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1063. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La comtesse de Boufflers (suite et fin.) »

Je ne puis mieux la faire connaître qu’en rapportant ici son Portrait, fait par un homme à qui elle avait rendu le service important de le tirer du couvent et de le faire relever de ses vœux ; il lui dédia un ouvrage sans mettre son nom à la tête de l’Épître dédicatoire, parce qu’elle n’avait pas voulu le lui permettre. […] Outre le droit qu’elle a sur mon admiration et ma reconnaissance, elle en a un tout particulier sur cet agréable travail33, entrepris sous ses auspices : je lui en fais l’hommage avec mystère, parce que je ne puis le faire à découvert ; ceux qui ont éprouvé le doux transport qu’excite dans l’occasion le souvenir d’un bienfait signalé, ne désapprouveront pas que mon cœur cherche à se soulager lorsqu’il ne peut se satisfaire ; ils ne seront pas surpris de me voir ajouter que dans mes regrets d’être obligé de taire l’illustre Objet de sentiments si légitimes, si naturels, et qui ne demandent qu’à se produire, je me console quelquefois par l’espérance qu’on le devinera, sans que j’aie couru le risque de tomber dans le malheur de lui déplaire. » On me dira que c’est là une Épître dédicatoire ; mais cette Épître ne portant aucun nom, elle n’est évidemment pas pour la montre ; c’est la reconnaissance toute pure qui s’épanche, et tout ce que nous savons, c’est que l’humble auteur anonyme, du temps qu’il était moine, ayant été rencontré par Mme de Boufflers dans le jardin d’un couvent où elle était entrée par hasard, avait profité de l’occasion pour l’intéresser au récit de ses malheurs ; il lui avait dit tous les dégoûts qu’il avait à essuyer dans sa profession ; et elle, touchée de son sort, l’avait fait relever de ses vœux, avait pris soin de sa fortune et, avec la liberté, lui avait rendu le bonheur. […] Je lui ai rendu deux visites à Auteuil, où elle est établie avec sa belle-fille et Mmes de Luxembourg, de Lauzun, de Virville et de Barbantane. […] Le jeune prince avait passé quelque temps chez elle à Auteuil, à la condition qu’elle lui rendrait sa visite à Stockholm. […] Les transes, les tourments de l’intervalle, dans cette jolie maison, autrefois le rendez-vous de la meilleure compagnie et le séjour des plaisirs, nous les devinons.

1064. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Sismondi. Fragments de son journal et correspondance »

C’est un bon esprit plus qu’un esprit supérieur, un écrivain laborieux autant qu’éclairé, d’une vaste lecture, d’une sincérité parfaite, sans un recoin obscur ni une arrière-pensée ; c’est surtout une riche nature morale, sympathique, communicative, qui se teint des milieux où elle vit, qui emprunte et qui rend aussitôt. […] Entendant louer toujours la campagne romaine avec ses riches teintes, il avouait ingénument que ce genre de beauté pittoresque échappait tout à fait à ses yeux, « pour lesquels le rayon rouge n’existait pas. » Mais soit qu’il en fût autrement pour lui dans la jeunesse, soit que l’amour-propre du colon et du propriétaire aiguisât sa vue et suppléât à son organisation, il a su nous rendre parfaitement ce qu’il regardait tous les jours, et il s’y est glissé un éclair de poésie ou de sentiment de la nature qu’il n’a jamais retrouvé depuis. […] Si leur vert de saule est mélancolique, la variété le rend agréable ; leur forme pittoresque et leur élégante légèreté compensent sa pâleur. […] Sismondi commençait, en ce temps, à connaître Mme de Staël, et, s’ouvrant à elle de son amour, il lui dit, en réponse aux offres de service qu’elle lui faisait, que déjà elle lui en rendait un très-grand auquel elle n’avait pas songé, par son roman de Delphine ; qu’il le ferait lire à sa mère, et que le livre plaiderait en sa faveur. […] Il me semble que l’amie d’Alfieri, celle qui consacre désormais sa vie à rendre un culte à la mémoire de ce grand homme, sera prévenue en faveur d’un ouvrage d’un de ses plus zélés admirateurs, d’un ouvrage où elle retrouvera plusieurs des pensées et des sentiments qu’Alfieri a développés avec tant d’âme et d’éloquence… » Mme de Staël fait souvent les frais de la correspondance.

