La coopération des facultés exactes et de celles qui portent le romancier à altérer la réalité est facile et fructeuse en des oeuvres homogènes dans lesquelles l’analyse seule distingue des disparates. […] Il est permis d’admettre qu’un esprit parvenu à ces sympathies, comparant leur objet — de pures idées — aux misérables éléments dont il est extrait — la réalité — se prenne de tristesse et de mépris pour l’imperfection et l’hostilité des choses, se sente irrité contre les vices mesquins et les vertus compromises des créatures vivantes, parvienne au pessimisme colère qui caractérise toute l’œuvre de M. […] Son pessimisme vient de la contradiction incessante entre la réalité qu’il ne peut ne pas voir et l’idéal dynamique que sa nature de lutteur le force à créer et à aimer.
On sait à quel prix les esprits systématiques obtiennent ces belles unités, dont la logique est irréprochable : c’est tantôt par des mutilations de la réalité, tantôt par des hypothèses nouvelles venant étayer et compliquer l’hypothèse fondamentale. Souvent aussi la réalité est plus forte que le système et s’y fait sa place. […] Sans aborder ni même effleurer ici l’examen de ce grand système, contentons-nous de faire remarquer qu’il n’est encore lui-même, comme tous ceux qui l’ont précédé, qu’un point de vue pris dans la nature des choses ; et ce point de vue, si large qu’on veuille le supposer, n’est lui-même qu’un côté de la réalité, qu’un éclectisme supérieur doit corriger et compenser par d’autres points de vue que l’hégélianisme a trop sacrifiés.
Il y a encore le Forçat dont le dénoûment est d’une réalité si profonde, et où vous trouvez ce que l’auteur ne cesse de mettre partout dans ses récits, du reste, — les délicatesses surhumaines de la charité. […] Ces Horizons prochains étaient, comme vous venez de le voir, un recueil de nouvelles d’un ton fort rare, dans la littérature contemporaine, car ce ton était celui d’une mysticité singulièrement émue, mêlée aux réalités extérieures d’une observation très bien faite. […] Une grande moraliste, une des moralistes les plus pathétiques, les plus renseignées de douleurs, est au fond de cette rêveuse chrétienne, qui en nous donnant à son tour sa poésie sur le-Ciel, y mêle les réalités saignantes de la vie ; amer charme de plus !
Cette disproportion choquante entre la passion de l’idéal qui exaltait cette âme, et la réalité terne et médiocre des événements au milieu desquels il vécut, devint un vrai supplice. […] Qu’y a-t-il de plus difficile que de nous émouvoir avec des moyens si simples, sans rien emprunter au monde de la réalité et de la passion ? […] Elle nous crée, si je puis dire, des sens nouveaux et une fausse raison qui n’estiment plus la réalité d’après la réalité même, mais d’après sa douteuse image. […] Comment peut-il donner de la réalité à ce qui n’en a pas en dehors de lui ? […] Cette justice qui se révèle tout d’un coup dans un atome perdu de l’univers, sans qu’elle ait aucune réalité en dehors de cet atome, qu’est-elle en soi ?
Un personnage essentiel dans le plan de Napoléon manqua toujours, c’était, Grouchy, lequel apparaissant avec ses 36,000 hommes, en tout ou en partie, eût permis de conjurer ce fantôme des Prussiens devenu bientôt une formidable réalité, et de livrer la bataille dans l’ordre régulier et savant suivant lequel elle, avait d’abord été calculée. […] J’aime la vérité assurément et la réalité franche, je le répète assez souvent ; je sais même surmonter un dégoût pour arriver au plus profond des choses, au plus vrai de la nature humaine ; mais je m’arrête là où l’inutilité saute aux yeux et où la puérilité commence.
Ramenez l’abstraction aux réalités concrètes ; défaites la généralisation, et décomposez la collection : regardez les faits et les individus. […] Après un intervalle de temps, vous le regarderez en vous-même, vous en évoquerez l’image : incomplète, fragmentée, déformée, elle ramènera l’émotion, l’idée, que la vue involontaire, le choc inattendu de la réalité vous avaient imposées : ce lambeau d’image qui s’est accroché inconsciemment dans votre esprit, c’est précisément ce qu’il y a pour vous de caractéristique dans l’objet, c’est ce que la description doit éclairer.
