Duplessis, que la mort a enlevé si inopinément et d’une manière si sensible pour sa famille et pour ses amis le 21 mai dernier74, avait préparé cette édition de La Rochefoucauld : c’est à lui qu’on en doit la distribution, l’ordre, les notes, toute l’économie en un mot ; il n’y manquait plus que quelques pages qu’il devait mettre en tête : on vient me demander, à son défaut, de les écrire et de le suppléer. […] Celui-ci eut des torts, cela nous suffit ; il en eut en amour et en politique ; il manqua cette partie importante de sa vie, et, quand même la Fronde aurait obtenu quelque succès et aurait amené quelque résultat, il n’aurait encore donné de lui que l’idée d’un personnage brillant, mais équivoque et secondaire, dont la pensée, les vues et la capacité ne se seraient point dégagées aux yeux de tous. […] Tout cet appareil manque de délicatesse. […] Nos deux célèbres contemporains, par ces oppositions manifestes, ne font que déclarer leur propre nature, proclamer ce qui leur manque, et deviner dans le passé ceux qui les auraient finement pénétrés et raillés avec sourire, ou simplement critiqués par leur exemple.
Il aurait été comme un chasseur à qui le gibier manque, le gros gibier, et qui est obligé de se contenter d’un pauvre lièvre qu’il rencontre en plaine. […] La Bruyère n’a manqué ni à la précaution ni à la règle, et, en grand artiste, il a disposé les choses de telle façon qu’on arrive à cette image par des degrés successifs, et comme par une longue avenue. […] Chez lui le manque absolu de transition est souvent un calcul de l’art. […] Quand j’appelle cela des portraits, il y a toutefois à dire qu’ils ne sont jamais fondus d’un jet ni rassemblés dans l’éclair d’une physionomie ; la vie y manque : ils se composent, on le sent trop, d’une quantité de remarques successives ; ils représentent une somme d’additions patientes et ingénieuses.
Si elle manque souvent de naturel, on ne doit pas s’en étonner, puisqu’elle est en hostilité déclarée et irréconciliable avec la nature. Je lui trouve aussi parfois des manques de goût. […] » Je ne m’inquiète pas du fond de la pensée ni de savoir s’il est exact de supposer à ce vieux cœur breton de telles tendresses, mais on a peine à comprendre, quand on a vu M. de Lamennais, que l’idée de Clorinde ait pu venir à personne à son sujet. — D’autres fois, c’est la parfaite justesse qui manque aux idées de Mme Swetchine. […] La vieillesse qui ressemble au groupe d’Ariane, c’est comme Lamennais tout à l’heure qui ressemblait à Clorinde ; j’appelle cela un manque de goût.
Les procès-verbaux sont ci-joints en original, lesquels sont signés des officiers des lieux, afin que l’on ne puisse point dire que ces pièces aient été faites après coup. » Avait-on retrouvé heureusement ces pièces réclamées par Louvois, ou bien, en cas de défaut et de manque, y avait-on suppléé, comme il l’avait désiré ? […] Par malheur, la prudence, l’art profond qui avait dirigé le Sénat dans les beaux siècles de la République, la suite et la durée qui n’est donnée qu’aux corps et aux institutions et qui est refusée aux individus, leur manquèrent, et l’on est trop informé aussi, à leur égard, de certains détails qui gagneraient à se confondre dans l’éloignement. […] Un beau jour, l’œuvre inopinée s’écroule ; la maturation lui avait manqué ; la durée lui manque.
si la personne atteinte d’un mal lent et mortel lui est particulièrement chère, il suit la mort dans ses progrès, il la voit venir à coup sûr, fatale, irrémédiable ; il sait le néant des illusions, des espérances ; il ne manque cependant à aucun des soins, à aucune des sollicitudes, tout en sachant et en se prédisant presque à heure fixe, et montre en main, le terme funèbre que tous ses soins ne reculeront pas. […] À côté d’un fourneau à demi éteint où une expérience s’est faite et a réussi, un autre brûle inutilement, et l’expérience qui a manqué vingt fois manquera toujours. […] Mais ce qui frappe au premier coup d’œil et ce dont ce laboratoire est l’emblème, c’est qu’à côté d’une chose sue il en est une autre ignorée encore et indéchiffrée, c’est le manque de complet, un effort multiple, incessant, une étude sans trêve et sans terme, et où la vie se consumera.