1065. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Collé. »

Vous qui avez assisté à l’une de ces scènes d’une vérité crue, âpre et mordante, non moins qu’amusante, où Henri Monnier se diversifie, et dont quelques-unes sont réellement le sublime du bas, comment, s’il n’était là pour recommencer en personne, pourriez-vous en rendre l’impression à ceux qui d’abord n’y étaient pas ? […] Enfin Collé fit là quelque chose de ce que nous avons vu faire au spirituel et charmant auteur du Palais-Royal, Labiche : il mit habit noir et cravate blanche pour se rendre digne du Théâtre-Français et se retrancha de sa gaîté, du meilleur de sa veine. […] Un de ces critiques qu’on méprise aujourd’hui et qu’on se flatte d’avoir enterrés, La Harpe, a dit à ce sujet excellemment : « Il est bien vrai que la gaîté qui tient à la licence est plus facile qu’aucune autre ; mais celle de Collé est si originale et si franche, qu’on pourrait croire qu’elle n’avait pas besoin de si mauvaises mœurs pour trouver où se placer. » Nous allons plus loin que La Harpe, et nous disons que ces mœurs mêmes, prises sur le fait et rendues avec cette touche facile et hardie, ajoutent, du point de vue où nous sommes, un prix tout particulier au tableau : elles y mettent la signature d’une époque. […] Il ne visait qu’à des succès de société, et il les eut à souhait chez ces princes et grands seigneurs libertins : le public, sauf quelques rares instants, lui a rendu de son indifférence. […] Jamais, de mes jours, je n’ai vu autant de sortes d’esprit que dans ces Mémoires… Je n’aime point Rousseau ; personne ne rend plus de justice que moi à son éloquence, à sa chaleur et à son énergie, mais je trouve Beaumarchais mille fois plus vrai, plus naturel, plus insinuant et plus entraînant que cet orateur, qui veut toujours l’être, le paraître, qui est d’ailleurs sophiste à impatienter son lecteur que l’on sent qu’il méprise, et dont il se joue perpétuellement comme le rat fait de la souris. » Sauf le dernier trait contre Rousseau qui n’est pas juste (car Rousseau n’y met pas tant de malice), l’ensemble du jugement est parfait.

1066. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée par. M. le Chevalier Alfred d’Arneth »

Elle doit apprendre de bonne heure à s’occuper de choses sérieuses et se rendre capable d’être utile à son époux, s’il lui demandait un avis et lui parlait amicalement des affaires. […] mais je veux que vous demandiez conseil à Mercy de préférence à eux, que vous le voyiez plus souvent, que vous lui parliez de tout et que vous ne rendiez rien de ce qu’il vous dira aux autres ; que vous commenciez à agir par vous-même. Des complaisances outrées sont des bassesses ou faiblesses : il faut savoir jouer son rôle, si on veut être estimé ; vous le pouvez, si vous voulez vous gêner un peu et suivre ce qu’on vous conseille ; si vous vous abandonnez, je prévois de grands malheurs pour vous ; rien que des tracasseries et petites cabales qui rendront vos jours malheureux. […] … » On sourit à la seule idée d’une telle comparaison entre Mesdames, filles de Louis XV, et celle dont Frédéric, le glorieux rival et ennemi, a parlé comme « d’une grande femme, faisant honneur à son sexe et au trône. » Nous reviendrons sur ces jugements de Marie-Thérèse, portés par l’adversaire qui passa sa vie à se mesurer contre elle, et qui lui a rendu le plus digne, le plus historique des hommages. […] « Qu’il est doux de rendre les peuples heureux, ne fût-ce même qu’en passant ! 

