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1063. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — II. (Suite.) » pp. 463-478

Plus d’un savant, sans doute, avait déjà considéré les Pyrénées à des points de vue tout spéciaux, mais aucun avec ce sentiment de la nature uni à une science positive aussi étendue et aussi solidement diverse. […] Pour lui, laissant là en arrière ses compagnons et son guide, et retrouvant son sentiment allègre des hautes Alpes, il se met à gravir seul et en droite ligne vers la cime : « Je l’atteignis en peu de temps, et, du bord d’un précipice effroyable, je vis un monde à mes pieds. » C’est ici qu’il entre dans une description parfaite et de ce que la vue embrasse du côté des plaines, et des rangées de monts qui s’étagent en amphithéâtre au midi, et des collines et pâturages plus rapprochés qui s’élèvent du fond du précipice vers la pente escarpée du Pic et forment un repos entre sa cime et sa base : Là, dit-il, j’apercevais la hutte du berger dans la douce verdure de sa prairie ; le serpentement des eaux me traçait le contour des éminences ; la rapidité de leur cours m’était rendue sensible par le scintillement de leurs flots. […] Et il insiste sur ce que ce n’est point là le spectacle et la décoration des montagnes centrales, de ces hauteurs désolées et de ces déserts, où l’œil ne rencontre plus rien qui le rassure ; où l’oreille ne saisit pas un son qui appartienne à la vie ; où la pensée ne trouve plus un objet de méditation qui ne l’accable ; où l’imagination s’épouvante à l’approche des idées d’immensité et d’éternité qui s’emparent d’elle ; où les souvenirs de la terre habitée expirent ; où un sombre sentiment fait craindre qu’elle-même ne soit rien… Ici l’on n’est pas hors du monde ; on le domine, on l’observe : la demeure des hommes est encore sous les yeux, leurs agitations sont encore dans la mémoire ; et le cœur fatigué, s’épanouissant à peine, frémit encore des restes de l’ébranlement. […] Mais veut-on sous le pinceau du voyageur un paysage tout simple, animé de figures, avec un sentiment à la fois actuel et biblique, avec un reflet moral de l’homme au milieu de la plus réelle nature ?

1064. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Les Chants modernes, par M. Maxime du Camp. Paris, Michel Lévy, in-8°, avec cette épigraphe. « Ni regret du passé, ni peur de l’avenir. » » pp. 3-19

Car enfin si j’énumère dans ma pensée les différents écrivains et poètes qui ne sont point sans doute les cinq hommes forts proclamés par lui, mais qui, malgré cela, ont leur place au soleil, je trouve des talents élevés et distingués qui, lorsqu’ils s’expriment en vers, veulent dire chacun quelque chose et s’attachent à rendre de leur mieux des impressions, des sentiments. […] Dans les autres chants le poète a fait comme nous tous en notre saison, il a exhalé ses sentiments, ses regrets d’enfance, ses blessures secrètes, ses tourments de jeunesse. […] Dans ses vers à Aimée sa vieille servante, dans la pièce sur La Maison démolie, M. du Camp exprime avec cœur des sentiments affectueux ; il y porte toutefois la marque de l’imitation. […] Jusque dans l’expression de ces sentiments tendres, M. du Camp a parfois une sorte de rudesse, de crudité.

1065. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Appendice » pp. 453-463

La pièce qui a mérité le premier prix se distingue par je ne sais quoi de prompt, de svelte, de facile, qui marche de soi-même, et qui, chemin faisant, se rencontre avec l’élévation ou l’ingénuité du sentiment. […] La pièce qui a mérité le second prix offre des caractères assez différents et quelquefois opposés : de la fermeté, de l’habitude, une idée suivie et s’enchaînant avec vigueur dans toutes les parties de son développement, de l’élévation aussi et un sentiment moral s’attaquant à d’autres cordes, mais également vibrant. […] On a cru couronner dans l’auteur de cette pièce (et on ne s’est point non plus trompé) un homme de talent et de sentiment, doué de fierté de cœur, une âme qui a souffert et qui s’y est aguerrie. […] Pour moi, qui suis de ceux à qui la Société des gens de lettres avait fait l’honneur de les appeler dans son sein pour participer à ce jugement, je puis dire en mon nom et en celui des hommes de lettres ainsi conviés que j’ai été frappé et touché avant tout d’une chose, du sentiment d’équité générale et bienveillante qui a présidé à ce long examen.

