Quand un livre qui a la prétention de raconter et d’expliquer les cent dernières années qui viennent de s’empreindre si profondément sur l’Europe ne renferme que les connaissances les plus superficielles, et les moins sûres encore dans leur superficialité, et, de plus, quand c’est l’inconséquence, non pas seulement d’une tête faible, mais d’un distrait, qui se sert de ces connaissances pour en tirer de ces jugements sans cesse contredits et abolis les uns par les autres, la Critique peut passer outre avec moins de dédain que de pitié.
Un endroit des Contradictions montre bien à quel point la pensée de Mlle de Meulan allait d’elle seule et se formait en toutes choses ses propres jugements. […] Les deux volumes, intitulés Conseils de Morale, ont été presque en entier formés de pages extraites çà et là dans ses articles, de débuts piquants et originaux de feuilletons à propos de quelque comédie du temps oubliée ; mais on a laissé en dehors ses jugements sur les auteurs. En parcourant avec un inexprimable intérêt ces feuilles nombreuses réunies par la piété domestique, il nous est venu le désir qu’un volume encore d’extraits, un volume plus littéraire que les Conseils de Morale, et conservant sans façon le cachet primitif, pût s’y ajouter et mettre en lumière, ou du moins sauver d’un entier oubli, tant de jugements une fois portés avec rectitude et finesse, plus d’un trait précis qu’on devra moins bien redire en parlant des mêmes choses, et plus d’un qu’on ne redira pas. […] Je trouve, en juillet et août 1809, des articles d’elle sur Collin d’Harleville ; elle distingue en son talent deux époques diverses séparées par la Révolution, l’une marquée par des succès, l’autre par des revers ; dans cette dernière, Collin, très-frappé du bouleversement des mœurs, essaya de les peindre et y échoua : « Car, dit-elle, ce n’était point la société que Collin d’Harleville était destiné à peindre ; ses observations portent plutôt au dedans qu’au dehors de lui-même : il peint ce qu’il a senti plutôt que ce qu’il a vu, etc. » Le nom de Collin d’Harleville restera dans l’histoire littéraire, et on courrait risque, en ignorant ce jugement d’un coup d’œil si sûr, de voir et de dire moins juste à son sujet. — On réimprimait et on publiait alors, vers 1806, chez Léopold Collin, une quantité de lettres du dix-septième et du commencement du dix-huitième siècle, de Mademoiselle de Montpensier, de Ninon, de Mme de Coulanges, de Mlle de Launay, etc. ; Mlle de Meulan en parle comme l’eût fait une d’entre elles, comme une de leurs contemporaines, un peu tardive.
L’infortunée Marguerite prend cet écho du jugement dernier pour l’arrêt de son jugement personnel. […] Le chœur des orgues, des chantres et des enfants de chœur, chante le verset suivant, qui annonce aux coupables que rien ne restera sans éclater et sans vengeance au dernier jugement. […] abandonnée au jugement humain qui juge et qui n’a point d’âme !
L’immortel Rousseau, dont le suffrage est d’un si grand poids, en matière de jugement, a formé, depuis, la même plainte. […] Un d’eux porta son jugement sur toutes les Electres anciennes & modernes. […] Fuzelier nioit à La Mothe qu’une bouffonnerie, telle que la parodie, empêchât l’effet du tragique ; qu’elle fît confondre les bons & les mauvais endroits d’une pièce & décider d’elle sur le jugement d’arlequin ; qu’elle décréditât la véritable vertu, puisque ce n’est que la vertu chimérique & romanesque qu’elle tourne en ridicule. […] On a défini leur théâtre, ainsi que celui de la foire, un théâtre consacré précisément au mauvais goût, à la médisance : mais ils appellent, de ce jugement, à celui du public, à la bonne critique qu’ils font quelquefois d’une nouveauté à laquelle on s’est laissé séduire.