1067. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres inédites de F. de La Mennais »

d’abord, puis indigente à Paris, et sa retraite obscure dans le quartier de la Sorbonne, où, pendant un hiver sans feu, grelottant dans son manteau, il écrivit le premier volume de l’Essai, qui le rendit bientôt si célèbre107. » Il y a toujours, dans ces souvenirs personnels, à faire la part de l’âme qui les reçoit et qui, sans les transformer, les colore et les grossit un peu en es réfléchissant. […] pourquoi s’obstiner à vouloir rendre à Dieu des services qu’il ne veut pas recevoir de nous ? […] Quand je considère cette disposition toujours croissante à une mélancolie aride et sombre, l’avenir m’effraye ; de quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois qu’un horizon menaçant ; de noires et pesantes nuées s’en détachent de temps en temps et dévastent tout sur leur passage ; il n’y a plus pour moi d’autre saison que la saison des tempêtes… » Ici se trahit le contemporain et le compatriote de René ; et quand je parle de René et d’Oberman à propos de La Mennais, ce ne sont pas des influences qui se croisent ni des reflets qui lui arrivent de droite ou de gauche : c’est une sensibilité du même ordre qui se développe sur son propre fond, mais qui hésite encore, qui se cherche et n’a pas trouvé son accent ; c’est un autre puissant malade, enfant du siècle, qui, dans la crise qu’il traverse et avant de s’en dégager, accuse quelques-uns des mêmes symptômes et rencontre, pour les rendre, quelques expressions flottantes dans l’air et qui se font écho. […] Blaize, en reçoit une confirmation piquante sur bien des points, et il le leur rend en vivacité : c’est un bon annexe à y joindre. […] Il était évidemment aussi incapable de rendre Virgile que Rousseau de reproduire.

1068. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXIIIe entretien. Chateaubriand, (suite) »

Le malheur nous est utile, sans lui les facultés aimantes de notre âme resteraient inactives : il la rend un instrument tout harmonie, dont, au moindre souffle, il sort des murmures inexprimables. […] Les philosophes se servirent de ces idées des peuples pour sanctifier de bonnes lois par le sceau de la religion, et le polythéisme, rendu sacré par le temps, embelli du charme de la poésie et de la pompe des fêtes, favorisé par les passions du cœur et l’adresse des prêtres, atteignit, vers le siècle de Thémistocle et d’Aristide, à son plus haut point d’influence et de solidité. » XXXVI Après les deux romans d’Atala et de René, il en ébaucha un troisième : le Dernier des Abencérages ; mais, à l’exception de l’incomparable romance : Combien j’ai douce souvenance, ce roman, entièrement d’imagination, ne fut qu’un roman français sans vérité et sans succès, très-inférieur aux deux autres. […] qui me rendra mon Hélène, Et ma montagne, et le grand chêne ? […] Chênedollé, poëte loyal et royaliste constant ; madame de Vintimille, captive sous la République, et dont la sœur, captive aussi, avait été chantée avant de mourir par André Chénier, suprême honneur rendu à la victime encore vivante, formaient ce cénacle. […] Joubert avant de mourir, comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons, et qui n’exécute aucun air. » C’était triste et vrai.