1066. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier » pp. 303-319

Mais si elle se tait volontiers, tous ses amis parlent et viennent tour à tour lui dire ce qu’ils pensent, ce qu’elle inspire, et témoigner de leurs sentiments avec une conformité profonde, avec un accord fondamental sous la variété des tons ; c’est tout un concert autour d’elle. […] Votre domaine à vous est aussi l’intimité des sentiments ; mais, croyez-moi, vous avez à vos ordres le génie de la musique, des fleurs, des longues rêveries et de l’élégance. […] Il ne cessa, dans aucun temps, d’être pour Mme Récamier un ami fidèle, constant, attaché, non exigeant, se plaignant à peine d’être rejeté au second ou au troisième plan (car il y avait une hiérarchie marquée dans ce monde d’amis), mais prouvant par la délicatesse et la suite de son affection qu’il eût été digne d’être mieux traité, d’être avancé au moins d’un cran. « Il n’y a de doux, de consolant, et je dirais même d’honorable, lui écrivait-il après trente années de liaison, que la suite et la persévérance des sentiments. […] [NdA] C’est ce double sentiment d’admiration persistante pour l’écrivain et de vérité entière sur l’homme, que j’ai essayé de rendre dans mon ouvrage Chateaubriand et son groupe littéraire ; la plupart des critiques n’ont voulu y voir qu’une chose, qui n’y est pas, le désir de rabaisser Chateaubriand ; les lecteurs français sont si pressés et si inattentifs qu’ils n’admettent guère qu’une idée à la fois.

1067. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) «  Œuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville — II » pp. 107-121

Molé provoqua une fort belle réponse de cet homme d’État ; je la citerai ici tout entière, parce qu’en y faisant la part d’une certaine vivacité qui tenait aux circonstances et aussi à la délicatesse chatouilleuse des deux personnes, on y trouve une leçon gravement donnée, et d’un ton fort digne ; il y respire un sentiment fort élevé de la puissance publique que M.  […] Je vous rendrai franchise pour franchise, et puisque, d’un bout à l’autre, je ne partage aucun des sentiments ou des principes qui vous l’ont inspirée, j’aurai le courage de vous le dire. […] M. de Tocqueville s’isola un peu trop, même dans l’opposition ; il eut jusqu’en 1848 un rôle des plus honorables, mais peu efficace, peu étendu, un de ces rôles d’Ariste ou de Cléante au théâtre, et qui, le faisant estimer dans les deux camps, ne lui procura dans aucun une action proportionnée à ses lumières et en rapport avec l’énergie de ses sentiments. […] M. de Tocqueville en prit occasion de venger la mémoire de Turgot, d’honorer son intention généreuse et celle du monarque ami du peuple ; cela le conduisit à une profession libérale des mêmes idées, des mêmes sentiments, qu’il rattachait à une grande, à une sainte, à une immortelle cause, où toutes les destinées de l’humanité étaient renfermées et comprises.

1068. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Le général Joubert. Extraits de sa correspondance inédite. — Étude sur sa vie, par M. Edmond Chevrier. — I » pp. 146-160

Par un contraste qui n’est point rare, dans le feu de sa plus bouillante valeur il restait bon, humain, ouvert aux meilleurs sentiments ; et, après le récit animé de quelque coup de main audacieux, il ajoutait à ses lettres des post-scriptum tels que celui-ci : Bien des choses à toute la famille. […] Nobles sentiments, confiance inaltérée au génie de la Révolution ! […] Énumérons un peu : Sentiment de famille, on l’a vu ; — fidélité au pays, je ne parle pas du grand pays, de la patrie et de la France, mais du pays de Bresse et de tous les camarades qui en sont : (Avril 1795. […] Autre vertu : sentiment touchant de confraternité d’armes, sainte amitié des camps, qu’il ressent vivement et qu’il a inspirée.