Nous apercevons le sens réel de la situation, parce qu’on a eu soin de nous en montrer toutes les faces ; mais les acteurs ne connaissent chacun que l’une d’elles : de là leur méprise, de là le jugement faux qu’ils portent sur ce qu’on fait autour d’eux comme aussi sur ce qu’ils font eux-mêmes. Nous allons de ce jugement faux au jugement vrai ; nous oscillons entre le sens possible et le sens réel ; et c’est ce balancement de notre esprit entre deux interprétations opposées qui apparaît d’abord dans l’amusement que le quiproquo nous donne. On comprend que certains philosophes aient été surtout frappés de ce balancement, et que quelques-uns aient vu l’essence même du comique dans un choc, ou dans une superposition, de deux jugements qui se contredisent.
Il le cite aussi en un endroit pour son jugement en littérature. […] Après des années d’un fidèle attachement, il eut encore la douleur de la perdre, et, à soixante-douze ans, il put se dire une dernière fois avec amertume : Je n’ai plus personne qui m’aime par préférence à tout ce qu’il y a dans le monde et que j’aime de même, à qui je puisse dire tout ce que je pense et les jugements que je fais des personnes et des choses qui se présentent à mes yeux et à mon esprit ; je perds une amie avec qui je passais ma vie. […] Les écrits dont j’ai parlé ne sont pas proprement de la littérature, ce sont des témoignages de société qui viennent en aide et en ornement aux jugements littéraires.
Le portrait qu’il a fait de lui-même dans l’Épître à ses Vers ne peut être plus ressemblant. » Marais écrivait chaque fois, en le quittant, la substance des entretiens qu’il venait d’avoir avec lui, les jugements, les pensées qu’il avait recueillis de sa bouche : ce serait, si l’on avait le tout, la matière d’un Bolæana bien supérieur à celui de Monchesnay. […] Marais, lié de correspondance avec Bayle et porté vers lui par tous les sentiments d’estime et d’admiration, n’eut rien de plus à cœur que de le mettre en de bons rapports à distance avec Despréaux et d’obtenir du grand Aristarque quelque jugement favorable. […] Ce qui dut paraître alors à quelques-uns, et certainement à Mathieu Marais, qui vivait encore, une énormité et un blasphème, devint bientôt un jugement tout simple, qui résumait le dernier mot de l’avenir.
Et quant au jugement même porté par Napoléon dans sa colère, l’histoire ne l’enregistrera point sans l’avoir discuté. […] En résumé, la sortie de l’Empereur contre Jomini, et qui n’est qu’une représaille des plus excusables dans les vingt-quatre heures (il ne pouvait guère en dire moins), ne prouve absolument rien et n’a pas plus de portée à titre de jugement véritable que tant de paroles courroucées de Napoléon contre les hommes de mérite tels que Malouet et autres, qui se sont vus soudainement maltraités, — exécutés, ou peu s’en faut, — mais qui ne gardent pas moins toute leur valeur devant une postérité indifférente et attentive. […] Après Leipsick, Jomini crut devoir se retirer du quartier général des Alliés ; il en demanda, dès Weimar, l’autorisation à l’empereur Alexandre, alléguant « que rien n’arrêterait plus les armées alliées jusqu’au Rhin ; que de deux choses l’une : ou que l’on ferait la paix, si l’on se contentait d’avoir assuré l’indépendance des puissances européennes ; ou que, si l’on continuait la guerre, on marcherait vers Paris ; que dans ce dernier cas il lui paraissait contre sa conscience d’assister à l’invasion d’un pays qu’il servait encore peu de mois auparavant. » Jomini estimait, à la fin de 1813, que l’invasion de la France serait pour les Alliés une beaucoup plus grosse affaire qu’elle ne le fut réellement : « J’avoue, écrivait-il en 1815, qu’aussitôt qu’il a été question d’attaquer le territoire français mon jugement politique et militaire n’a pas été exempt de prévention, et que j’ai cru qu’il existait un peu plus d’esprit national en France… Est-il besoin, ajoutait-il pour ceux qui lui en faisaient un reproche, de se justifier d’un sentiment de respect pour un Empire que l’on a bien servi et auquel on a vu faire de si grandes choses ?