1069. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVIIe entretien. Sur la poésie »

Chaque corde de cet instrument monté par le Créateur éprouve une vibration et rend un son proportionné à l’émotion que la nature sensible de l’homme imprime à son cœur ou à son esprit par la commotion plus ou moins forte qu’il reçoit des choses extérieures ou intérieures. […] À talent égal, le son que rend l’émotion du bien et du beau est mille fois plus intime et plus sonore que le son qu’ils tirent des passions légères ou mauvaises de l’homme ; plus il y a de Dieu dans une poésie, plus il y a de poésie, car la poésie suprême, c’est Dieu. XV Il nous a semblé que rien ne pouvait mieux compléter ces pages laissées inachevées que cette naïve et touchante image des deux natures de poésie et des deux natures de sons que rend l’âme du poëte aux différents âges, reprise d’une des dernières préfaces des Méditations et que les ravissants vers tirés des Destinées de la poésie. […] XVI Ces deux harpes dont les cordes rendent des sons différents selon l’âge de leurs fibres, mais aussi mélodieux à travers le réseau blanc qu’à travers le réseau blond de ces cordes vivantes ; ces deux harpes ne sont-elles pas l’image puérile, mais exacte, des deux poésies appropriées aux deux âges de l’homme ? […] Ce cri des victimes commençait à importuner la cour ; on voulait l’apaiser, non par des libertés rendues à la conscience des peuples, mais par des ministres plus insinuants et plus humains.

1070. (1890) La fin d’un art. Conclusions esthétiques sur le théâtre pp. 7-26

Sinon, je ne dénierai pas pour cela au génie la paternité de l’œuvre d’art, mais je chercherai à me rendre un compte précis de sa nature et de son mécanisme. […] Mais l’artiste, par son intellectualité, qui n’est autre chose que la faculté de rendre sans déchet ce qu’il a senti, formule avec aisance, naturellement ; son esprit souple laisse déborder l’émotion qui remplit son cœur ; il crée par la surabondance de sa sensation qui se répand et s’exprime ; la sensation exprimée est l’idée, et celle-ci est toute l’œuvre d’art. […] L’art a fait le métier (qui le lui rend bien depuis, hein, Barbedienne ?). […] Par là encore, le milieu, qui déjà fournit la sensation, commande indirectement l’instrument qui seul la peut rendre, l’art qui lui est adéquat. […] Les formes factices de ce tragique et de ce comique rendent à merveille l’artificiel de la vie ambiante.

1071. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XX. La fin du théâtre » pp. 241-268

Sinon, je ne dénierai pas pour cela au génie la paternité de l’œuvre d’art, mais je chercherai à me rendre un compte précis de sa nature et de son mécanisme. […] Mais l’artiste, par son intellectualité, qui n’est autre chose que la faculté de rendre sans déchet ce qu’il a senti, formule avec aisance, naturellement ; son esprit souple laisse déborder l’émotion qui remplit son cœur ; il crée par la surabondance de sa sensation qui se répand et s’exprime ; la sensation exprimée est l’idée, et celle-ci est toute l’œuvre d’art. […] L’art a fait le métier (qui le lui rend bien depuis, hein, Barbedienne) ? […] Par là encore, le milieu, qui déjà fournit la sensation, commande indirectement l’instrument qui seul la peut rendre, l’art qui lui est adéquat. […] Les formes factices de ce tragique et de ce comique rendent à merveille l’artificiel de la vie ambiante.

1072. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XII »

Ce sigisbéisme a ses petits profits : à l’occasion, M. de Ryons se glisse entre l’amant qui s’en va et celui qui s’en vient ; il occupe l’entracte des passions qu’il souffle ; puis, lorsque la pièce sérieuse recommence, il sort du boudoir de la dame, comme d’une loge où il serait venu rendre une visite, oubliant aussi vite qu’il est oublié. […] Quoi qu’il en soit, la jeune femme lui accorde un rendez-vous, le soir même, et, en attendant, elle le fait cacher dans le cabinet d’à côté. […] Certes, l’Ami des femmes rend là un service insigne à sa protégée, il lui épargne un scandale peut-être, et, à coup sur, une sottise. […] Jeannine promet de l’attendre, et la toile tombe sur ce singulier rendez-vous. […] L’amour maternel rend furieuse cette douce créature ; elle saute, en criant, au visage de l’homme, qui n’a que le temps de s’enfuir.