1069. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Questions d’art et de morale, par M. Victor de Laprade » pp. 3-21

Il célèbre en particulier le chêne avec une sorte de prédilection ; ce qui a fait dire qu’il était le poète du chêne, qu’il avait le sentiment de cet arbre […] Le poète décompose trop les sentiments et en pousse un à l’excès : c’est comme d’autres qui, dans l’école de la couleur, abusent d’un ton et vont aussitôt à l’extrémité de la gamme. M. de Laprade, avec ses dons de poète noble et qui ne veut rien proférer que de digne de Phébus, n’est jamais parvenu à passionner sa poésie, à l’humaniser suffisamment ; il y a mêlé, je le sais, dans des dédicaces et des épilogues, de purs et touchants sentiments de famille ; mais chez lui le cœur ne fait pas foyer, les sens sont froids, le crime d’amour est trop absent. […] Un écrivain de beaucoup d’esprit, un jeune maître en ironie, a pris en main la défense de cette faculté déliée, de cette arme qui est la sienne, en rendant compte du livre de M. de Laprade3 ; il a très-bien montré qu’avoir au plus haut degré le sentiment du ridicule et de la sottise, ce n’était point nécessairement n’être sensible qu’au mal.

1070. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Biot. Mélanges scientifiques et littéraires, (suite et fin.) »

. — Que s’ils joignaient à la possession de ces hautes vérités mathématiques le sentiment et la science de la nature vivante, la conception et l’étude de cet ordre animé, universel, de cette fermentation et de cette végétation créatrice et continue où fourmille et s’élabore la vie, et qui, tout près de nous et quand la loi des cieux au loin est connue, recèle encore tant de mystères, ils seraient des savants plus complets peut-être qu’il ne s’en est vu jusqu’ici, quelque chose, j’imagine, comme un Newton joint à un Jussieu, à un Cuvier, à un Gœthe tout à fait naturaliste et non plus seulement amateur, à un Geoffroy Saint-Hilaire plus débrouillé que le nôtre et plus éclairci. — Que s’ils y ajoutaient encore, avec l’instinct et l’intelligence des hautes origines historiques, du génie des races et des langues, le sentiment littéraire et poétique dans toute sa sève et sa première fleur, le goût et la connaissance directe des puissantes œuvres de l’imagination humaine primitive, la lecture d’Homère ou des grands poèmes indiens (je montre exprès toutes les cimes), que leur manquerait-il enfin ? […] Ce désappointement se changea en un sentiment plus pénible encore, lorsqu’en 1830 Arago succéda en cette même qualité de secrétaire perpétuel à Fourier, et prit au sein du Corps savant une prépondérance qui dura entière jusqu’à la fin de sa vie (1853). […] Biot donna cours, dans l’examen qu’il en fit au Journal des Savants (mai 1833), à un sentiment qui, sous sa forme discrète et son expression modérée, ne peut être qualifié au fond que de dénigrant et de malveillant : « Les éditeurs de semblables recueils, disait-il en commençant, lorsqu’ils n’ont que des intentions honorables, ce qui est certainement le cas actuel, doivent bien examiner, avant de les émettre, si la gloire des hommes célèbres qu’ils ramènent ainsi sur la scène s’accroîtra par ces publications qu’eux-mêmes n’avaient point prévues ; ou si l’expression, pour ainsi dire surprise, des idées qu’ils n’avaient pas exposées au grand jour, aura une utilité générale, soit en ajoutant de nouvelles et réelles richesses à la masse des connaissances déjà acquises, soit en détruisant des erreurs que des hommes célèbres auraient accréditées ; soit, enfin, en redressant des injustices qui se seraient propagées sous l’influence de leur nom : car, si aucun de ces résultats ne doit être obtenu, la gloire de ce nom risque d’en être affaiblie plutôt qu’augmentée, ne fût-ce que par l’évanouissement du prestige de perfection qui s’y attachait. » C’est donc au nom d’un prestige que M. 