Des fragments de la réalité reflétés dans un esprit, les plus beaux livres ne sont pas autre chose. Mais cette définition convient aussi au moindre article de journal, avec cette différence qu’il s’agit, dans ce dernier cas, de fort petits fragments d’une réalité journalière et superficielle.
Devons-nous simplement en déduire toutes les conséquences, et les regarder comme des réalités intangibles ? […] Il en est des symboles mathématiques comme des réalités physiques ; c’est en comparant les aspects différents des choses que nous pourrons en comprendre l’harmonie intime, qui seule est belle et par conséquent digne de nos efforts.
L’homme, dès qu’il se distingua de l’animal, fut religieux, c’est-à-dire qu’il vit, dans la nature, quelque chose au-delà de la réalité, et pour lui quelque chose au-delà de la mort. […] Ce mélange confus de claires vues et de songes, cette alternative de déceptions et d’espérances, ces aspirations, sans cesse refoulées par une odieuse réalité, trouvèrent enfin leur interprète dans l’homme incomparable auquel la conscience universelle a décerné le titre de Fils de Dieu, et cela avec justice, puisqu’il a fait faire à la religion un pas auquel nul autre ne peut et probablement ne pourra jamais être comparé.
Impossible de traduire dans notre idiome essentiellement déterminé, où la distinction rigoureuse du sens propre et de la métaphore doit toujours être faite, des habitudes de style dont le caractère essentiel est de prêter à la métaphore, ou pour mieux dire à l’idée, une pleine réalité. […] L’anecdote rapportée au chapitre VI du quatrième évangile ne saurait cependant être dénuée de réalité historique.
La maladresse du sculpteur qui manque sa statue n’empêche pas le marbre ou le bronze dont il s’est servi d’être du marbre et du bronze, deux choses en soi, deux éléments, deux réalités ! […] Mais il mêle ce qu’il sait à ce qu’il déduit ou à ce qu’il invente, et il entrelace, avec un art de sorcier, la réalité historique à sa fantaisie individuelle, et il les étreint dans une telle intimité qu’on ne sait bientôt plus où l’on en est, — si c’est chair ou poisson ce qu’on mange.
Sans cela, il nous serait facile de montrer, les faits en main, qu’il n’a pas plus creusé dans l’esprit des différentes époques du monde qu’il n’a fouillé, au début, dans les origines et les facultés de l’homme ; et qu’en cela, trop souvent, son livre, empreint de ce fatalisme géographique qui explique les fonctions des peuples par le milieu dans lequel ils se meuvent (fatalisme ressuscité de tous les matérialistes de fait, d’intention ou d’aveuglement), a donné, en preuve de ses dires, l’apparence pour la réalité, et la superficie pour le fond. […] Une profession de foi — de foi scientifique, de foi rationnelle, la seule foi possible aux facultés mûries du dix-neuvième siècle — doit reposer sur un enchaînement de réalités incontestables et n’avoir rien de vague, rien d’incertain, rien d’obscur.
Quand saint Anselme posait l’argument purement métaphysique, le théologien, le moine inspiré lâchait donc la réalité, pour courir après l’ombre. […] M. de Rémusat a-t-il jamais eu la faculté des esprits nets et droits qui vont de primesaut aux réalités importantes ?
Schopenhauer fit rouler sur le crâne aux chimères de Hégel la dernière pelletée de terre de la réalité, et planta sa métaphysique sur sa tombe. […] L’homme comprend que la réalité est une illusion, la vie une douleur ; que le mieux pour la volonté est de se nier elle-même, car du même coup tombent l’effort et la souffrance qui en est inséparable.
