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443. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE KRÜDNER » pp. 382-410

Valérie, au reste, par l’ordre des pensées et des sentiments, n’est inférieure à aucun roman de plus grande composition ; mais surtout elle a gardé, sans y songer, la proportion naturelle, l’unité véritable ; elle a, comme avait la personne de son auteur, le charme infini de l’ensemble. […] Ils sont vrais à moitié, aux trois quarts ; mais il faut les continuer, les achever par l’idéal, ce qui exige une attention extrême, pour ne pas cesser de paraître naturel. […] Il existe peu de méchants ; ceux qui ne sont pas retenus par la conscience le sont par la société ; l’honneur, cette fière et délicate production de la vertu, l’honneur garde les avenues du cœur et repousse les actions viles et basses, comme l’instinct naturel repousse les actions atroces. […] écrit-elle naïvement ; il a été fait avec le Ciel ; voilà pourquoi j’ose dire qu’il y a des beautés. » En se replaçant ainsi au moyen-âge, aux horizons de la croisade teutonique et chrétienne, il semblait que Mme de Krüdner revenait par instinct à ses origines naturelles. […] mon très-cher, s’écriait-elle avec sa grâce naturelle, s’il n’est pas mort, il n’en est guère mieux pour cela. » 212.

444. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Conclusion »

Les phrases du philosophe de Genève, déclamatoires dans l’ouvrage d’où son contradicteur les a tirées, paraissent, en regard de la réfutation, simples et naturelles. […] Une première idée fausse a gâté dans Alfred de Vigny un vrai naturel de poète. […] Un talent naturel, un art ingénieux, un sujet neuf, et des beautés neuves, ont fait goûter, vers 1835, un recueil de poésies sur les hommes et les choses de la mer. […] Je craindrais moins les retours du goût pour les bons romans de Balzac si les mœurs en étaient moins anecdotiques et la langue plus naturelle. […] Observateur moins profond, Alexandre Dumas conte avec plus de vivacité, dialogue avec plus de verve et de naturel, écrit dans une meilleure langue.

445. (1707) Discours sur la poésie pp. 13-60

C’est d’abord un préjugé contre elle que cette singularité ; car le but du discours n’étant que de se faire entendre, il ne paroît pas raisonnable de s’imposer une contrainte qui nuit souvent à ce dessein, et qui exige beaucoup plus de tems pour y réduire sa pensée, qu’il n’en faudroit pour suivre simplement l’ordre naturel de ses idées. […] Ainsi un homme qui auroit à faire une longue course, devroit se ménager d’abord, pour ne pas épuiser trop tôt ses forces ; et au contraire celui qui n’auroit à fournir qu’une petite carriére, pourroit par un premier effort augmenter sa légéreté naturelle, et en achever plus rapidement sa course. […] La paresse est une suite naturelle de ce principe ; ainsi Anacréon qui vivoit conséquemment, ne se fatiguoit pas à méditer ni à arranger de longs ouvrages ; il se contentoit de mettre en oeuvre quelques idées qui s’offroient d’elles-mêmes, et qui s’arrangeoient peut-être encore par sentiment plus que par réflexion. […] Un auteur de ce caractére ne fournit pas d’ordinaire de gros volumes, mais souvent aussi ce qu’il donne en a l’air moins inégal et plus naturel. […] Au lieu de sentimens naturels, ils n’employoient que des pensées subtiles et tirées qui n’éffleuroient pas seulement le coeur.

446. (1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Division dramatique. » pp. 64-109

L’exposition d’Othon est citée comme modèle : elle est naturelle, noble, bien amenée, marquée par une époque intéressante. […] Ainsi, le dialogue sera d’autant plus parfait, qu’en observant scrupuleusement cet ordre naturel, on n’y dira rien que d’utile, et qui ne soit, pour ainsi dire, un pas vers le dénouement. […] Il n’est pas naturel qu’au milieu d’intérêts violents qui agitent tous les personnages, ils se donnent, pour ainsi dire, le loisir de se haranguer réciproquement. […] Cinna s’emporte et veut répondre : mouvement naturel et vrai, que Corneille n’a pas manqué de saisir. […] Il y a des aparté très naturels et même nécessaires ; ce sont les discours que tient un acteur, tandis que l’autre lit une lettre ou fait autre chose.

447. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le marquis de Lassay, ou Un figurant du Grand Siècle. — II. (Fin.) » pp. 180-203

On ne sait rien de la personne à laquelle il s’adressait alors, sinon qu’elle était bien plus jeune que lui ; il l’appelle une enfant : La vivacité de vos sentiments, des manières simples et naturelles, et un air de vérité, m’avaient fait croire que vous ne ressembliez point aux autres femmes, et je me flattais de retrouver en vous cette personne que j’ai tant aimée, et qui, toute morte qu’elle est depuis longtemps, n’a rien à me reprocher que la passion que j’ai eue pour vous ; je vois que je me suis trompé. […] Il n’était déjà plus jeune, il avait quarante-deux ans (1694) lorsqu’il s’éprit plus au sérieux d’une jeune personne jolie, spirituelle et très capricieuse, fille naturelle de M. le Prince et légitimée par lui. […] Lassay était de ces esprits tempérés, bien faits et polis, que l’usage du monde a perfectionnés en les usant, qui ont peu d’imagination, qui n’ajoutent rien aux choses, et qui prisent avant tout une observation juste, une pensée nette dans un tour vif et concis : « Un grand sens, disait-il, et quelque chose de bien vrai renfermé en peu de paroles qui l’expriment parfaitement, est ce qui touche le plus mon goût dans les ouvrages d’esprit, soit en vers, soit en prose. » Il n’allait pas pourtant jusqu’à la sécheresse, et il tenait à rester dans le naturel ; il croyait que les choses qu’on dit ont quasi toujours chance de plaire quand elles sont plutôt senties que pensées : « Il y a des gens qui ne pensent qu’à proportion de ce qu’ils sentent, observait-il ; et il semble que leur esprit ne sert qu’à démêler ce qui se passe dans leur cœur : ces gens-là, qui sont toujours vrais, ont quelque chose de naturel qui plaît à tout le monde. » Chamfort, qui prête quelquefois de son âcreté aux autres et qui est homme à la glisser sous leur nom, a écrit dans ses notes : « M. de Lassay, homme très doux, mais qui avait une grande connaissance de la société, disait qu’il faudrait avaler un crapaud tous les matins pour ne trouver plus rien de dégoûtant le reste de la journée quand on devait la passer dans le monde. » On ne voit rien ou presque rien dans ce que dit et dans ce qu’écrit Lassay qui soit en rapport avec une si amère parole54. […] Saint-Simon parle de lui dans sa vieillesse comme d’un fade adulateur du cardinal de Fleury ; mais, en examinant les idées, les inclinations douces et pacifiques de Lassay, on voit que le cardinal de Fleury les réalisait suffisamment à son heure, et, s’il y a eu flatterie, c’était une flatterie toute naturelle, un faible de vieillard pour un vieillard. […] Lassay, je l’ai dit, n’est pas un écrivain ; son style est sans cachet, mais il parle en perfection cette langue pure, polie, incolore, exempte du moins de tout mélange, et parfaitement naturelle, que continuent de parler et d’écrire les personnes de goût de l’époque qui succède, le président Hénault, Mme de Tencin.

448. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Introduction »