S’il a perdu à ce manque d’émotions tendres quelque délicatesse et finesse de jugement, il y a gagné du temps pour l’étude131, une plus grande capacité pour ces impressions moyennes qui sont l’ordinaire du critique, et l’ignorance de ces dégoûts qui ont fait dire à La Fontaine : Les délicats sont malheureux. […] Le jugement en gros sur ces deux personnages, Et ce fut de moi qu’il partit, C’est que l’un cherche à plaire aux sages, L’autre veut plaire aux gens d’esprit. […] Vous aurez peut-être peine à croire Qu’on ait dans un repas de tels discours tenus : On tint ces discours ; on fit plus, On fut au sermon après boire… Et cet autre jugement aussi, de Voltaire, n’est pas indifférent à rappeler ; Voltaire a très-bien parlé de Bayle en maint endroit, mais jamais mieux qu’à la fin d’une lettre au Père Tournemine (1735) : « M.
Prenant parfois les sujets que la conversation dans le salon de son amie lui fournissait, ou bien apportant sa matière dégrossie et taillée en formes encore imparfaites il creusa, polit, compléta, corrigea ses Maximes pendant cinq ou six années ; il soumettait tout au jugement de Mme de Sablé, à celui de leurs communs amis. […] Dans ses inégalités, dans ses vivacités d’humeur, dans ces caprices où son jugement va à la dérive, quand elle prophétise sur Racine ou sur le chocolat, dans sa dévotion, sincère assurément, mais sans fièvre, jusque dans son idolâtrie maternelle, qui lui fait adorer de loin la fille avec qui elle ne peut vivre sans disputer, l’imagination domine. […] Mais les ardeurs de sa dévotion maternelle, ses sensations de la campagne, ses jugements littéraires, ses inquiétudes métaphysiques, ses tableaux de mœurs, voilà tout autant de catégories de lettres, richement fournies, et dont l’avenir ne baissera pas le prix.
Viennent alors deux chapitres généraux : l’homme, les jugements ; la mode nous ramène aux travers particuliers du siècle ; l’étude de quelques usages découvre les abus radicaux de la société. […] Il y a bien dans tout cela une certaine suite ; de même que, dans chaque chapitre, les jugements et les portraits se groupent, se distribuent selon les objets auxquels ils s’appliquent. […] Les idées abondent dans ce petit ouvrage, souvent justes, parfois chimériques, toujours intéressantes : éducation agréable, leçons de choses, emploi de l’art et du sens esthétique, exclusion de la musique, agent d’exaltation nerveuse, au profit du dessin, subordination du savoir au jugement et à l’utilité pratique, etc.
j’aurai le courage de le dire, car ces jugements tout faits sont agaçants à la longue : non, Sarcey n’est pas lourd. […] Il se mit à raconter tranquillement, de son mieux, les pièces qu’il avait vues, à les juger le plus sérieusement du monde et à motiver avec soin ses jugements. […] Jamais il ne devance les impressions et le jugement du public : il se contente de les expliquer, et je trouve même qu’il se défend un peu trop de les contredire.
— Les journaux ont perdu trop d’écrivains pour n’avoir point noyé aussi quelques critiques en modérant leur indépendance et en leur refusant le loisir nécessaire à la réflexion, à l’étude et aux jugements mûris. […] À nous de dégager son coefficient personnel et, connaissant cette constante, de rectifier ses jugements. […] Les auteurs eux-mêmes préfèrent la réclame à un jugement dangereux pour leur vanité ou leur amour-propre.
Dieu seul sait lequel de ces deux jugements est le vrai. […] Les jugements sur les époques et sur les principaux noms ne provoquent ni assentiment vif ni contradiction. […] Un mot d’un contemporain, homme instruit, qui vivait loin des salons parisiens, nous dit quel jugement en portaient tous les esprits restés libres dans cette servitude de la négation universelle.
