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951. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre douzième »

L’école encyclopédique avait essayé de l’ôter à l’homme, soit en lui prouvant qu’il est sans prises pour le saisir, soit par une affectation de faux respect, en niant la Providence divine, sous prétexte de ne pas la commettre avec les désordres du monde physique et les misères du monde moral. […] Aussi, quel ne fut pas le soulagement de tous ceux que n’avait pas atteints la propagande encyclopédique, à la lecture d’un livre qui faisait rentrer la Providence dans le monde, et l’âme dans la nature redevenue le théâtre de la création intelligente, où chaque chose raconte la fin pour laquelle elle a été créée ! […] De tous les points du monde, on viendrait à Paris pour y briguer l’honneur d’être enterré à l’Elysée et d’y conquérir « les droits d’une bourgeoisie illustre et immortelle. » Cet Élysée serait en même temps un lieu d’asile. […] Il y a une belle description de tempête au moment même des premiers troubles des deux amants ; mais elle est moins belle comme peinture de phénomènes inconnus à l’ancien monde, que par l’à-propos des images de destruction qu’elle mêle à nos pressentiments sur la destinée de ces deux jeunes cœurs, où gronde l’orage des passions humaines. […] Je ne suis pas si inquiet sur la gloire de Bernardin de Saint-Pierre que cet apologiste qui, trouvant sans doute Paul et Virginie un trop petit bagage, nous renvoie aux Études, « non pour y voir le grand peintre, dit-il, ce qui est n’y rien voir, mais pour y admirer la pensée supérieure qui unit l’homme aux nations, les nations au monde, et le monde à Dieu125. » Si Bernardin de Saint-Pierre avait à attendre sa gloire jusqu’au jour où le monde sera d’accord avec son apologiste sur « la pensée supérieure » des Études, il l’attendrait longtemps.

952. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1879 » pp. 55-96

Et comme Thierry s’entêtait à parler le premier, se rapprochant le plus possible de la fosse ouverte, Maquet lui disait au milieu de ce monde, croyant que les deux orateurs se faisaient des politesses : « Si tu persistes, je te fous dans le trou !  […] * * * — Une jeune fille du grand monde, me contait aujourd’hui, qu’une de ses amies, décidée à épouser un garçon très riche, en dépit d’une saleté repoussante, avait eu l’idée de lui faire ordonner par son médecin, le médecin des deux familles, des bains de vapeur, pour une maladie quelconque, dont il l’avait menacée. […] Pas un de ces critiques ne semble s’apercevoir de l’originale chose essayée par moi dans ce livre, de la tentative faite pour émouvoir avec autre chose que l’amour, enfin de la substitution dans un roman d’un intérêt autre, que celui employé depuis le commencement du monde. […] Du temps de notre gloire, il y avait un peintre isolé, comme Vernet, comme Raffet, mais non tout un petit monde, pouvant faire les frais d’une exposition spéciale. […] Il me dit n’avoir plus au monde qu’un seul plaisir, la causerie. « Et encore, ajoute-t-il, je n’ai pas le charme humain de cette si bonne chose, je n’ai pas le sourire de ceux avec lesquels je m’entretiens, et dans la nuit où je vis, la causerie avec des vivants a quelque chose d’une conversation avec de purs esprits.

953. (1913) La Fontaine « III. Éducation de son esprit. Sa philosophie  Sa morale. »

Il n’a pas observé le monde avec des yeux qui auraient jeté sur lui un voile, et un voile brillant. […] Ses constatations sont celles-ci : Le fort est le roi de ce monde. […] La force, voilà ce qui règne sur le monde. […] Jupin, pour chaque état, mit deux tables au monde : L’adroit, le vigilant et le fort… Voilà les rois du monde. […] Voltaire a dit : « Le monde est un sauve qui peut ! 

954. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre VI. De la politique poétique » pp. 186-220

Mais ils n’auraient eu personne à qui commander, si l’intérêt commun ne les eût décidés à satisfaire leurs clients révoltés, et à leur accorder la première loi agraire qu’il y ait eu au monde. […] Jamais il n’y eut au monde une nation d’athées, de fatalistes, ni d’hommes qui rapportassent tous les événements au hasard. […] Partant de ces trois erreurs, ils ont cru que les rois et autres grands personnages des temps anciens s’étaient consacrés, eux, leurs familles, et tout ce qui leur appartenait, à adoucir le sort des malheureux qui forment la majorité dans toutes les sociétés du monde. […] Sparte, la ville héroïque de la Grèce, eut son Manlius dans le roi Agis ; Rome, la ville héroïque du monde, eut son Agis dans la personne de Manlius : Agis entreprit de soulager le pauvre peuple de Lacédémone, et fut étranglé par les éphores ; Manlius, soupçonné à Rome du même dessein, fut précipité de la roche Tarpéienne. […] Telles sont les mœurs du nouveau monde et d’une grande partie de l’ancien.

955. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire de l’Académie française, par Pellisson et d’Olivet, avec introduction et notes, par Ch.-L. Livet. » pp. 195-217

Venu à Paris où il se fixa vers l’âge de vingt-six ou vingt-huit ans, introduit dans le monde littéraire sous les auspices de Conrart, il composa pour sa bienvenue, sous forme de lettre à un ami, cette relation ou Histoire de l’Académie française qu’il fut admis à lire devant elle en pleine assemblée. […] Ce héros, messieurs, eut alors la bonté de me dire la pensée qu’il avait de vous rendre arbitres de la capacité, du mérite et des récompenses de tous ces illustres professeurs qu’il appelait, et de vous faire directeurs de ce riche et pompeux prytanée des belles-lettres, dans lequel, par un sentiment digne de l’immortalité, dont il était si amoureux, il voulait placer l’Académie française le plus honorablement du monde, et donner un honnête et doux repos à toutes les personnes de ce genre, qui l’auraient mérité par leurs travaux. […] Déjà Voiture était comme cela : homme du monde et de Cour, délicat à l’excès et dégoûté, un peu dédaigneux des gens de lettres, il craignait apparemment de s’ennuyer parmi eux ou de retomber en bourgeoisie, et il restait dans ses belles et fines sociétés. […] On a noté, d’après les Mémoires de Perrault, le moment où les séances de l’Académie devinrent publiques pour le beau monde, pour la fleur des courtisans, dans la salle du Louvre ; ce fut Fléchier qui inaugura le compliment ou discours de réception débité solennellement devant un cercle choisi (1673). […] C’est tout dire qu’on y opine du bonnet contre Homère et contre Virgile, et surtout contre le bon sens, comme contre un ancien, beaucoup plus ancien qu’Homère et que Virgile. » Et Fléchier, qui était du monde de M. de Montausier, c’est-à-dire du monde le plus opposé à celui de Boileau, écrivait à Mlle des Houlières (ces dames des Houlières étaient d’autres ennemis de Boileau) : « Je suis bien aise que votre cour grossisse tous les jours de quelque bel esprit qui vous rend hommage.

956. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Réminiscences, par M. Coulmann. Ancien Maître des requêtes, ancien Député. »

On ne sait bien ces choses-là qu’une fois, et tous les ouï-dire du monde ne sauraient tenir lieu de l’expérience personnelle. […] Dans le monde libéral où il vivait, il eut l’honneur de défendre plus d’une fois M.  […] « Jeune, avec du cœur, de l’âme, de l’esprit, de l’instruction, et ce qu’il faut de fortune pour vivre indépendant », il va dans le monde ; il y a des succès et y est aimé. […] Coulmann, dit Suzanne ; on me l’a remise au moment où nous montions en voiture, et je ne vous l’ai pas donnée devant le monde, sachant que vous vous plaisez à lire en particulier les lettres que vous attendez avec impatience. » Dix ans plus tôt j’aurais rougi de cette remarque ; hier, j’en sus gré à Suzanne. […] Elle prétendait avoir pour lui une antipathie physique… » Béranger, une fois lancé, ne s’arrête pas en si beau train ; il parle du monde de Mme de Staël comme s’il y avait vécu ; il tire à droite et à gauche.

957. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

On était loin d’être revenu alors des préjugés contre les personnes de théâtre : qu’on se rappelle le scandale qui s’était produit à l’enterrement de Mlle Raucourt ; et ce n’était pas seulement le clergé, c’était le monde qui avait son genre de réprobation et sa nuance d’anathème. […] Il a fallu en venir à Mlle Rachel pour que tombât cette dernière barrière et pour que non seulement des femmes du monde, mais des jeunes filles de la plus haute condition, aspirassent à l’amitié d’une femme de théâtre. […] Dans ces jeux où l’esprit nous apprend à charmer,             Le cœur doit apprendre à se taire ;        Et lorsque tout nous ordonne de plaire,                   Tout nous défend d’aimer… Ô des erreurs du monde inexplicable exemple, Charmante Muse ! […] Il s’agit là d’une de ces relations inévitables au théâtre, très agréables à bien des égards, mais que le monde s’étonne de vous voir avouer. […] Mais qu’est-ce qui va bien dans ce monde ?

958. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « DU ROMAN INTIME ou MADEMOISELLE DE LIRON » pp. 22-41

Elle ne se figure donc pas le moins du monde un avenir riant de vie champêtre, de domination amoureuse et de bergerie dans ces belles prairies à foin, partagées par un ruisseau qu’elle a sous les yeux, ou dans quelque rocher ténébreux de la vallée de Villar, qui n’est qu’à deux pas : elle ne rêve pas son Ernest à ses côtés pour la vie. […] pour lui dire adieu, pour lui reprocher sa dureté, pour la voir encore, et partir en la maudissant… Mais Ernest ne part qu’au matin, ivre de bonheur, bénissant sa belle cousine, oubliant une montre qui ne quittera plus cette chambre sacrée, ayant promis, par un inviolable vœu, de ne revenir qu’après un an révolu, et de bien travailler durant ce temps à son progrès dans le monde. […] Les indifférents du monde en sont quittes pour s’écrier, d’un air de surprise, comme les lecteurs assez indifférents dont il s’agit : « Ma foi ! […] Dans la première, une femme de qualité établie à Lausanne, la mère de la jolie Cécile dont nous avons cité le portrait, écrit à une amie qui habite la France les détails de sa vie ordinaire, le petit monde qu’elle voit, les prétendants de sa fille et les préférences de cette chère enfant qu’elle adore ; le tout dans un détail infini et avec un pinceau facile qui met en lumière chaque visage de cet intérieur. […] Le style sent son dix-septième siècle du dernier goût et le meilleur monde d’alors.

959. (1890) La fin d’un art. Conclusions esthétiques sur le théâtre pp. 7-26

On sait, les honnêtes gens, style du xviie , c’était le monde, la cour, la société polie, frivole et blasée, aussi difficile à divertir que peut l’être aujourd’hui la compagnie des monocles du mardi. […] Oui, un nombre excessif de Prudhommes et d’Homais ont la mauvaise habitude de ruminer devant le monde les proses indigestes de leur quotidien favori. […] Ce peuple, le plus intelligent du monde, vibrait comme un cœur unique, écoutant les gémissements d’Atossa, mère de Xerxès, dans la sublime péroraison des Perses : parce qu’il y sentait, traduite dans la langue des dieux, l’émotion encore chaude de Salamine, de la victoire remportée, de la liberté sauvée. […] Mais, en même temps que le monde se dissémina, le théâtre s’anémia. […] Dans l’académie que je rêve, des artistes désintéressés, réfléchissant la conception de la vie et du monde, spéciale à ce petit groupe, ne ressasseront pas, comme les optimistes conventionnels, le tragique du malheur national et le comique du malheur matrimonial, mais traduiront, en des œuvres écrites bien que jouées, la résignation (dans la vie active) et l’ironie (dans la vie spectative), qui, parmi l’universel déterminisme, sont les seules postures d’esprit non ridicules.

960. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XX. La fin du théâtre » pp. 241-268

On sait, les honnêtes gens, style du xviie , c’était le monde, la cour, la société polie, frivole et blasée, aussi difficile à divertir que peut l’être aujourd’hui la compagnie des monocles du mardi. […] Oui, un nombre excessif de Prudhommes et d’Homais ont la mauvaise habitude de ruminer devant le monde les proses indigestes de leur quotidien favori. […] Ce peuple, le plus intelligent du monde, vibrait comme un cœur unique, écoutant les gémissements d’Atossa, mère de Xerxès, dans la sublime péroraison des Perses : parce qu’il y sentait, traduite dans la langue des dieux, l’émotion encore chaude de Salamine, de la victoire remportée, de la liberté sauvée. […] Mais en même temps que le monde se dissémina, le théâtre s’anémia. […] Dans l’académie que je rêve, des artistes désintéressés, réfléchissant la conception de la vie et du monde, spéciale à ce groupe, ne ressasseront pas, comme les optimistes conventionnels, le tragique du malheur national et le comique du malheur matrimonial, mais traduiront, en des œuvres écrites bien que jouées, la résignation (dans la vie active) et l’ironie (dans la vie spectative), qui, parmi l’universel déterminisme, sont les seules postures d’esprit non ridicules.

961. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Madame de Motteville. » pp. 168-188

Ces petits faits, qui appartiennent à un ancien monde disparu, et qui nous le représentent dans une entière vérité, nous plaisent et nous attachent : à une distance médiocre, ils pouvaient sembler surabondants et superflus ; à une distance plus grande, ils sont redevenus intéressants et neufs. […] Dans cette agréable discussion qu’elle soutint par lettres avec la Grande Mademoiselle sur les conditions d’une vie parfaitement heureuse, elle lui écrivait : « Je n’avais que vingt ans quand la liberté me fut rendue ; elle m’a toujours semblé préférable à tous les autres biens que l’on estime dans le monde, et, de la manière que j’en ai usé, il semble que j’ai été habitante du village de Randan », — un village d’Auvergne où les veuves ne se remariaient pas. […] Elle avait les plus beaux cheveux du monde : ils étaient fort longs et en grande quantité, qui se sont conservés longtemps sans que les années aient eu le pouvoir de détruire leur beauté. […] c’est sa maxime quand il ne se croit pas sûr des gens : Comme il ne connaissait pas mes intentions, et qu’il jugeait de moi sur l’opinion qu’il avait de la corruption universelle du monde, il ne pouvait s’empêcher de me soupçonner de me mêler de beaucoup de choses contraires à ses intérêts. […] Les plus sages, qui jusqu’alors avaient désapprouvé les entreprises de cette compagnie, ne pouvaient dans leur cœur haïr cette proposition ; ils la blâmaient en apparence, parce qu’il était impossible de la louer à la vue du monde, mais ils l’aimaient en effet, et ne pouvaient s’empêcher d’estimer cette hardiesse, et de souhaiter qu’elle eût un favorable succès ».

962. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « M. Necker. — I. » pp. 329-349

Son esprit fin, ironique, dédaigneux, plein de nuances, se plaisait à observer un monde dont il voyait à merveille les exagérations et les légers ridicules, un monde dont il jouissait et dont il allait se servir sans jamais s’y mêler entièrement. […] Necker dans ce monde parisien avaient de quoi frapper par un air noble, imposant, et assez étrange. […] Necker, qu’il est plus aisé de célébrer que de bien louer ; qui, n’ayant parlé au monde que par leurs actions, semblent avoir dédaigné de lui confier la chaîne de leurs pensées. […] Imaginez un petit tableau à la plume, le plus fini, le plus pointillé, le plus chinois pour la minutieuse exactitude, et qui nous rend les diverses nuances de politesse, de cérémonie et d’égards dans le grand monde du règne de Louis XVI, tout à la veille de la Révolution. […] Il a saisi et rendu ces détails de société avec la curiosité du physicien qui observerait le phénomène de la rosée ou celui de la cristallisation, ou comme le Genevois Huber observait les abeilles ; un Français n’aurait pas eu l’idée de considérer ni de décrire de la sorte les choses de son propre monde.

963. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — II. L’histoire de la philosophie au xixe  siècle — Chapitre II : Rapports de l’histoire de la philosophie avec la philosophie même »

Le poëte n’a pas besoin que son œuvre ait un objet en dehors de lui : c’est un monde qu’il ajoute au monde, c’est une création dans la création. […] Épicure, Spinoza, Condillac, Helvétius, Kant, étaient les plus honnêtes gens du monde. […] Au lieu de deux classes d’hommes, les réprouvés et les élus, les uns dignes du salut éternel, les autres condamnés au feu dans ce monde et à l’enfer dans l’autre, nous ne voyons dans tous les philosophes de bonne foi, quels que soient leurs principes, que des frères en esprit. […] Les philosophes de génie sont les maîtres du monde qui font payer leurs bienfaits et leur gloire par le despotisme. […] Malebranche n’a de commun avec Platon qu’une certaine beauté d’imagination et l’enthousiasme du monde idéal : autrement, il est sec comme un géomètre et étroit comme un moine.

964. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « X. Ernest Renan »

Renan avec un sourire placide et superbe) a écrit en tête de la 2e édition de son Essence du christianisme : par ce livre, je me suis brouillé avec Dieu et le monde. Nous croyons que c’est un peu de sa faute, et que, s’il l’avait voulu, Dieu et le monde lui auraient pardonné. » Voilà la sagesse pour M.  […] Mais les faire pardonner au monde, c’est plus difficile et plus grave, et telles sont la prétention et la politique du livre de M.  […] Voilà pourquoi le monde hésite à admettre cette notion de la Critique en dehors du monde, et se soucie médiocrement qu’on le mette à feu sous prétexte de science dans l’intérêt de la plus vaine et de la plus inepte curiosité. […] Dans l’état actuel de la science et des grotesques respects qu’elle inspire à la plupart des hommes qui croient qu’elle leur donnera la clef de ce monde que Dieu a gardée, il n’était ni si indifférent ni si bouffon de confisquer Moïse au profit du sanscrit et de ramener la question de Dieu, si peu scientifique, à une simple question de dehors et de dedans, qui l’est beaucoup plus !

965. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le Roman de Renart. Histoire littéraire de la France, t. XXII. (Fin.) » pp. 308-324

Si vous pouviez vous abstenir de noix, vous chanteriez le mieux du monde. […] Nos vieux trouvères ne sont pas pressés : ils chantent et récitent cela dans les fermes, ou les jours de foire, devant tout un monde rustique dont c’est la vie et qui est flatté de retrouver dans des rimes grossières, mais parfois vives et piquantes, les scènes et accidents de chaque jour. […] Mais la différence qu’il y a entre ces modernes, ceux même qui sont plus exclusivement et plus uniquement fabulistes que La Fontaine, et les anciens trouvères, c’est que ceux-ci se complaisent beaucoup plus aux détails domestiques et familiers, à tout ce qui est du monde et des mœurs des animaux, et qu’ils ne craignent ni de déroger, ni d’ennuyer en y insistant. […] À un certain moment de la guerre, Renart, désespérant de tenir dans sa forteresse de Malpertuis, construit un grand vaisseau allégorique, une arche de malice, destinée à embarquer tout son monde. […] Il revient donc vers son monde, et leur annonce que Bombourg voudrait changer le jour et qu’on s’en retournât sans frapper de grands coups ; il leur en demande leur avis.

966. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Œuvres de François Arago. Tome I, 1854. » pp. 1-18

Arago est une difficulté pour tout le monde peut-être d’ici à quelques années encore, surtout si l’on avait la prétention de le juger à la fois comme savant, comme professeur et comme homme public, en s’attachant à démêler en lui avec précision les diverses capacités dont il était pourvu et les influences générales qu’il a exercées ou subies. […] Le retour d’Arago en France fit bruit dans le monde savant ; le jeune astronome devait à ses premiers travaux, rehaussés de cette suite de persécutions et d’aventures, une réputation précoce. […] Son objet principal et même unique était de faire connaître le caractère, la physionomie et les mœurs des savants qu’il présentait au monde dans ses gracieuses et discrètes notices. […] Arago a composées avec le plus de goût et de succès est celle du célèbre Écossais James Watt, ce héros de l’industrie, cet Hercule ingénieux du monde moderne ; il se complaît, après une enquête complète et consciencieuse qu’il est allé faire sur les lieux, à nous exposer ses procédés d’invention en tout genre, ses titres à la reconnaissance des hommes. […] Arago s’attache à revendiquer pour l’illustre ingénieur et mécanicien une découverte que l’Angleterre et le monde savant attribuent généralement à Cavendish, celle de la décomposition de l’eau.

967. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Bossuet. Lettres sur Bossuet à un homme d’État, par M. Poujoulat, 1854. — Portrait de Bossuet, par M. de Lamartine, dans Le Civilisateur, 1854. — I. » pp. 180-197

Un Dieu, un Christ, un évêque, un roi, — voilà bien dans son entier la sphère lumineuse où la pensée de Bossuet se déploie et règne : voilà son idéal du monde. […] En se prêtant à ces singuliers exercices et à ces tournois où l’on mettait au défi sa personne et son talent, traité comme un virtuose d’esprit dans les salons de l’hôtel de Rambouillet et de celui de Nevers, il ne paraît pas que Bossuet en ait été atteint en rien dans sa vanité, et il n’y a pas d’exemple d’un génie précoce ainsi loué, caressé du monde, et demeuré aussi parfaitement exempt de tout amour-propre et de toute coquetterie. […] Il se souvient de Pline le Jeune célébrant son Trajan qui parcourait le monde moins par ses pas que par ses victoires : Et qu’est-ce à dire, à votre avis, que parcourir les provinces par des victoires ? […] Il aura des termes encore plus effrayants quand il voudra signifier la sentence finale, la dispersion par le monde de la nation juive, et nous en étaler les membres écartelés : « Cette comparaison vous fait horreur », ajoute-t-il aussitôt, il est vrai ; et cependant il la pousse à bout et ne craint pas de s’y heurter. […] Dans un sermon pour une prise d’habit qu’il prononça dans sa jeunesse, Bossuet parlant de la pudeur des vierges et l’opposant à ce que bien des filles chrétiennes se permettent dans le monde, disait : Qui pourrait raconter tous les artifices dont elles se servent pour attirer les regards ?

968. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Journal du marquis de Dangeau — I » pp. 1-17

Quand Louis XIV fut mort, que ses dernières volontés eurent été cassées et les têtes les plus chères au feu roi compromises dans des conspirations où étaient impliqués des parents de Dangeau lui-même, Mme de Maintenon, écrivant un jour à Mme de Dangeau, lui disait : « Comment M. de Dangeau se tire-t-il de l’état présent du monde, lui qui ne veut rien blâmer ?  […] et elle se prête peu à ces égorgements d’un homme par un autre, ce dernier eût-il tous les talents du monde. […] Mais cette continuité d’usage et de ton dans la société cesse vers le moment où Louis XIV finit : au xviie  siècle, en remontant, c’est tout un ancien, tout un nouveau monde. […] Dangeau avait de la littérature ; il rimait en homme du monde, faisait des impromptus au moment où on le croyait tout occupé ailleurs, et gagnait des gageures par des tours de force d’esprit : ce sont là des mérites bien minces de loin, mais qui sont comptés de près ; et lorsque l’on voit dans la notice des éditeurs tous ses talents divers, un peu à la guerre, un peu dans la diplomatie, sa manière de s’acquitter de bien des emplois avec convenance, ses assiduités surtout, ses complaisances bien placées, sa sûreté de commerce et son secret, on n’est pas étonné de sa longue faveur, et on est obligé de convenir qu’il la méritait ou la justifiait. […] Ces chasses continuelles exterminent tellement son monde et mettent si fort ses officiers sur les dents, qu’il est obligé un jour de prendre la résolution de ne plus courre que deux fois la semaine, une fois le loup et une fois le cerf.

969. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Tallemant et Bussy ou le médisant bourgeois et le médisant de qualité » pp. 172-188