Leur entraînement naturel les exposant aux plus cruels malheurs, ils ont plus besoin du système qui a pour but unique d’éviter la douleur. […] Si dans le traité sur le bonheur individuel, je ne parle que des caractères passionnés, il est encore plus naturel d’analyser les gouvernements sous le rapport de la part qu’ils laissent à l’influence des passions. […] Dans la seconde partie, je compte examiner les gouvernements anciens et modernes sous le rapport de l’influence qu’ils ont laissée, aux passions naturelles aux hommes réunis en corps politique, et trouver la cause de la naissance, de la durée, et de la destruction des gouvernements, dans la part plus ou moins grande qu’ils ont faite au besoin d’action qui existe dans toute société. […] J’étudierai d’abord les pays, qui dans tous les temps ont été gouvernés despotiquement, et motivant leurs différences apparentes, je montrerai que leur histoire, sous le rapport des causes et des effets, a toujours été parfaitement semblable ; et j’expliquerai quel effet doit constamment produire sur les hommes, la compression de leurs mouvements naturels par une force au-dehors d’eux, et à laquelle leur raison n’a pu donner aucun genre de consentement. […] Dans toutes les sciences humaines, on débute par les idées complexes, en se perfectionnant, l’on arrive aux idées simples ; l’ignorance absolue dans ces combinaisons naturelles est moins éloignée du dernier terme des connaissances, que les demi-lumières.

449. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Ferdinand Fabre  »

On saurait comment se comporte un prêtre chez lui et avec ses confrères ; on se serait imprégné de leurs façons ; on les aurait vus au naturel ; car, n’étant qu’un enfant, et un enfant destiné au sanctuaire, on ne les aurait pas gênés et ils vous auraient laissé tourner autour de leurs plus intimes réunions. […] Des façons d’être qui semblent toutes simples aux prêtres et aux fidèles pieux, et auxquelles ils ne prennent pas garde parce qu’elles leur sont familières et naturelles, si on les voit du dehors, apparaissent singulières, fortement caractéristiques, et révèlent des âmes extrêmement différentes de celles de la grande majorité des hommes. […] C’est, en somme, et si l’on va au fond, la morale naturelle opposée à la morale religieuse ; et la raison opposée à la foi. […] L’abbé Jourfier, qui n’a que des vertus humaines, est placé par sa profession dans des circonstances telles qu’il s’aperçoit que ces vertus vont contre les fondements mêmes de la foi, car elles impliquent toutes la confiance aux lumières naturelles et, plus ou moins, l’orgueil de l’esprit (superbia mentis). […] Encore un coup, il est rare que la question se pose avec cette netteté tragique et que l’Église ait l’occasion de revendiquer ses droits sur toute l’âme ; mais la question se pose ainsi pour tout prêtre qui réfléchit dès que certaines circonstances mettent en opposition directe ses sentiments naturels et sa foi.

450. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre neuvième »

Dans son poème sur la Loi naturelle, Voltaire avait pris la défense du remords comme preuve de la liberté de l’homme. […] Le titre de Religion naturelle, donné d’abord au poème, déplaît à Frédéric ; Voltaire essaye d’en atténuer le sens par ses explications. […] Ce n’est plus la Religion, mais la Loi naturelle, et encore Voltaire en réduit-il les prescriptions à être bon père, bon ami et bon voisin. […] Bailler ne lui est pas plus naturel que louer. […] Même naturel dans les deux ouvrages, avec plus d’éclat dans Cicéron, par le bonheur d’une langue plus colorée et plus sonore ; avec plus de finesse et de saillies dans Voltaire.

451. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Mézeray. — II. (Fin.) » pp. 213-233

Mézeray l’embrasse dans son ensemble ; il la décrit au naturel dans tout son cours, et, quand on l’a parcourue avec lui d’un bout à l’autre, on peut dire véritablement qu’on a vécu avec ces hommes du xvie  siècle, qu’on les a vus au juste point, ni trop loin ni trop près, qu’on les a entendus parler, qu’on a eu la saveur de leurs propos, qu’on a conçu la suite des événements dans leur exacte proportion, avec mille particularités de mœurs qui les animent et qui en sortent d’elles-mêmes. […] En tous ces passages, Mézeray montre qu’il sait préférer le vrai tout simple et tout naturel à ce que l’imagination est tentée d’accepter pour agrandir les faits. Une des choses qui me plaisent le plus dans Mézeray, à côté de l’agencement plein et facile de la narration, c’est le talent naturel et presque insensible avec lequel sont traités les caractères ; on les voit se développer successivement et sans parti pris selon les circonstances, avec tous leurs flux et reflux de passions ; Mézeray ne les fait jamais poser, il les laisse marcher et on les suit avec lui. […] Sur le chapitre des finances, il s’était laissé aller à son antipathie naturelle et avait trop oublié qu’il n’écrivait plus en temps de Fronde. […] L’Histoire du père Daniel, qui parut cinquante ans après, est bien autrement approfondie et savante : celle de Mézeray, pour les derniers règnes, mérite de rester comme une représentation et une reproduction naturelle de la France et de la langue du xvie  siècle, avant que le régime de Louis XIV et les règles de l’Académie y aient mis fin et que tout ait passé sous le niveau.

452. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — I. » pp. 262-280

Le mérite de Bourdaloue s’annonça dès l’enfance : « Il était naturel, plein de feu et de bonté, dit Mme de Pringy ; il suça la vertu avec le lait, et ne sortit de l’enfance que pour entrer dans les routes laborieuses du christianisme. » Il n’eut dans sa vie qu’une seule aventure et qui fut décisive, ce fut, si j’ose dire, l’aventure de piété qui devint le point de départ de sa carrière. […] Jusque-là, n’admirez-vous pas cette vie constante, unie, enfermée, toute à l’acquisition des connaissances sacrées, toute à l’éducation et à la formation intérieure du talent naturel ? […] Il ne faut pas croire pourtant que Bourdaloue fût d’un naturel froid : tous ceux qui l’ont connu parlent, il est vrai, de sa douceur, mais c’est d’une douceur « qui devait lui coûter, du tempérament dont il était ». […] Je sentais s’évanouir également ces idées naturelles ou plutôt de naturaliste et de médecin, qui ne s’y sont pas moins glissées ; ce qui faisait dire à Pline l’Ancien que de toutes les morts la mort subite était la plus enviable « et le comble du bonheur de la vie » ; ce qui a fait dire également à Buffon « que la plupart des hommes meurent sans le savoir ; que la mort n’est pas une chose aussi terrible que nous nous l’imaginons ; que nous la jugeons mal de loin ; que c’est un spectre qui nous épouvante à une certaine distance, et qui disparaît lorsqu’on vient à en approcher de près… ». […] Il s’occupait des choses et non des mots ; il n’avait pas la splendeur naturelle de l’élocution, et il ne la cherchait pas : il s’en tenait à ce style d’honnête homme qui ne veut que donner à la vérité un corps sans lui imposer de couronne.

453. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Une Réception Académique en 1694, d’après Dangeau (tome V) » pp. 333-350

L’abbé de Caumartin eut l’idée assez naturelle que l’évêque de Noyon, du moment qu’il entrait à l’Académie, ne devait pas être reçu comme un autre, et oubliant la gravité du rôle auquel il n’était pas encore accoutumé, il osa songer à le railler en face, et presque au nom de la compagnie, du droit que les délicats croient si aisément avoir sur la vanité et sur la sottise qui vient s’étaler. […] C’eût été affaire à un Bossuet de rendre naturels ces contrastes, et de les envelopper dans un même mouvement : M. de Noyon n’y allait qu’à l’étourdie. […] s’écriait-il aussitôt ; son air charmant et majestueux se répand sur toutes ses actions ; sa maison royale emprunte quelques rayons de sa gloire ; son âge est mûr et parfait ; le travail infatigable lui est devenu naturel… Son amour extrême pour nous sacrifie toutes ses veilles à notre repos, et s’il abrège et méprise le temps du sommeil, c’est parce qu’il le passe sans nous… Ne vous étonnez pas, messieurs, du zèle de ce discours : chaque mot est un trait de flamme… Cela paraissait ridicule, dit de ce ton, même alors, — surtout alors62. […] S’il avait rêvé plus, si ses grands talents précoces lui avaient inspiré des désirs naturels d’élévation, et avaient fait tirer autour de lui, comme nous l’entrevoyons, d’ambitieux augures, tout manqua, et sa carrière fut en quelque sorte brisée par une première légèreté. […] Ce sont des esquisses au naturel, faites sans idée de satire et selon l’opinion courante : « François de Clermont, évêque comte de Noyon, à qui tout le Vermandois est soumis, tire son illustre origine du tonnerre.

454. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La Margrave de Bareith Sa correspondance avec Frédéric — I » pp. 395-413

L’ouvrage dormit cinquante ans et plus, au fond d’une cassette, après quoi il fut imprimé (1810) et devint tout d’un coup aux yeux de tous un de ces tableaux véridiques, naturels et terribles, comme les aime la Postérité, cette grande curieuse et cette décacheteuse de lettres, et comme, de leur côté, les familles ont grand’raison de les redouter. Elle n’a pas seulement parlé de ses parents très à la légère et au naturel, elle s’en est pris à tout ce qui l’entourait de sots et d’ennuyeux ; elle a trahi le secret de l’intérieur des petites principautés. […] Douée de la plus heureuse intelligence, d’un esprit plein de lumière et de saillies, d’une mémoire merveilleuse, de bons et droits sentiments, d’une belle âme faite pour la vertu, jolie dans sa jeunesse avant que le mal l’eût détruite, et ornée de grâces naturelles, elle fut pourtant dès l’enfance une des personnes les plus malheureuses, les plus cruellement maltraitées qui se puissent voir dans aucune classe de la société (je n’excepte pas la plus inférieure), et elle eut de tout temps une existence souffrante et tourmentée, avec bien peu de doux moments. […] D’Alembert serait plus l’homme de Frédéric ; celui-ci en parle en des termes si naturels, qu’on croit voir la personne même dans sa modestie de grand géomètre, et quand Diderot ne le poussait pas aux affaires de parti (7 juillet 1755) : J’ai vu à Wesel d’Alembert, qui me paraît un très aimable garçon ; il a beaucoup de douceur et de l’esprit, joint à un profond savoir, sans prétentions. […] Maupertuis venait de perdre le sien âgé de quatre-vingt-quatre ans ; Frédéric essaie de le consoler par toutes les raisons naturelles : « Vous l’avez vu rassasié de jours, il vous a vu couvert de gloire… » Et il ajoute : « Vous avez eu un bon père, c’est un bonheur que n’ont pas eu tous vos amis. » 63.

455. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le baron de Besenval » pp. 492-510

Moi, je ne m’en suis pas mêlé, si ce n’est par un certain tour d’esprit qui me montre les choses du bon côté, quand il me serait permis de les regarder autrement. » Ce bonheur ne le quitta pas même tout à fait dans les circonstances les plus contraires : arrêté quand il allait sortir de France, en juillet 1789, il fut sauvé, par le plus grand des hasards, de la fureur populaire ; enfin, acquitté devant le tribunal du Châtelet, et redevenu libre à la veille de la ruine totale de l’ancienne société, il eut l’opportunité d’une mort naturelle et tranquille. […] Il ne crut point non plus devoir se rendre de sa personne à Soleure pour y lutter d’intrigue et d’argent, et travailler à faire casser le décret : « La chose était possible, dit-il ; mais, indépendamment de ce que je trouvais le théâtre un peu petit pour me donner la peine d’y préparer cette scène, elle m’aurait demandé du temps que je ne pouvais prendre qu’au détriment de ma machine militaire qui commençait à se monter, et qui voulait ma présence pour tendre à sa perfection. » Après avoir écrit une lettre de soumission respectueuse, il s’en remit donc au cours naturel des choses. […] Le comte de Frise (Friesen), jeune seigneur allemand et neveu du maréchal de Saxe, très fat, très spirituel, se met en tête, un matin, de jouer au naturel le rôle de Lovelace ; il choisit son objet, il choisit aussi son confident : Pour rendre le roman complet dit Besenval, il fallait encore un Belfort, et j’en remplis le rôle sans en avoir le dessein. […] Besenval, qui n’était pas des mieux avec lui, nous l’a montré au naturel dans deux ou trois circonstances. « Extrêmement gai, d’une imagination où tout se peignait du côté plaisant, insouciant sur tout, hors sur son crédit et sur l’espèce de gens à mettre en place, qu’il n’aurait voulu que de sa façon et dans sa dépendance ; toute affaire lui offrait matière à plaisanterie, et tout individu à sarcasme. » Il se moquait de ceux qui travaillaient pour lui et avec qui il traitait, et ne cessait de leur chercher des ridicules. […] Mais il est assez naturel que les Besenval ne comprennent point les Turgot.

456. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — I » pp. 249-267

Taine, qui pense que chaque chose peut être bonne en son lieu, que chaque organisation se justifie elle-même dans son cadre naturel, a estimé qu’une thèse proprement dite n’était nullement déplacée en Sorbonne, même au xixe  siècle ; il a trouvé piquant d’appliquer cette forme dans ce qu’elle a de rigoureux au plus libre et au plus irrégulier, au plus doucement enthousiaste des génies, à La Fontaine ; car si cette forme est, en quelque sorte, impertinente par rapport à La Fontaine, elle est très convenable, très bienséante et légitime en Sorbonne, dans ce vieil empire d’Aristote. […] Aristote n’est pas le même qu’Homère ; une salle du Muséum d’histoire naturelle n’est pas une matinée de printemps. […] Il sait, pour l’avoir souvent éprouvé dans cette continuité d’émotions excessives, « que le grandiose lasse vite ; qu’il n’y a rien de plus beau que la beauté riante, qu’elle seule met l’âme dans son assiette naturelle. » Toutefois, il ne peut se dérober là à la condition de son sujet et aussi au tour naturel de son esprit ; et ce sont encore les aspects sévères, les sublimités gigantesques qui l’attirent le plus et l’inspirent le plus puissamment. […] Il procède trop par voie logique et non à la façon des sciences naturelles.

457. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Histoire du roman dans l’Antiquité »

Il est naturel par le fond des choses et dans le courant du récit, sinon dans le détail de l’expression ; il est facile désormais, grâce à son traducteur ; il est agréable, excepté dans le dernier livre ; il est instructif partout sur le chapitre des mœurs et usages. […] Tout cela n’est-il pas bien naturel ? […] Il n’a jamais été emprisonné et n’a connu d’autre discipline que la naturelle ; on peut dire qu’il a grandi la bride sur le cou. […] Quant à cette classe de romans si nombreux dont on ne peut dire que ce soient des chefs-d’œuvre, et en y faisant la part des faiblesses, des défauts, même des remplissages, il est encore pour eux une manière honorable et fort agréable de s’en tirer, c’est quand ils offrent des scènes vraies, vives, naturelles, monuments et témoins des mœurs d’un temps, ou quelque épisode mémorable qui se détache et qui, à lui seul, paye pour tout le reste. […] L’étude des sciences naturelles et physiques est la seule garantie efficace contre la crédulité.

458. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Campagnes d’Égypte et de Syrie, mémoires dictés par Napoléon. (2 vol. in-8º avec Atlas. — 1847.) » pp. 179-198

L’éducation littéraire sert de peu pour ces sortes d’expressions toutes naturelles, et, si elle n’a pas été excellente, elle serait plutôt capable de les altérer. […] Dans l’ordre des genres, il semblerait plus naturel de le comparer aux grands rois, aux grands ministres qui ont laissé des écrits. […] Si simple que soit le style de Pascal, et quoiqu’on ait eu raison de dire que, « rapide comme la pensée, il nous la montre si naturelle et si vivante, qu’il semble former avec elle un tout indestructible et nécessaire », ce style, dès qu’il se déploie, a des développements, des formes, du nombre, tout un art dont le secret n’est pas celui du héros qui court à sa conquête. […] Napoléon ne trouvait pas cela naturel, et il conclut la discussion en disant : « Il faut vouloir vivre et savoir mourir. […] En un mot, même en face de César, et pas trop au-dessous dans l’ordre de la pensée, il y a place toujours pour Cicéron, et pour toutes les formes variées de discours, riches, faciles, naturelles, éloquentes ou ornées, que ce nom de Cicéron représente.

459. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres et opuscules inédits de Fénelon. (1850.) » pp. 1-21

Au moment de la mort du poète, il l’a loué par une jolie pièce latine dans laquelle il célèbre ses grâces ingénues, son naturel nu et simple, son élégance sans fard et cette négligence unique, à lui seul permise, inappréciable négligence, et qui l’emporte sur un style plus poli. […] , rentre chez lui tout échauffé, et là, plume en main, à bride abattue, sans se reposer, sans se relire et bien avant dans la nuit, couche tout vifs sur le papier, dans leur plénitude et leur confusion naturelle, et à la fois avec une netteté de relief incomparable, les mille personnages qu’il a traversés, les mille originaux qu’il a saisis au passage, qu’il emporte tout palpitants encore, et dont la plupart sont devenus par lui d’immortelles victimes. […] Les naturels vifs et sensibles, a dit excellemment Fénelon, sont capables de terribles égarements : les passions et la présomption les entraînent ; mais aussi ils ont de grandes ressources et reviennent souvent de loin…, au lieu qu’on n’a aucune prise sur les naturels indolents. […] Il a cette gaieté légère qui n’est ni une dissipation ni un mensonge, et qui, chez lui, n’est que le mouvement naturel d’une âme chaste, égale, tempérante ; il a cette joie dont il a dit si bien que « la frugalité, la santé et l’innocence en sont les vraies sources ».

460. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. Le Chateaubriand romanesque et amoureux. » pp. 143-162

Le seul épisode où l’auteur des Mémoires se soit développé avec le plus d’apparence de vérité et de naïveté, est celui de Charlotte, fraîche peinture de roman naturel et domestique, qui se détache dans les récits de l’exil. […] Il continue sur ce ton, bouleversant à plaisir tous les sentiments naturels, avec une magie pleine d’intention et d’artifice. […] René, parlant de cette fille qui est aussi la sienne, regrette de l’avoir eue ; il recommande à sa mère de ne pas le faire connaître à elle, à sa propre enfant : « Que René reste pour elle un homme inconnu, dont l’étrange destin raconté la fasse rêver sans qu’elle en pénètre la cause : je ne veux être à ses yeux que ce que je suis, un pénible songe. » Ainsi, perversion étrange du sentiment le plus pur et le plus naturel ! […] Comme poète, en donnant à la passion une expression plus pénétrante et parfois sublime, il a surtout usé de ce procédé qui consiste à mêler l’idée de mort et de destruction, une certaine rage satanique, au sentiment plus naturel et ordinairement plus doux du plaisir ; et c’est ici que j’ai à mieux définir cette sorte d’épicuréisme qui est le sien, et dont j’ai parlé. […] Quelques lettres sont charmantes, et, même quand elles ne le sont pas, elles restent toujours naturelles, ce qui n’est pas commun chez lui.

461. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Saint François de Sales. Son portrait littéraire au tome Ier de l’Histoire de la littérature française à l’étranger par M. Sayous. 1853. » pp. 266-286

La Savoie est un des pays voisins de la France où l’on parle le mieux le français, où on le parle avec le plus de propriété, de clarté et de naturel. […] Sayous ne nous retrace pas avec moins de finesse et de vérité l’aspect naturel du pays en Savoie, ces frais paysages jetés dans un cadre grandiose, cette espèce d’irrégularité et de négligence domestique, et ce laisser-aller rural que peut voir avec regret l’économiste ou l’agronome, mais qui plaît au peintre et qui l’inspire insensiblement : « L’imagination, dit-il, est plus indulgente : elle sourit à ce spectacle qui a sa grâce, et l’artiste jouit en reconnaissant un instinct de l’art et comme un goût de nature dans ce confus arrangement qui semble avoir été abandonné au hasard. » Nous connaissions déjà, depuis les peintures de Jean-Jacques Rousseau, ce charme des vallons et des vergers de Savoie, si frais et si riants au pied des monts de neige ; mais, avant d’en venir à saint François de Sales, il était bon de nous le rappeler. […] Comme la plupart des ouvrages vrais et qui saisissent le plus la société à leur moment, il ne fut point écrit de propos délibéré : il sortit d’une inspiration naturelle et toute particulière. […] « Il y a, dit-il quelque part, des cœurs aigres, amers, et âpres de leur nature, qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu’ils reçoivent. » Il plaint cette amertume de cœur en autrui, et, quand elle est purement naturelle, il y voit moins une faute qu’une imperfection qu’il faut s’appliquer à vaincre. […] Les autres, ingénieuses, mais recherchées, sont empruntées aux auteurs qu’il a lus ; il veut égayer et éclairer, à l’aide d’une histoire naturelle le plus souvent fabuleuse, les vérités morales et chrétiennes qui d’elles seules se passeraient d’ornements.