Or, comme ce système nous ne l’entrevoyons encore qu’à la lumière de ces prodromes, nous ne pouvons dire exactement à quelle hauteur de monument il s’élèvera, et quelle place définitive il assignera au nouveau philosophe de cet Oratoire dont le nom fut illustré déjà par Malebranche ; mais ce que nous savons, c’est que la tendance en est profondément rénovatrice, — historique deux fois, d’abord parce qu’elle nous fait sortir de l’abstraction intellectuelle pour entrer en pleine réalité humaine, et ensuite parce qu’elle reprend la tradition de méthode qui a été la vraie force de la philosophie, depuis Aristote jusqu’à saint Thomas d’Aquin, et depuis saint Thomas d’Aquin jusqu’à Leibnitz. […] L’analyse expérimentale de l’un et le procédé psychologique de l’autre, employés tous deux avec la rage de ces fanatiques à froid d’allemands, n’ont-ils pas produit ce que nous voyons à cette heure : une philosophie sans entrailles, sans réalité, toute sortie des notions logiques et des idéalités de l’esprit, — la philosophie de Hegel, enfin ?
Avocat, sans causes, au Parlement, et père de quatre enfants, eu proie à ces tortionnantes délices paternelles qu’on savoure quand on n’a pas le sou, doué d’une intelligence plus apte à s’assimiler qu’à produire, il suivit le conseil de son protecteur, l’abbé de Lyonne, d’étudier la langue espagnole pour traduire des livres espagnols, et il se trempa dans l’Espagne des livres, au lieu de se tremper dans l’Espagne de la réalité. […] Pour Le Sage, trop compté, par l’opinion badaude, parmi les grands romanciers, il ne s’agit, dans le roman, ni du développement dramatique des passions, ni de l’originalité des caractères, ni, à force d’observation, de l’invention dans la réalité humaine, ni de l’expression idéale des sentiments, ni de la beauté littéraire du langage.
Or, parmi ces œuvres, petites à dessein, alors même que leur manque de grandeur ne vient pas d’impuissance, ce qui domine le plus dans la littérature du quart d’heure, par le nombre autant que par la valeur relative, c’est encore le roman, le roman dont l’imagination publique n’est jamais lasse et ne peut l’être jamais ; car le roman, pour elle, c’est la vie qui soulage de l’autre, ou qui nous en venge ; c’est la vie vraie, mais arrangée par le génie pour n’être ni tout à fait si plate ni tout à fait si bête que la réalité. […] Le combat de la vocation religieuse contre la vocation de la mère de famille qui se révèle avec tant d’énergie dans la scène, au village, où Éliane est obligée, par les combinaisons du roman, à tenir un enfant dans ses bras, — scène magnifique, d’un contenu excessivement émouvant, et que Stendhal seul aurait pu écrire s’il avait été chrétien, — le triomphe enfin de la vocation de l’épouse, le discours de la mère Saint-Joseph qui clôt le roman dans une souveraineté de raison éclairée par la foi, et surtout, surtout, la réalité de la sœur Saint-Gatien, qui représente l’être surhumain, l’ange gardien d’Éliane, et qui s’en détache si humainement et si vite quand elle lui a préféré, pour s’appuyer, le cœur d’un homme, — trait cruel que Wey n’a pas manqué, — voilà les beautés de la troisième partie de ce livre, écrit avec une sûreté de main et une maturité de touche qui n’ont fait faute à l’auteur de Christian qu’une seule fois.
Toute volupté le trouble et l’attire, brutale ou subtile, furtive ou continue, et il a su exprimer avec une grâce pénétrante des réalités ou des rêves, — qu’importe !
Le fait de se concevoir autre est le reflet de cette réalité que nous imaginons objective et qui constamment devient autre.
Ceux qui sont vrais aujourd’hui seront faux demain, parce que leur exactitude est en rapport non pas avec une réalité immuable, extérieure à nous, mais avec une réalité intérieure, mobile et changeante comme la psychologie humaine. […] La réalité est relative. […] Même si on admet la réalité du monde sensible, on est forcé d’hésiter sur la qualité de cette réalité en tant que réalité perçue et jugée. […] Ce sont nos muscles, plus encore que nos yeux, qui nous avertissent de la réalité des obstacles. […] Resterait à prouver la réalité de la loi morale, comme on prouve la réalité de la loi de la pesanteur.
Édouard Rod, sans qu’il eut encore osé s’attaquer à la réalité vivante. […] Nullement romanesque, il se tient très près de la réalité. […] Déçues par la réalité, elles n’ont pas voulu s’y plier. […] Sully Prudhomme décrit les réalités de la vie intérieure. […] Car nous ne percevons de la réalité qu’une partie infiniment petite.