il répondait hardiment à ceux qui voulaient établir une solidarité entre lui et les personnes à côté de qui il écrivait : « Il n’existe entre nous d’association que du genre de celles qui arment vingt villages contre une bande de voleurs. » Sa politique, en quelque sorte isolée et solitaire, se dessine nettement à l’occasion de la hideuse journée du 20 juin.

462. (1856) Les lettres et l’homme de lettres au XIXe siècle pp. -30

La condition de l’homme de lettres, comme tant d’autres conditions dans notre société, a changé, et probablement changera de plus en plus ; elle est soumise bien autrement qu’elle ne l’a jamais été à ces grandes lois de l’égalité, de l’émulation, de la libre concurrence. […] Il vendra, s’il le faut, de l’opium à ces Chinois avides d’une funeste ivresse : il ne s’arrêtera pas devant l’immoralité, si l’immoralité est d’un bon rapport, et s’il ne rencontre la loi qui le menace. N’osant enfreindre la loi, il rusera avec elle, voilera son cynisme, l’embellira d’une délicate parure ; d’autant plus dangereux dans ses doctrines et dans ses tableaux, qu’il se fera plus aimable et plus séduisant. […] Sans préjudice des cultes particuliers, que ses membres professent ou révèrent, elle a un culte général, commun à tous, comme son dogme, c’est d’établir le règne de Dieu sur la terre comme au ciel , de faire passer dans les faits l’action des lois que l’intelligence a découvertes dans le domaine des idées. […] Hegel a mis cette loi du monde moral dans tout son… développement ; je n’ose dire dans tout son jour.

463. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre IV. L’Histoire »

En trois siècles, de la Renaissance au romantisme, le genre historique est représenté par le Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet, qui est une œuvre de théologie, par l’Histoire des Variations, du même, qui est une œuvre de controverse, par l’Esprit des Lois, de Montesquieu, qui est un essai de philosophie politique et juridique : restent l’Essai sur les mœurs et le Siècle de Louis XIV de Voltaire, qui sont vraiment de l’histoire, malgré la thèse antireligieuse de l’auteur. […] Il discipline les faits, pour qu’ils montrent leurs lois, et pour qu’ils donnent un enseignement par ces lois : mais entendez qu’ils donnent un enseignement orthodoxe, c’est-à-dire selon l’orthodoxie doctrinaire. […] Passage de l’idée à la vie : Thierry Lorsque Augustin Thierry, en 1817829, donna au Censeur Européen et au Courrier Finançais ses premières études sur l’Histoire d’Angleterre et sur l’Histoire de France, il avait de grandes ambitions philosophiques : il prétendait trouver la loi suprême, unique, du développement national de chaque peuple830. […] Thierry posait l’antagonisme des races comme donnée primordiale et comme loi supérieure de l’histoire, en Angleterre, en France : les races étaient pour lui des entités irréductibles, indestructibles ; et il lui semblait, au bout de six ou de dix siècles, retrouver les vainqueurs et les vaincus face à face.

464. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre X. Les sociales »

Mais le geste était supérieur à Zola, dépassait Zola, comme ce mot qu’il dit inattentif à la cour d’assises : « Je ne connais pas la loi. » Le prétendu révolutionnaire ferma les yeux, terrifié par la belle lumière antisociale que la Parole venait de faire en lui et autour de lui ; il s’excusa, tremblant comme un enfant dont la main a tourné, machinale, un bouton quelconque et qui voit les ténèbres soudain s’éclairer. […] Il la connut infiniment trop, la loi, et aussi la procédure, celui que ce verbe inspiré aurait dû transformer. […] Pour la vie matérielle, il suffirait de se rappeler « la loi de fraternité que, seule, pourra réaliser la mise en commun » des indifférentes richesses d’en bas. […] Notre beau libertaire s’associe aux expéditions glorieuses où l’on fait taire « au nom de la loi » un à homme « non autorisé » à parler. […] Il proclame prochaine l’époque où montera vers le soleil « avec les chœurs et les parfums de Cybèle rajeunie, la pieuse allégresse du banquet où l’Homme, à jamais débourbé des dogmes et des lois, communiera, dans une agape généreuse, avec l’humanité ».