462. (1824) Discours sur le romantisme pp. 3-28

La Révolution, disent-ils, a tout changé parmi nous, les institutions et la société, les principes et le caractère : il faut que la littérature, expression naturelle de toutes ces choses, participe au changement universel. […] Un sujet de la Grèce antique, où l’homme de tous les lieux et de tous les siècles sera peint fidèlement, sous le costume rigoureusement observé de Mycènes, d’Argos ou de Sparte, réunira, pour des spectateurs modernes, les deux conditions qui constituent cette vérité : un sujet moderne pourra les enfreindre l’une ou l’autre, si les sentiments naturels sont faussement exprimés, ou les mœurs sociales inexactement rendues. […] Il est, dans les arts, un excès de naturel qui est la pire des affectations, et un degré de vérité niaise ou abjecte qui ferait préférer une élégante imposture. […] On la tourmente, on la force, on la dénature, on la fait dégénérer en un jargon métis, qui perd ses grâces naturelles sous les lambeaux d’une parure empruntée. […] Notre nation, grâce à l’excellence de ses qualités naturelles et acquises, a toujours fait bonne et prompte justice de ces entreprises téméraires.

463. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre X : M. Jouffroy psychologue »

Jouffroy dit quelque part et prouve partout « qu’il avait à un assez haut degré le sens psychologique, et une grande inclination pour la science des faits intérieurs67. » Rien de plus naturel que ce goût dans un homme intérieur. […] De cette belle anatomie, il ne reste que des pages éparses, une leçon sur la sympathie, les préliminaires du Cours de droit naturel, surtout le Cours d’esthétique. […] Le pouvoir qu’a l’homme de s’emparer de ses capacités naturelles et de les diriger, fait de lui une personne, et c’est parce que les choses n’exercent pas ce pouvoir en elles-mêmes qu’elles ne sont que des choses… Certaines natures ont reçu, par-dessus les autres, le privilège de se saisir d’elles-mêmes et de se gouverner : celles-là sont des personnes. […] Lorsque Reid, ayant décrit l’émulation et l’envie, les explique par un penchant naturel qui rend pénible à l’homme la supériorité d’autrui, nous nous jugeons aussi avancés qu’avant d’ouvrir son livre. […] Nous voulons donc que la psychologie imite les sciences naturelles dans la recherche de l’essence comme dans la recherche des causes, qu’elle travaille à découvrir non la substance imaginaire et invisible, mais les faits primitifs auxquels se réduisent les autres ; non les facultés imaginaires et inutiles, mais les faits généraux d’où se déduisent les autres.

464. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Mémoires et journal de l’abbé Le Dieu sur la vie et les ouvrages de Bossuet, publiés pour la première fois par M. l’abbé Guettée. — I » pp. 248-262

Une première question et la plus naturelle est de savoir si ces mémoires et ce journal de l’abbé Le Dieu répondent à l’attente qu’on en avait et à ce que les fragments cités faisaient espérer. […] Les mémoires, qui, à la différence du journal, sont d’une lecture pleine et aisée, nous montrent Bossuet dans sa généalogie et dans sa race, dans son enfance et son éducation première, dans sa croissance naturelle et continue. […] Ces grands orateurs composaient leurs sermons et les apprenaient, les récitaient avec plus ou moins d’art ou de naturel : le discours qu’ils savaient le mieux par cœur était celui qu’ils disaient le mieux et qui souvent aussi produisait le plus d’effet. […] Le pli du manteau flottait au naturel et selon le geste.

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