1071. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), par le baron Bignon. (Suite et fin.) »

Vague et chimérique dans ses plans et ses velléités personnelles, il jugeait cependant avec vérité de l’état de l’esprit public en Allemagne, surtout à la suite du dernier décret dit de Trianon, qui portait à l’extrême l’application du blocus continental, et il pronostiquait exactement comme le roi Jérôme, quoique en vertu de désirs et de sentiments tout opposés : « Le système continental, introduit en Allemagne, y marqua, disait-il, une époque décisive pour l’esprit public de cette contrée. Tous les intérêts particuliers se trouvant blessés au vif en même temps que le sentiment national, la France ne compta plus dès lors un seul partisan sincère en Allemagne, et il ne lui resta que ceux dont des avantages individuels achetaient la complaisance, ou dont l’esprit était subjugué par la crainte. […] Bignon, esprit net, positif, français de race, bonapartiste de sentiment, agent exact et fidèle, d’un esprit classique et orné, mais qui ne se perdait pas à découvrir de ces doubles et triples horizons. […] Je le plaignis dès lors, parce que j’avais apprécié en lui les plus louables sentiments ; mais je le plaignis bien plus encore deux ans après.

1072. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « La civilisation et la démocratie française. Deux conférences par M. Ch. Duveyrier »

La nature étudiée, attaquée par tous les points, poursuivie dans ses détails, embrassée dans ses ensembles, décrite, dépeinte, admirée, connue ; — ce qui reste de barbarie cerné de toutes parts ; — les antiques civilisations rendues de jour en jour plus intelligibles, plus accessibles ; — le contact des religions considérables amenant l’estime, l’explication et jusqu’à un certain point la justification du passé, et tendant à amortir, à neutraliser dorénavant les fanatismes ; — une tolérance vraie, non plus la tolérance qui supporte en méprisant et qui se contente de ne plus condamner au feu, mais celle qui se rend compte véritablement, qui ménage et qui respecte ; — au dedans, au sein de notre civilisation européenne et française, un adoucissement sensible dans les rapports des classes entre elles, un désarmement des méfiances et des colères ; un souci, une entente croissante des questions économiques et des intérêts, ou, ce qui revient au même, des droits de chacun ; le prolétaire en voie de s’affranchir par degrés et sans trop de secousse, la femme trouvant d’éloquents avocats pour sa faiblesse comme pour sa capacité et ses mérites divers ; les sentiments affectueux, généreux, se réfléchissant et se traduisant dans des essais d’art populaire ou dans des chants d’une musique universelle : — tous ces grands et bons résultats en partie obtenus, en partie entrevus, les transportent ; ils croient pouvoir tirer de cet ordre actuel ou prochain, de cette conquête pacifique future, un idéal qui, pour ne pas ressembler à l’ancien, n’en sera ni moins inspirant, ni moins fécond. […] Après cela, que cette idée se présentât à eux sous les termes de πολιτεία, παιδεία, ou tout autre, je laisse aux savants à le déterminer ; mais je suis certain que les Grecs, par leur brillant, leur éducation, leur art, leur génie actif et persuasif, leur faculté colonisatrice, avaient essentiellement et au plus haut degré le sentiment de cette chose que les modernes appellent civilisation ; ils l’avaient, comme tout ce qu’il leur fut donné d’avoir, d’une manière exquise ; ils en avaient même le sentiment en ce qui est de l’humanité, de la philanthropie : il suffit de se rappeler ce bel article de traité que Gélon imposa aux Carthaginois vaincus, et que Montesquieu a consacré par un chapitre de l’Esprit des Lois. […] On se demande d’abord qui sont ceux qui se dévoueraient à une telle œuvre avec le même sentiment qui porte les chrétiens à se dévouer aux œuvres de charité et de prosélytisme qu’ils entreprennent.