1073. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) «  Mémoires et correspondance de Mme d’Épinay .  » pp. 187-207

Cette fine et rusée matrone s’est aperçue de l’amour de Francueil, et croit deviner celui qu’on lui rend ; elle veut le pénétrer, l’aider, s’y entremettre, se rendre utile, nécessaire, et le tout à son profit. […] Ce caractère de Mlle d’Ette est admirablement saisi et rendu ; c’est par la peinture des caractères, par le développement et le naturel des conversations que les Mémoires de Mme d’Épinay sont un livre unique. […] C’est un homme de trente ans, raisonnable, que je voudrais ; un homme en état de vous conseiller, de vous conduire, et qui prit assez de tendresse pour vous pour n’être occupé qu’à vous rendre heureuse. » — « Oui, lui répondis-je, cela serait charmant ; mais où trouve-t-on un homme d’esprit, aimable, enfin tel que vous venez de le dépeindre, qui se sacrifie pour vous et se contente d’être votre ami, sans pousser ses prétentions jusqu’à vouloir être votre amant ?  […] Et la scène continue sur ce ton, Mme d’Épinay se promettant de n’avoir jamais d’amant, flattée cependant qu’on lui en parle, et au fond en ayant un déjà, et Mlle d’Ette, pour la faire parler et se rendre maîtresse, s’attachant adroitement à piquer, à effaroucher, à rassurer et à enhardir cette jeune âme, à l’incliner vers les fins qu’elle se propose.

1074. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Théodore Leclercq. » pp. 526-547

Les traits où il se jouait, sans rester moins délicats, devinrent plus vifs, plus acérés ; ils se trempèrent d’une légère amertume qui les rendit plus sensibles. […] Un des premiers proverbes, Le Mariage manqué, nous rend au naturel la méchanceté de petite ville, la rivalité de comptoir, les ridicules de province. […] Le jeune homme arrive à Paris avec son futur beau-père, celui même chez qui il s’est rendu coupable du méfait, et il trouve moyen, avant que son oncle se soit mis sur ses gardes, de lui prouver que lui, M.  […] C’est ainsi encore qu’il fera dire à un solliciteur, dans L’Intrigant malencontreux : « Monsieur Mitis, tâchez donc de placer mon fils dans un bureau ; vous me rendrez un grand service : il n’est bon à rien du tout. » Et ceci encore, dans le proverbe de Madame Sorbet, à qui on propose de jouer la comédie : « La comédie, je crois que nous la jouerions fort mal tous les deux ; nous avons trop de franchise, trop de naturel pour faire jamais de bons acteurs. » Marmontel, définissant un genre de finesse analogue à celui-ci, l’appelle une certaine obliquité dans l’expression qui donne à la pensée un air de fausseté au premier abord. […] Il a rendu et comme enlevé tout cela dans ses rapides esquisses avec la distinction et le bon goût de la meilleure compagnie, et de manière à plaire à ceux mêmes qu’il vient de saisir et à les provoquer à se jouer.

1075. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Saint-Évremond et Ninon. » pp. 170-191

