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174. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Th. Dostoïewski »

La vision des plus grises réalités est impitoyablement nette ; la force graphique du style en fait saillir aux yeux les ternes linéaments, — et à cette évidence se joint un sentiment du mystérieux, du spectral et de l’hallucinatoire, qui par un merveilleux alliage, infuse, au vrai, tout le noir effroi du rêve. […] Ces spectacles et ces récits, brouillés encore de l’incohérence, et de l’oppression des rêves qui les interrompent, forment la matière d’étranges livres ; dénués de toute poésie expresse, sombres, tristes, sales et bas, ils évoquent sourdement comme une haute fantasmagorie où les rues, les maisons et les êtres, d’abord stables ou marchants, vacillent tout à coup et planent, ombres ou noirs profils de songes. […] Il n’est rien de plus haut, de scène écrite en phrases plus nobles, plus pénétrantes en tout cœur, que cet incident final d’Humiliés, où Natacha, ayant consommé son martyre et consenti à ce que son faible amant la quittât, succombe enfin à ses forces brisées, et cependant encore éprise, dit amèrement et comme en rêve, la honte et la délicieuse humiliation de son attachement. […] Il n’est pas, dans tout le livre, de crise plus tragique et plus mystérieuse que la nuit précédant ce suicide, coupée de rêves obscènes, bruyante du souffle lourd du vent dans les arbres, et du lointain murmure du fleuve se gonflant ; ces longues heures, qui sont le raccourci de son trouble, de ses crimes et du puissant amour qui l’exalta à le rendre miséricordieux et désespéré, sont celles d’un demi-monstre luxurieux, dissolu, violent, rusé et gai, mais dont la chair aussi est souffrante, et désireuse de jouir et tendre à la douleur.

175. (1900) Le lecteur de romans pp. 141-164

Ils pressentent, ils voient d’avance qu’à un tout petit passage qu’ils écrivent avec plus d’émotion, où ils mettent un peu plus de leur âme, le livre se fermera entre les mains pieuses d’un homme ou d’une femme, et qu’il y aura de longs rêves autour d’une seule ligne, comme on voit d’une seule graine s’élever et s’épanouir tout un buisson en fleur. […] Et nous ne le comprenons plus, nous sommes en désaccord avec lui, si, tout à coup, s’arrêtant dans la clairière que nous avons imaginée, il s’abstrait de ses préoccupations, de ses amours, de ses rancunes, de ses rêves, pour contempler la nature avec la minutie, avec la longue patience d’un peintre et d’un homme de métier. […] Sans doute, le rêve d’un écrivain sera d’être compris, jusqu’aux nuances les plus secrètes de sa pensée, par une intelligence sœur de la sienne ; mais ce rêve n’est point incompatible avec celui d’être lu par la foule, de parler à l’âme d’un pays, ne fût-ce que par une page, par une phrase reproduite dans les journaux, citée dans des discours, traduite dans une chanson, et possédée et gardée ensuite par des milliers d’êtres humains dans le trésor des vérités acquises.

176. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « Mme de Girardin. Œuvres complètes, — Les Poésies. »

Ainsi, à ses propres yeux et aux yeux encharmés des hommes de son temps, elle était la réalité dont Mme de Staël avait fait le rêve, et elle était davantage encore, elle était les deux rêves à la fois de Mme de Staël, car elle avait le génie de Corinne et la beauté de Lucile Edgermond. […] On peut vraiment presque tout citer des pièces intitulées : Il m’aimait, L’Une ou l’autre, le Rêve d’une jeune fille, Le Départ, le Découragement, le Désenchantement, L’Orage, le Conseil aux jeunes filles et La Nuit, la pièce la plus inspirée, où la femme malheureuse arrache son masque pour ne pas étouffer, sûre de n’être pas vue, et, quand vient l’aurore, le rejette sur sa figure avec une fougue si pathétique de main !

177. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « La Fontaine »

Comme jamais poète ne vécut plus que lui dans son rêve, au milieu du monde il était distrait et on se le montrait en souriant… Mais quand il tombait de son rêve, — et il avait plus l’habitude d’en tomber que d’en descendre, — il portait dans toutes les relations de la vie le charme de son génie bonhomme. […] C’était un homme plutôt à laisser là même les bonnes fortunes commencées, pour rentrer plus vite dans son rêve.

178. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — D — Dupont, Pierre (1821-1870) »

Il se souhaiterait meunier, pour remplir la huche du pain de l’aumône ; il se rêve roi, pour distribuer des largesses à tous les gueux de son empire : C’est le rêve qu’il a rêvé.

179. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « La course à la mort » pp. 214-219

Il ne reproche pas aux hommes de ne point le comprendre, il rêve à peine de vivre une existence enfin fortunée, dans des siècles passés, en des contrées distantes. […] L’impuissance de sa volonté, qui est la cause et le fond de son infortune, est par lui subtilement analysée ; il distingue le penchant à suppléer aux actes par de vagues rêves, sa dépravation morose qui le porte à se regarder faire dans le peu qu’il fait et à se rendre ainsi déplus en plus incapable de toute action spontanée ; enfin apparaît ce dernier symptôme de la décadence volitionnelle, la lassitude anticipée, le dégoût préventif qui détournent même de tout désir, de tout rêve-d’entreprise et bornent définitivement en son incapacité le malade et le moribond que M. 

180. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XI. Suite des machines poétiques. — Songe d’Énée. Songe d’Athalie. »

Athalie, sous le portique du temple de Jérusalem, raconte son rêve à Abner et à Mathan : C’étoit pendant l’horreur d’une profonde nuit ; Ma mère Jésabel devant moi s’est montrée, Comme au jour de sa mort pompeusement parée ; Ses malheurs n’avoient point abattu sa fierté : Même elle avoit encor cet éclat emprunté Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage, Pour réparer des ans l’irréparable outrage. […] Les deux songes sont pris également à la source des différentes religions des deux poètes : Virgile est plus triste, Racine plus terrible : le dernier eût manqué son but, et aurait mal connu le génie sombre des dogmes hébreux, si, à l’exemple du premier, il eût amené le rêve d’Athalie dans une heure pacifique : comme il va tenir beaucoup, il promet beaucoup par ce vers : C’étoit pendant l’horreur d’une profonde nuit.

181. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre ix »

Ils mêlaient leurs rêves, leurs plaintes, leurs plaisanteries et tout le répertoire de leurs chansons. […] Ils crurent leur rêve réalisé.‌

182. (1932) Le clavecin de Diderot

Elle rêve de voir englouti le peu de solide qui nous reste. […] Dans mes rêves, le regard de Mme Hebdomeros se ralluma, ne se ralluma que pour s’éteindre. […] De ce rêve, fallait-il conclure, selon le psychanalyste, que la peur puérile des chiens exprimait déjà le complexe de castration ? […] Connaissance de cause, connaissance, conséquences des rêves. […] Paul Eluard, Nécessités de la vie et conséquences des rêves, in Œuvres complètes, op. cit.

183. (1895) La vie et les livres. Deuxième série pp. -364

Elle ravive les désirs et les rêves que l’on croyait morts. […] Que sont les splendeurs célestes, auprès des myriades d’étoiles qui illuminent le rêve intérieur ? […] Ils vivent dans un rêve. […] Huysmans ne rêve plus que musique d’église, blancheurs de cierge, saveurs d’hostie, odeur de sainteté. […] Si vous en doutez, lisez ceci : « Où sont mes frères de rêve ?

184. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Louis Veuillot »

C’est le lieu par excellence des « retraites », celui où se nourrissent le mieux les rêves : rêves d’art, rêves de volupté, rêves de perfection morale. […] La cité de Dieu dont il rêve, il ne la rejette pas tout entière par-delà la mort. […] Sa pente était au rêve mélancolique et tendre. Rêve toujours surveillé par sa conscience de chrétien ; car c’est dangereux, la nature et la musique, et la mélancolie, et même la tendresse. […] Et que vous eûtes raison de vous entêter dans un rêve qui vous a rendu, vous, si noble, si bon et si grand !

185. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « George Farcy »

Ces vers donc, ces rêves inachevés, ces soupirs exhalés çà et là dans la solitude, le long des grandes routes, au sein des îles d’Italie, au milieu des nuits de l’Atlantique ; ces vagues plaintes de première jeunesse, qui, s’il avait vécu, auraient à jamais sommeillé dans son portefeuille avec quelque fleur séchée, quelque billet dont l’encre a jauni, quelques-uns de ces mystères qu’on n’oublie pas et qu’on ne dit pas ; ces essais un peu pâles et indécis où sont pourtant épars tous les traits de son âme, nous les publions comme ce qui reste d’un homme jeune, mort au début, frappé à la poitrine eu un moment immortel, et qui, cher de tout temps à tous ceux qui l’ont connu, ne saurait désormais demeurer indifférent à la patrie. […] Chaque matin, l’un allait à ses croquis, l’autre à ses rêves, et ils se retrouvaient le soir. […] — Mais la pureté d’âme, mais les croyances encore naïves, mais les rêves qui embrassent tout, parce qu’ils ne reposent sur rien, c’en était déjà fait pour moi. […] De retour en France, Farcy était désormais un homme achevé : il avait l’expérience du monde, il avait connu la misère, il avait visité et senti la nature ; les illusions ne le tentaient plus ; son caractère était mûr par tous les points ; et la conscience qu’il eut d’abord de cette dernière métamorphose de son être lui donnait une sorte d’aisance au dehors dont il était fier en secret : « Voici l’âge, se disait-il, où tout devient sérieux, où ma personne ne s’efface plus devant les autres, où mes paroles sont écoutées, où l’on compte avec moi en toutes manières, où mes pensées et mes sentiments ne sont plus seulement des rêves de jeune homme auxquels on s’intéresse si on en a le temps, et qu’on néglige sans façon dès que la vie sérieuse recommence. […] Un soir, en nous parlant de Naple et de ses grèves, Beaux pays enchantés où se plaisaient tes rêves, Ta bouche eut un instant la douceur de Platon ; Tes amis souriaient, … lorsque, changeant de ton, Tu devins brusque et sombre, et te mordis la lèvre, Fantasque, impatient, rétif comme la chèvre !

186. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XIV. La littérature et la science » pp. 336-362

Il y a eu des philosophes-poètes qui, envolés sur les ailes du rêve, ont pénétré jusqu’à des vérités que la raison a plus tard atteintes par une marche plus prudente et plus sûre. […] Les hommes qui ont vécu il y a deux cents ans seulement seraient stupéfaits, s’ils pouvaient revenir au monde, de voir dépassés quelques-uns de leurs rêves les plus audacieux. […] Si une science, suivant la définition de Spencer, est du savoir partiellement unifié, la philosophie, ainsi élargie, aspire à être le savoir totalement unifié ; elle rêve de résumer par des lois identiques ou analogues la formation et le développement de l’astre, de la plante, de l’animal, de l’homme, de la société. […] Ils la ramènent des nuages sur la terre ; ils lui rapprennent à marcher sur un terrain solide, quand elle s’est égarée trop longtemps dans les espaces illimités du rêve. […] Tantôt elle s’occupe avec prédilection de la vie mentale ; elle scrute, à l’aide de la conscience, ce microscope interne, les pensées, les aspirations, les rêves de l’âme ; elle s’envole dans l’au-delà, poursuit l’absolu, s’aventure dans l’infini, vogue en plein ciel au risque de se perdre dans les nues.

187. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Ernest Renan, le Prêtre de Némi. »

Antistius finit par reconnaître qu’avec ses bonnes intentions il a fait plus de mal que de bien, et qu’il « a porté préjudice à la patrie, laquelle repose en définitive sur des préjugés généralement admis. » Mais, si la réalité ne démentait pas son rêve, il ne croirait pas, il serait sûr, et la certitude abolirait la beauté et la grandeur de son effort. […] — S’il rêve, c’est le Breton qui rêve en lui ; s’il raille, c’est le Gascon qui prend la parole ; s’il prie, c’est l’ancien lévite ; s’il se défie, c’est l’historien.

188. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre VIII. Quelques étrangères »

Il est capable d’ailleurs de quelque diversité de joies et il ne rêve pas uniquement aux bravos de la foule. […] Sa faiblesse transforme en fantômes indécis les personnages nets et agissants des Grecs, mais sa mélancolie les dresse longs, frêles, aériens, dans un ciel de rêve et de larmes. […] Madame Bovary est moins un roman réaliste qu’une parodie du romantisme, une longue raillerie de l’imagination et de la sensibilité, de la passion et du rêve, de toute la poésie.

189. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Arsène Houssaye » pp. 271-286

ont le rêve et le désir audacieux. […] Mais chez celle-ci, le rêve est trahi par ce qui reste d’âme au fond de l’animalité. […] L’une qui s’arrête à moitié chemin de son rêve, quand il s’agit de le corporiser ; l’autre qui n’achève que trop vite le sien, mais en le cachant, comme une grande comédienne.

190. (1868) Curiosités esthétiques « VIII. Quelques caricaturistes étrangers » pp. 421-436

Du reste, il y a dans les œuvres issues des profondes individualités quelque chose qui ressemble à ces rêves périodiques ou chroniques qui assiègent régulièrement notre sommeil. […] toutes les débauches du rêve, toutes les hyperboles de l’hallucination, et puis toutes ces blanches et sveltes Espagnoles que de vieilles sempiternelles lavent et préparent soit pour le sabbat, soit pour la prostitution du soir, sabbat de la civilisation ! […] Il y a dans l’idéal baroque que Brueghel paraît avoir poursuivi, beaucoup de rapports avec celui de Grandville, surtout si l’on veut bien examiner les tendances que l’artiste français a manifestées dans les dernières années de sa vie : visions d’un cerveau malade, hallucinations de la fièvre, changements à vue du rêve, associations bizarres d’idées, combinaisons de formes fortuites et hétéroclites.

191. (1905) Études et portraits. Portraits d’écrivains‌ et notes d’esthétique‌. Tome I.

Par-dessus tout cela, Rivarol possède ce charme souverain de permettre le rêve à l’imagination. […] Et le rêve est si naturel à M. d’Aurevilly que le moindre événement l’y conduit par une invincible pente. […] Je le croirais à sentir combien le rêve d’un Shakespeare ou d’un Carlyle est voisin du rêve d’un Normand de race pure comme M. d’Aurevilly. […] le Rêve et toujours le Rêve. […] Leconte de Lisle s’était éperdument plongé dans l’abîme du rêve hindou.

192. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

si l’on pouvait tenir registre des rêves d’un fiévreux, quelles grandes et sublimes choses on verrait sortir quelquefois de son délire !  […] Adieu tous les beaux rêves : Quand on est pègre, on doit penser à tout. […] tout est abîme, — action, désir, rêve, Parole ! […] A la page suivante, on voit les « vastes nuages en deuil », devenir les « corbillards de ses rêves ». […] la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor… Paul Verlaine semble oublier que la musique, au moyen, des tonalités, des rythmes et du mouvement, détermine d’une façon marquée et précise, autant que le pourrait faire une couleur et pas seulement une simple nuance, le caractère général du morceau.

193. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — III. (Fin.) » pp. 479-496

qu’il rêve, au murmure de celle élégante cascade qu’une naïade semble verser de son urne, qu’il y respire le frais à midi, quand les rayons du soleil filtrés par le feuillage, etc. […] Pendant cet orage, tout donne idée d’un hiver dans une contrée polaire, et ici Ramond choisit en effet ce moment pour faire son rêve. Ce rêve qu’il décrit en détail et dont il nous donne toute la sensation et l’image, ce serait de passer tout un hiver seul cantonné sur ce haut mont, d’y avoir, sous un rocher capable de résister aux avalanches, une hutte assez solide et assez bien approvisionnée pour y vivre, et, là, spectateur curieux, observateur attentif, d’assister à des phénomènes qui n’ont jamais eu de témoin, de soumettre à des calculs, d’assujettir à des mesures le combat des éléments, la vitesse des vents, la puissance des neiges déplacées, les convulsions de l’air et de la terre : Non, s’écrie-t-il en se voyant à la place de l’observateur favorisé, non, ses jours ne seraient point livrés à l’ennui. […] Aux questions que lui adressait son correspondant sur l’objet commun de leurs études, sur ses chères Pyrénées, il répond modestement et avec bonhomie (octobre 1823) : « Pardonnez, de grâce, à la paresse d’un homme qui se repose de plus d’un demi-siècle de fatigue, lit encore, mais n’écrit guère, rêve souvent et ne pense plus. » Il revient plus d’une fois sur la perte cruelle de ses manuscrits et sur le regret de n’avoir pu compléter tous ses tableaux.

194. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Madame Bovary par M. Gustave Flaubert. » pp. 346-363

La seule nature distinguée et rêveuse qui s’y trouvera jetée, et qui aspire à un monde d’au-delà, y sera comme dépaysée, étouffée ; à force d’y souffrir, de ne pas trouver qui lui réponde, elle s’altérera, elle se dépravera, et, poursuivant le faux rêve et le charme absent, elle arrivera de degré en degré à la perdition et à la ruine. […] Les journées longues, mélancoliques, d’Emma solitaire, livrée à elle-même dans les premiers mois de son mariage, ses promenades jusqu’à la hêtrée de Banneville en compagnie de Djali, sa fidèle levrette, tandis qu’elle s’interroge à perte de vue sur la destinée et qu’elle se demande ce qui aurait pu être, tout cela est démêlé et déduit avec la même finesse d’analyse et la même délicatesse que dans le roman le plus intime d’autrefois et le plus destiné à nourrir les rêves. […] tout ce qu’il peut se promettre de bonheur pour cette enfant, pour l’avenir de sa petite Berthe ; et à côté sa femme, qui fait semblant de dormir, ne rêve, elle, pour le lendemain matin qu’enlèvement dans une chaise de poste à quatre chevaux, félicité romanesque, voyages imaginaires, Orient, Grenade, Alhambra, etc. Ce double rêve côte à côte et à perte de vue, du père abusé qui ne songe qu’à de pures douceurs et joies domestiques, et de la belle et forcenée adultère qui veut tout briser, est d’un artiste qui, quand il tient un motif, lui fait rendre tout son effet.

195. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Ernest Renan »

Je ne crois pas que, si on le poussait, il insistât sur ces caprices de sa philosophie en ses heures de rêve ; il m’est difficile notamment de concevoir quelle époque précise du haut Moyen-Âge a pu être si favorable au développement vigoureux de l’intelligence individuelle, à moins que ce ne soit dans le même sens qu’une prison avec ses barreaux est favorable à l’exercice de la force du prisonnier, s’il parvient à en sortir. […] Je les vois dans mes rêves, ces cités pacifiques de Clonfert et de Lismore, où j’aurais dû vivre, pauvre Irlande, nourri du son de tes cloches, au récit de tes mystérieuses odyssées. […] Qui sait si nos rêves, à nous, ne sont pas plus vrais que la réalité ? […] J’aime quelquefois à rêver, et je me suis représenté, — en me reportant, il est vrai, dans mon rêve à quelques années en arrière, — l’ouverture du Cours de M. 

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