1073. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les cinq derniers mois de la vie de Racine »

Racine désirait, je le trouvai de plus si formé et plein de tant de raison, de bons sentiments et de bon goût, qu’après avoir pris langue du père et de la mère qui m’applaudirent, je fis la proposition à M.  […] Puis il terminait en disant (car il avait eu depuis peu des soupçons sur la fidélité de la poste, et il avait craint que quelque curieux ou malveillant ne s’immisçât pour intercepter la correspondance) : « Après de telles réflexions que vous faites, monsieur, et que vous me mettez en voie de faire aussi, voyez si je n’ai pas grand sujet de désirer que vos lettres me viennent en leur entier et que Dieu continue de me faire par vous, jusqu’à la fin de votre vie ou de la mienne, le bien qu’il a daigné me faire durant près de trente ans par feu monsieur votre frère, mon très-honoré père en Jésus-Christ et mon très-libéral bienfaiteur104.… » J’abrège un peu, car il le faut, mais j’ai toujours quelque regret, je l’avoue, à ne pas laisser les phrases de ces dignes gens dans toute leur longueur, afin de mieux respecter aussi l’intégrité de leurs sentiments. Et combien ces sentiments sont profonds, gravés à jamais, ineffaçables ! […] » Il est tout plein de semblables sentiments.

1074. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre II. Le mouvement romantique »

Définition du romantisme : individualisme, lyrisme, sentiment et pittoresque ; destruction du goût, des règles, des genres : refonte générale de la littérature et de la langue. — 2. […] Ces phénomènes sont de deux sortes : des sentiments d’amour et d’espérance, de haine et de désespérance, d’enthousiasme et de mélancolie ; ou bien des sensations. […] Dans tous les accidents du sentiment, dans l’amour par exemple, le poète aperçoit les conditions de l’être éphémère et borné. […] La religion, jadis, drainait, canalisait dans la vie individuelle et dans le domaine littéraire, l’émotion et la pensée métaphysiques : quand, par le progrès de la philosophie, elle a cessé de faire son office pour les classes supérieures de la nation, alors tous les sentiments qu’elle enfermait dans certains actes de la vie et certains genres de littérature, ont inondé toute la vie et toute la littérature.

1075. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « (Chroniqueurs parisiens III) Henri Rochefort »

Remarquez comme, dans la littérature de notre temps, tous nos sentiments, toutes nos façons d’être, toutes nos attitudes intellectuelles et morales se sont tendues et exaspérées. Le sentiment de la nature s’est tourné en une adoration sensuelle et mystique ; le goût du pittoresque en une poursuite inquiète d’impressions ténues et insaisissables ; le goût de la réalité en une recherche morose de ce qu’elle a de brutal et de triste ; la tendresse est devenue hystérie et la mélancolie pessimisme. […] Il jouit de cette volontaire perversion de sentiments qui lui fait, comme on a dit, outrager ce qu’au fond il estime et exalter ce qu’il méprise. […] Rochefort, un sentiment ou un instinct plus sérieux.

1076. (1900) L’état actuel de la critique littéraire française (article de La Nouvelle Revue) pp. 349-362

Est-ce parce que les directeurs de journaux ont le sentiment de la déchéance de la critique comme « genre » littéraire, qu’ils lui refusent la place — ou bien est-ce à cause de ce refus que la critique ne forme plus d’adeptes sérieux ? […] L’esprit scolaire et académique se meurt devant le grand sentiment d’indépendance générale qui inspire toute la fin de ce siècle. […] Si nous venons maintenant à parler des esprits compréhensifs et libres, nous les voyons imbus d’un sentiment nouveau, né d’une délicatesse récente : celui du ridicule et de la pédanterie qu’il y a à juger autrui. […] Ils publieraient dans les revues, ou dans un organe spécial qui serait une sorte d’encyclopédie maniable, les résultats synthétiques des talents contribués à la littérature, ils suivraient à travers les livres les développements des grands sentiments humains.

1077. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Lawrence Sterne »