Voilà une Ninon jeune, telle qu’elle put paraître en amitié et les jours où elle traversait la société des précieuses, elle qui l’était si peu, elle qui, causant avec la reine Christine, les lui définissait si bien d’un mot : « Les précieuses, ce sont les jansénistes de l’amour. » Mais, avec son esprit d’autant plus divers qu’il était plus à elle, elle savait s’accommoder à tous, et elle trouvait grâce, au besoin, et faveur devant l’hôtel Rambouillet, comme, les jours où il la consultait sur Tartuffe, elle rendait de sa même monnaie à Molière. […] Mme de La Fayette avait essayé à un moment ce rôle qu’avait eu précédemment Mme de Sablé, « à laquelle, dit Gourville, tous les jeunes gens avaient accoutumé de rendre de grands devoirs, parce qu’après les avoir un peu façonnés, ce leur était un titre pour entrer dans le monde ». […] Mme de Sévigné, qui avait eu tant à se plaindre de Ninon sur la personne de son mari et sur celle de son fils, voyait sans crainte son petit-fils, le marquis de Grignan, lui rendre des devoirs. […] « Les femmes courent après Mlle de Lenclos, disait Mme de Coulanges, comme d’autres gens y couraient autrefois. » Et là-dessus Mme de Sévigné écrivait à M. de Coulanges : « Corbinelli me mande des merveilles de la bonne compagnie d’hommes qu’il trouve chez Mlle de Lenclos ; ainsi elle rassemble tout sur ses vieux jours, quoi que dise Mme de Coulanges, et les hommes et les femmes. » Aucun livre ne nous rend mieux ce qu’était dans les derniers temps le salon de Mlle de Lenclos, que le Dialogue sur la musique des anciens, par l’abbé de Châteauneuf : c’est une conversation qui se tient chez elle, et où on l’entend dire son mot avec goût, avec justesse, et en excellente musicienne qu’elle était. […] Et maintenant, quand on a parlé de Ninon avec justice, avec charme, et sans trop approfondir ce qu’il dut y avoir de honteux malgré tout, ce qu’il y eut même de dénaturé à une certaine heure, et de funeste dans les désordres de sa première vie, il faut n’oublier jamais qu’une telle destinée unique et singulière ne se renouvelle pas deux fois, qu’elle tient à un incomparable bonheur, aidé d’un génie de conduite tout particulier, et que toute femme qui, à son exemple, se proposerait de traiter l’amour à la légère, sauf ensuite à considérer l’amitié comme sacrée, courrait grand risque de demeurer en chemin, et de flétrir en elle l’un des sentiments, sans, pour cela, se rendre jamais digne de l’autre21.

1076. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Jasmin. (Troisième volume de ses Poésies.) (1851.) » pp. 309-329

C’est à partir de 1836 que son talent montra qu’il était capable de s’élever à des compositions pures, naturelles, touchantes, désintéressées : il publia le joli poème intitulé L’Aveugle de Castel-Cuillé, dans lequel il nous fait assister aux fêtes, aux joies du village, et à la douleur d’une jeune fille, d’une fiancée que la petite vérole vient de rendre aveugle et que son amoureux délaisse pour en épouser une autre. […] Je me rendrai à Montpellier aux jour et heure que vous voudrez. […] C’est alors qu’un oncle bienfaisant a deviné sa peine, et qu’il lui dit à son chevet un mot qui la réveille et qui lui rend la santé. […] ce que j’ai dérobé, je le rends, et je le rende avec usure ; à ma vigne, je n’ai pas de porte ; deux ronces en barrent le seuil ; lorsque des picoreurs, par les trouées, je vois le nez, au lieu de m’armer d’une gaule, je m’en retourne, je m’en vais pour qu’ils y puissent revenir.

1077. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Essai sur Amyot, par M. A. de Blignières. (1 vol. — 1851.) » pp. 450-470

Il a contribué à rendre Plutarque populaire, et Plutarque le lui a rendu en le faisant immortel. […] Amyot a rendu des services, 1º un service inappréciable à la langue, en la répandant et en la popularisant dans ses meilleurs tours, dans son économie la plus ample et la plus facile, dans sa diction la plus large et la plus sincère, à l’aide de l’intérêt qui s’attachait aux Vies de Plutarque ; 2º il a rendu un service non moindre à la raison et au bon sens public en faisant circuler Plutarque, et ses trésors de vertu antique et de morale, dans toutes les mains, à l’aide d’une langue si claire, si facile, si diffuse, si courante et si riante. […] Il est piquant de remarquer que, cette même année 1559, il publiait, sans y mettre son nom il est vrai Les Amours pastorales de Daphnis et de Chloé, ce libre et agréable roman qu’Amyot, dans sa traduction, rendait plus délicieux encore, en lui prêtant une naïveté de diction qui manque quelquefois au texte grec et qui n’est ici qu’une convenance de plus. […] Il s’agit de Numa et de ses premiers actes de législateur et de civilisateur qui adoucirent le naturel féroce des premiers Romains ; j’ai regret d’altérer dans ma citation l’orthographe ancienne, qui dans ses longueurs mêmes, et par la surabondance de ses lettres inutiles, contribue à rendre aux yeux la lenteur et la suavité de l’effet : Ayant donques Numa fait ces choses à son entrée, pour toujours gaigner de plus en plus l’amour et la bienveillance du peuple, il commença incontinent à tâcher d’amollir et adoucir, ne plus ne moins qu’un fer, sa ville, en la rendant, au lieu de rude, âpre et belliqueuse qu’elle étoit, plus douce et plus juste.