Ne lui demandez point de jugement approfondi ni de révélations directes sur les hommes et les personnages en scène : il pourra porter quelques-uns de ces jugements sur les personnes tout à la fin et après l’expérience faite ; mais d’abord il ne les juge que d’après l’ensemble de leur rôle et de leur action, et comme on peut le faire au premier rang du parterre. […] Il se fait leur dénonciateur déclaré et commence contre eux sa guerre à mort : Comme la plupart des hommes, dit-il, ont des passions fortes et un jugement faible, dans ce moment tumultueux, toutes les passions étant en mouvement, ils veulent tous agir et ne savent point ce qu’il faut faire, ce qui les met bientôt à la merci des scélérats habiles : alors, l’homme sage les suit des yeux ; il regarde où ils tendent ; il observe leurs démarches et leurs préceptes ; il finit peut-être par démêler quels intérêts les animent, et il les déclare ennemis publics, s’il est vrai qu’ils prêchent une doctrine propre à égarer, reculer, détériorer l’esprit public.
Ce sont les plus forts, c’est le plus fort, et après lui ceux qui sont les plus forts, qui gouvernent et qui ont le droit pour eux, et Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. Et non seulement les jugements de cour, mais les jugements du monde entier, de tous les hommes.
Ce jugement sur Villeroi est injuste et, je dirai, vulgaire : Richelieu, en ses Mémoires, a porté sur Villeroi un jugement tout autrement équitable, et qui, sans grandir le personnage, sans lui rien accorder de ce qu’il n’a pas, et en reconnaissant qu’il manquait d’une certaine générosité dans les conseils, le classe à son rang comme homme habile et des plus entendus aux choses de gouvernement.
On aime aujourd’hui à revenir aux sources, et l’on se pique de former son jugement sur les pièces mêmes : il y aura toujours bien peu d’esprits, je le crois, qui prendront sérieusement cette peine, mais chacun aime du moins à se dire qu’il le peut. […] La vraie critique, à son égard, ramène à cette conclusion, à cette consécration, et, après plus d’un circuit et d’un long tour, elle aboutit au même point que l’admiration la moins méditée. — Je n’ai rendu aujourd’hui que l’impression générale que laisse la lecture des mémoires de l’abbé Le Dieu ; il me reste à parler de son journal, qui donne une impression moins nette, moins agréable, mais qui en définitive ne permet pas de tirer un jugement différent, C’est ce qu’il n’est pas inutile de montrer.
Les charmantes lettres de Joseph de Maistre qu’on a publiées en dernier lieu, et qui nous ont presque séduit jusqu’à amollir notre jugement, ne lui font pas illusion. […] Il y a, en ce qui est du jugement littéraire proprement dit, une page excellente, définitive : Les Paroles d’un croyant, dit M.
La gloire n’est, pas un vain mot, et nous autres critiques et historiens, nous rendons, en un sens un vrai jugement de Dieu. Ce jugement n’est pas tout sans doute ; l’humanité n’est qu’un interprète souvent inexact de la justice absolue.
Cela le menait à des jugements outrés qui ressemblaient à des sensations aiguës. […] Je suspends mon jugement sur l’ensemble, mon pronostic sur le lendemain : je me contente de demander, en général, à la poésie de M.
Frochot dut être sacrifié ; il le fut après un jugement pour la forme au Conseil d’État. […] Toute cette partie secrète de la vie politique de Mirabeau a été amplement éclaircie par la publication de sa correspondance avec le comte de La Marck, et l’on a pu établir sur cette suite de relations délicates un équitable jugement.
C’est alors que la critique et la poésie comme ncèrent à tirer chacune de leur côté, et, quelles qu’aient pu être les incertitudes et les déviations à certains moments, l’honneur véritable du directeur de la Revue est de n’avoir jamais laissé rompre l’équilibre aux dépens de la critique, et d’avoir maintenu, fait prévaloir en définitive l’indépendance des jugements. […] Or ce sens de vérité est précisément ce qui, dans tous les genres, dans l’art, dans la littérature d’imagination et, ce qui nous paraît plus grave, dans les jugements publics qu’on en porte, s’est le plus dépravé aujourd’hui.