Et cette imagination, c’est Lawrence Sterne, l’auteur du Tristram Shandy et du Sentimental Journey, deux chefs-d’œuvre de sentiment et de grâce pour les uns, et de déraison et d’absurdité pour les autres ! […] Stapfer, sans diminuer le côté frivole ou passionné d’un homme emporté par l’imagination qui « gouvernait sa plume » et sa vie, a vengé Sterne des incroyables attaques de Lord Byron, qui lui ressemblait tant, sinon par le génie, au moins par le plus noble des sentiments de son cœur. […] Il y a plus, c’est par le sentiment chrétien infusé en lui et gardé au milieu des libres penseurs de sa terre natale, que le compatriote de Bolingbroke et de Tindal atteignit sans y penser à cette originalité qui n’est plus l’originalité anglaise, cette superbe de l’orgueil et de la personnalité, et qui fait de lui comme un charmant étranger dans son pays. Humouriste à teintes adoucies et pures, dans une contrée où l’humour a des tons criards et je ne sais quelle hagarde ivresse, il ne doit la transparence de son sourire et la limpidité de ses larmes qu’à la chasteté du sentiment chrétien qui ne l’abandonne jamais, et, sur les limites de la passion où parfois il glisse, se rappelle encore à lui par une rougeur… Ascète adorable, qui donnerait des charmes inattendus à l’Austérité et qui s’est peint en trois traits, lui et son talent, quand il a dit : « Que faut-il à « un homme pour être heureux ?

1078. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [Baudelaire.] » pp. 528-529

Mon cher ami,   J’ai reçu votre beau volume, et j’ai à vous remercier d’abord des mots aimables dont vous l’avez accompagné ; vous m’avez depuis longtemps accoutumé à vos bons et fidèles sentiments à mon égard […] Mais en obéissant à l’impulsion et au progrès naturel de mes sentiments, j’ai écrit l’année suivante un recueil, bien imparfait encore, mais animé d’une inspiration douce et plus pure, Les Consolations, et grâce à ce simple développement en mieux, on m’a à peu près pardonné.

1079. (1874) Premiers lundis. Tome II « Théophile Gautier. Fortunio — La Comédie de la Mort. »

Théophile Gautier notre rôle de juge et de donneur de conseils puisse sembler encore plus délicat, puisqu’on a bien voulu mêler de loin notre nom et notre exemple à son talent, il y a quelque chose qui met à Taise, c’est un sentiment envers lui et envers ses mérites poétiques, un sentiment de bon vouloir équitable, dont nous sommes sûr et dont nous espérons, malgré quelque sévérité, qu’il ne doutera pas.

1080. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XII. Du principal défaut qu’on reproche, en France, à la littérature du Nord » pp. 270-275

Les écrivains du Nord répondent que ce goût est une législation purement arbitraire, qui prive souvent le sentiment et la pensée de leurs beautés les plus originales. […] Les âmes fortes veulent exister ; et pour exister en lisant, il faut rencontrer dans les écrits des idées nouvelles ou des sentiments passionnés.

1081. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Béranger, Pierre-Jean de (1780-1857) »

Louis Veuillot Il a, pour servir ses passions, dégradé la langue comme l’âme du peuple… Il a parodié les paroles de la prière pour outrager les sentiments chrétiens ; il a tourné en ridicule la foi, les sacrements, la pudeur et la mort… [Mélanges, tome III, 2e série.] […] Il est mort plein de jours, en possession d’une immense sympathie publique, et je ne veux, certes, contester aucune de ses vertus domestiques ; mais je nie radicalement le poète aux divers points de vue de la puissance intellectuelle, du sentiment de la nature, de la langue, du style et de l’entente spéciale du vers, dons précieux, nécessaires, que lui avaient refusés tous les dieux, y compris le dieu des bonnes gens, qui, du reste, n’est qu’une divinité de cabaret philanthropique.

1082. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « De la peinture. A propos d’une lettre de M. J.-F. Raffaëlli » pp. 230-235

On ajoute : « qui malheureusement verse dans la caricature. » Mais que l’on me dise un peu quel tableau doit naître sous mon pinceau quand le sentiment que j’ai de la scène que je veux rendre est un sentiment d’ironie ou de colère.

1083. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 28, de la vrai-semblance en poësie » pp. 237-242

Les sentimens où il n’y a rien de merveilleux, soit par la noblesse ou par la convenance du sentiment, soit par la précision de la pensée, soit par la justesse de l’expression, paroissent plats. […] Le sentiment que Du Rier prête à Scevola, dans la tragedie qui porte ce nom, quand il lui fait dire en parlant du peuple romain que Porsenna, auquel il parle, vouloit affamer : se nourrira d’un bras et combattra de l’autre.

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