1078. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Madame de Motteville. » pp. 168-188

Dans cette agréable discussion qu’elle soutint par lettres avec la Grande Mademoiselle sur les conditions d’une vie parfaitement heureuse, elle lui écrivait : « Je n’avais que vingt ans quand la liberté me fut rendue ; elle m’a toujours semblé préférable à tous les autres biens que l’on estime dans le monde, et, de la manière que j’en ai usé, il semble que j’ai été habitante du village de Randan », — un village d’Auvergne où les veuves ne se remariaient pas. […] Le genre d’adresse du cardinal Mazarin, sa dissimulation, la grâce et la finesse de son jeu, cet esprit de cabinet où il excellait, et « qui fait jouer tant de grandes machines », nous est rendu avec fidélité et vie par une personne qui, sans avoir à se louer de lui, a le mérite d’apprécier avec équité ses parties supérieures. […] À ces peintures un peu partiales, mais non point fausses, d’Anne d’Autriche, il faut pourtant mettre toujours et sous-entendre la petite voix aigre qu’elle avait dans sa colère, et dont Retz nous a si bien rendu l’accent. […] À l’occasion de l’arrivée d’un ambassadeur de Suède (septembre 1646), Mme de Motteville nous rend la première idée qu’on avait en France de la reine Christine, et, en se faisant l’écho de ces louanges extraordinaires, elle y mêle une légère et douce ironie comme cela lui arrive quelquefois : La Renommée, ajoute-t-elle, est une grande causeuse : elle aime souvent à passer les limites de la vérité ; mais cette vérité a bien de la force : elle ne laisse pas longtemps le monde crédule abandonné à la tromperie. […] Marquant avec une vigoureuse justesse l’illusion des gens du Parlement et leur insatiable exigence qui les faisait résister à toutes les offres premières d’accommodement et de conciliation, elle en conclut hardiment « que la corruption des hommes est telle, que, pour les faire vivre selon la raison, il ne faut pas les traiter raisonnablement, et que, pour les rendre justes, il faut les traiter injustement ».

1079. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Grimm. — II. (Fin.) » pp. 308-328

C’était un extrême que cette première méthode adoptée par le Journal des savants, le plus ancien des journaux littéraires, et qui consistait à donner un compte rendu pur et simple, une sorte de description du livre, très peu différente souvent d’une table des matières. […] Il est évident, par ses ouvrages mêmes, qu’il ne connaissait qu’imparfaitement l’Antiquité ; s’il en eût bien connu les grands modèles, l’ordonnance de ses pièces y eût gagné sans doute ; mais, quand il aurait étudié les anciens avec autant de soin que nos plus grands maîtres, quand il aurait vécu familièrement avec les héros qu’il s’est attaché à peindre, eût-il pu rendre leur caractère avec plus de vérité ? […] On ne s’intéresse à ses semblables qu’à raison de l’intérêt qu’on prend à soi-même et qu’on ose attendre de leur part. » Et il cite à ce propos un mot de Rousseau, qui venait un jour de s’épancher auprès d’un ami, et qui remarquait que cet ami (peut-être Grimm lui-même) recevait son épanchement sans lui rendre du sien : « Ne m’aimeriez-vous pas ? […] Les services qu’il rendit par ses notices et ses livres agréables sur les sciences, par l’esprit philosophique qu’il y mit avec art et mesure, furent réels et se répandirent utilement dans la société de son temps : son style et son faux goût littéraire faillirent produire un mal durable. […] Ses Mémoires secrets, « ouvrage qui tient un milieu fort intéressant entre le genre des mémoires particuliers et celui de l’histoire générale », sont aujourd’hui le seul livre à lire de lui : justice leur est rendue par Grimm en quinze lignes.