Mme de Montglat, beauté brillante et gracieuse, aimait la musique et les vers ; elle en faisait même d’assez jolis et chantait mieux que femme de France de sa qualité ; elle parlait et écrivait avec une facilité surprenante et le plus naturellement du monde. […] Maintenant, tout cela dit, et les torts de trahison et d’indiscrétion étant dès longtemps épuisés, on sait gré involontairement à Bussy (à cette distance) de nous montrer en action tout ce beau monde, nobles gentilshommes et grandes dames, de nous les produire dans un naturel et une originalité de désordre qui fait réfléchir sur le degré de civilisation et d’honnêteté aux différents âges, et qui peut servir à remettre à la raison l’enthousiasme des historiens à tête montée et des faiseurs d’oraisons funèbres. […] Pas le moins du monde. […] Et ce n’est pas seulement dans le genre bourgeois qu’il excelle, ce n’est pas seulement quand il nous exhibe et nous étale Mme de Cavoye ou Mme Pilou, ou Mme Cornuel, dans toute l’originalité et le copieux de leurs saillies ; Tallemant est encore le meilleur témoin de l’hôtel Rambouillet et de ce monde raffiné ; il le juge avec l’esprit français du bon temps, comme il sied à un ami de Patru, à quelqu’un qui a en lui du La Fontaine en prose et du Maucroix, en gaulois attique qui a passé par la place Maubert. […] Le monde que nous fait voir Tallemant, c’est la ville proprement dite, la ville à l’époque de Mazarin, avant ou après la Fronde et sous la minorité de Louis XIV, ce qui répond assez dans notre idée à ces premières satires de Boileau des Embarras de Paris et du Repas ridicule, le Paris où remuait en tous sens une bourgeoisie riche, hardie et libre, dont les types sont dans Molière, dont Gui Patin est le médecin comme attitré, et dont sera un jour Regnard.

970. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Correspondance diplomatique du comte Joseph de Maistre, recueillie et publiée par M. Albert Blanc » pp. 67-83

il pense, il fermente, il s’exalte, il prend feu, il amasse des mondes d’idées, le projets, des vues, des conceptions de toutes sortes sur les événements, sur les hommes et les choses ; et quand il lui vient un interlocuteur ou un écouteur, il déborde, il lance ses feux et ses flammes, ou quand il prend la plume, il se répand. […] On n’attend pas de Joseph de Maistre un jugement froid et des paroles mesurées : il a sur ces terribles combats dont l’issue tient le monde en suspens, sur ces grands revers et ces désastres inénarrables dont il est témoin, des attentes, des transes, des espérances et des cris de joie, qui nous étonnent, qui nous blessent. […] C’est donc une affaire finie, le monde est changé ; mais qu’y gagnera-t-il ? c’est un grand problème. » Il reconnaît donc le grand fait, bien que sans l’accepter : « Le monde que nous avons connu il y a trente ou quarante ans n’existe plus. » Philosophe politique, pourquoi se cabrer ainsi, pourquoi se roidir de toute la hauteur de son intelligence ? […] Mais n’oublions pas le fond, son arrière-pensée fixe : « Le monde est dans un état d’enfantement », répète-t-il souvent en ces années 1815-1816.

971. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Le Poème des champs, par M. Calemard de Lafayette (suite et fin) »

Il ne s’attache pas au sol comme Hésiode, il ne borne dans aucun sens ses horizons ; le plus ferme et le plus affranchi des esprits, il pénètre dans les profondeurs et les origines des mondes ; il en saisit le principe, les métamorphoses, la succession éternelle ; il débarrasse la terre de ses trente mille dieux, et même (chose plus grave !) […] Lucrèce n’a pas traité des champs en particulier ; mais, dans son tableau de l’origine du monde et des premiers âges des sociétés (au livre Ve), il a cueilli les plus vastes images, il a tracé les plus larges cadres de l’époque rurale primitive, du bonheur naturel et des ébats champêtres auxquels se livraient les innocents agriculteurs au retour des printemps : Sæpe itaque inter se prostrati in gramme molli, Propter aquæ rivum, sub ramis arboris altæ, Non magnis opibus jucunde corpora habebant, Præsertim cum tempestas ridebat, et anni Tempora pingebant viridantes floribus herbas… Quelle ampleur de peinture et de langage ! […] Il embrasse la pensée des mondes comme Lucrèce, mais il se rabat par choix et par goût à une philosophie moindre et plus pratique, plus d’accord aussi avec les besoins et les désirs des humbles mortels. […] Je n’ai que l’embarras du choix entre les tableaux et les frais paysages, entre les scènes de labourage, de semailles, de fauchaison et de fenaison, de récolte et de vendange, entre les charmants hasards du parc naturel, confinant au bois et à la forêt, et le monde bruyant de la basse-cour ; car tout cela est diversement peint, et presque toujours avec un rare bonheur dû à une extrême vérité. […] Le temps n’est plus où Mécène, au nom du maître du monde, demandait à Virgile des Géorgiques ; aussi n’avons-nous que des fragments.

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