465. (1897) Préface sur le vers libre (Premiers poèmes) pp. 3-38

Je sais bien qu’en France il fut longtemps plus difficile de discuter le sonnet que la loi de la gravitation universelle, d’attenter aux Trois Unités qu’à la liberté politique ; mais les temps viennent toujours. […] Que Banville a raison dans son texte contre Malherbe et Boileau : les règles draconiennes édictées par le seul Boileau ne se fondent sur rien de sérieux, c’est du pur arbitraire, c’est la volonté d’un critique gâté, s’imposant sans raison ; et Banville dit encore mille fois plus juste quand il déclare, que seule la lâcheté humaine fit qu’on déféra à cette loi, que c’est de par cette lâcheté et cet amour de la servitude qu’après Lamartine, Hugo, Gautier, Leconte de l’Isle, on en discutait encore. […] C’est cette loi fondamentale que MM.  […] Il est vrai que Banville possédait une façon féerique et charmante de dire les choses, qui enlève de la rigueur à ses axiomes, surtout quand il les formule si net et si court ; quand il est certain d’avoir enclos une loi scientifique dans la brièveté d’un verset de décalogue, c’est le plus souvent un trait heureux qu’il nous a donné. […] En somme, le vers libre serait l’aboutissement nécessaire du poème en prose, créant une poésie à côté, des proses et des cantiques, à côté de la loi et des liturgies.

466. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, par M. Le Play, Conseiller d’État. »

Ce livre important se distingue de tous ceux qui ont eu pour objet la guérison de nos maladies sociales et la réforme de nos lois ou de nos mœurs, en ce qu’il est le résultat d’une méthode et d’une observation particulières : et cette méthode est si bien le fait de M.  […] C’est après avoir compulsé et conféré entre eux de pareils tableaux qu’on pourrait, ce semble, se mettre à écrire de L’Esprit des lois et des mœurs. […] Serait-ce donc une loi fatale que plus l’homme s’élève dans l’échelle de la civilisation, moins il est satisfait et content de son sort ? […] Il a remarqué aussi que, pour l’agriculture, ce qui a été considéré politiquement comme une des conquêtes de 1789, l’extrême division des propriétés, due à la loi des successions et au partage égal entre les enfants, a eu en certaines contrées des effets funestes pour la meilleure exploitation des terres, et peut-être pour la condition des petits propriétaires eux-mêmes.

467. (1875) Premiers lundis. Tome III « Sur le sénatus-consulte »

Il a décrit en des termes d’une saisissante vérité ces commencements presque imperceptibles, cette lueur, cette étincelle, ce premier signe de vie, ce pouls qui se remet à battre, ce sang qui afflue tout d’un coup au cœur ; et aussitôt que s’entendit le murmure et que le tintement se fit,« tout le monde, s’écrie-t-il, s’éveilla : on chercha en s’éveillant comme à tâtons les lois, on ne les trouva plus, l’on s’effara, l’on cria, l’on se les demanda… » Cet admirable exorde des Mémoires politiques de Retz pourrait s’intituler : Comment les révolutions commencent : ayons le présent à la pensée pour apprendre comment elles s’évitent. — Mais ici ce n’est pas au point de vue du public, c’est au point de vue du gouvernement que je me place, et c’est le gouvernement qui a dû s’effarer tout le premier et se tâter pour savoir s’il était bien le même ; c’est lui qui a dû s’étonner de ne plus trouver un matin autour de lui ce qui y était la veille et se demander à son tour : Comment se fait-il que cette opinion qu’il y a quelques mois encore on supposait disciplinée et soumise, et quelque peu sommeillante, se soit tout d’un coup réveillée ? […] Je ne suis pas jurisconsulte ; je suis un peu étonné, tout le premier, d’avoir à discuter un texte de loi ; je suis prêt à déférer à toutes les lumières des personnages plus compétents ; mais quand j’ai lu le texte du sénatus-consulte, seul, livré à mon seul bon sens et sans le commentaire de personne, j’ai bondi à voir en tête et en vedette d’un acte libéral ces mots désobligeants pour tout le monde, y compris les ministres eux-mêmes (car il n’est pas agréable de s’entendre dire en face qu’on dépend) : « Les ministres ne dépendent que de l’empereur. » Eh ! […] Je n’aime pas que le Sénat, en eût-il le droit constitutionnellement, affecte de pouvoir s’opposer à la promulgation d’une loi sans même en donner ses motifs. […] Si l’on écrit dans la Constitution que les ministres sont responsables, il faudra peut-être qu’on écrive aussi dans la loi que tous les fonctionnaires le sont depuis le préfet jusqu’au garde champêtre, et dans tous les cas il faudra qu’ils se conduisent comme s’ils l’étaient..

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