1080. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre v »

Il donnait rendez-vous à ses amis après la guerre en Palestine.‌ […] Si je pouvais noter ces chants intérieurs qu’aucun concert ne me rendra jamais ! […] J’ai été habitué de longue date à la solitude ; j’ai appris à l’aimer et à la rendre féconde ; je travaille intérieurement le plus possible ; je sais vivre au milieu des gens qui me sont indifférents comme si j’étais seul, sans récriminations insensées contre eux et sans me ronger moi-même, en toute paix, avec un complet détachement de ceux auprès desquels je dois vivre. […] Être de ceux qui auront contribué directement à te rendre ton berceau natal sera pour moi une bien douce joie et comme un complément à notre vie si unie et si tendre. […] Pouvoir emmener toi et nos chéris en Alsace-Lorraine et leur dire : Papa a aidé dans la mesure de ses forces à rendre ces deux beaux pays à la France, quelle plus belle récompense pour moi ?

1081. (1853) Histoire de la littérature française sous la Restauration. Tome I

Les événements lui rendaient la parole, en lui donnant raison. […] C’est alors qu’en l’absence des prêtres dispersés, et qui rendaient témoignage, par les souffrances de leur exil, à cette religion à laquelle un grand nombre d’entre eux avaient rendu témoignage sur les échafauds révolutionnaires, un jeune laïque se présente pour faire au christianisme la première et la plus nécessaire des réparations. […] L’empereur voulut en prendre connaissance ; il en ratura de sa main une grande partie, et fit rendre le manuscrit à l’auteur. […] Il rend la philosophie modeste, il la rend respectueuse. […] Le poëte chrétien leur rendait leurs titres de noblesse ; rompant avec les traditions des versificateurs païens du dix-huitième siècle, il leur donnait une âme.

1082. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Delille »

Celui-ci, bon et modeste, profita, dans les éditions suivantes, des critiques de Clément en ce qu’elles lui paraissaient renfermer de juste, et il rendit sa traduction plus fidèle en bien des points. […] M. de Chateaubriand a mieux rendu notre idée que nous ne pourrions faire, quand il dit : « Son chef-d’œuvre est la traduction des Géorgiques. […] En un mot, il a rendu, pour les Géorgiques, le même service à peu près que l’abbé Barthélemy allait rendre pour la Grèce. […] » Ce caractère inoffensif et bienveillant de l’abbé Delille le rendit, jusque bien avant dans la Révolution, étranger à toutes les querelles. […] ; avait été satirique des plus âpres, n’hésita pas à lui rendre bientôt dans son Tableau de la Littérature, des hommages consciencieux et réfléchis.

1083. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre deuxième. Les mœurs et les caractères. — Chapitre II. La vie de salon. »

Quand nous plaisons, on veut nous plaire, et ce que nous donnons en prévenances, on nous le rend en attentions. […] On n’avait pas de ces préoccupations d’affaires qui gâtent l’intérieur et rendent l’esprit épais. […] Le temps nous pousse et nous le lui rendons bien ». […] Barbier, IV, 155. — Le maréchal de Soubise avait un rendez-vous de chasse où le roi venait de temps en temps manger une omelette d’œufs de faisans, coûtant 157 livres 10 sous. […] Comptes rendus de la Société du Berry (1863-1864).

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