À un certain point la poussée manque, le ressort casse ou se retourne contre nous : d’autres déjà nous suivent, qui, à leur manière, recommenceront. […] Sans doute, aux cœurs surtout tendres et discrets, les Méditations, et les premières, restaient les plus chères toujours : on en aimait le délicieux et imprévu mystère, l’élévation inaccoutumée et facile, la plainte si nouvelle et si douce, le roman à demi voilé auquel on avait foi, et que chaque imagination sensible ne manquait pas de clore. […] On a eu raison de louer le Cantique sur la mort de madame de Broglie ; j’y remarque pourtant des longueurs qui nuisent à l’effet, quelques mots discordants, et surtout un manque de décision dans le sentiment religieux avec lequel il eût fallu aborder cette admirable personne, d’une foi si précise, et dont l’âme présente doit, ce semble, moins que jamais souffrir rien d’évasif à ce sujet. […] Un grain de Voltaire manque depuis longtemps à nos poëtes lyriques, quelque chose comme le sentiment du rire ou du sourire.
En devenant plus simples dans leur sujet, les discours sont aussi devenus plus longs ; les hors-d’œuvre, au besoin, n’y ont pas manqué : l’Empire et l’Empereur ont pourvu aux effets oratoires, comme précédemment avait fait Louis XIV ; le plus souvent même, on n’a pu les éviter, et la biographie des hommes politiques ou littéraires est venue, bon gré, mal gré, se mêler à ce cadre immense. […] Né en 1778 dans la Haute-Marne, venu à Paris sous le Directoire, il était de cette jeunesse qui n’avait déjà plus les flammes premières, et qui, tout en faisant ses gaietés, attendait le mot d’ordre qui ne manqua pas. […] Ce manque habituel de vitalité dans le style, ce néant de l’expression a beau se déguiser à la représentation sous le jeu agréable des scènes, il éclate tout entier à la lecture. […] Molé n’y a pas manqué ; le ton s’est élevé avec le sujet ; la grandeur méconnue du cardinal était vengée en ce moment non plus par l’académicien, mais par l’homme d’État.
Il n’aime pas les beaux esprits de son temps, raisonneurs et critiques ; il ne manque guère une occasion d’égratigner Voltaire. […] Il est d’usage de louer l’invention du caractère de Gil Blas : ce garçon qui est si peu héros de roman, bon enfant, sans malice, sans délicatesse, sans bravoure, mais admirablement résistant par le manque même de profondeur, qui ne prend jamais la vie au tragique, qui se relève et se console si vite de toutes ses disgrâces, toujours tourné vers l’avenir, jamais vers le passé, toujours en action, jamais rêveur ni contemplatif, que l’expérience mène rudement de la vanité puérile à l’égoïsme calculateur, et qui finit par s’élever assez tard à une solide encore qu’un peu grosse moralité ; ce personnage-là, dit-on, c’est notre moyenne humanité. […] A sa définition, il manque ce qu’on appelle la différence : il n’a que le nom d’individuel ; autrement, il est tout le monde. […] Le roman philosophique L’esprit philosophique ne manqua pas de s’emparer du roman et de le faire servir aux intérêts de sa propagande.
L’auteur ne manque jamais de l’étudier sous son double aspect physique et mental, rattachant ainsi la psychologie des passions à la physiologie des passions ; et exposant par là même, comme il le fait remarquer, les rapports du physique et du moral. […] Ce double travail manque ici : la description remplace trop l’analyse. […] Quand cette uniformité n’existe pas dans nos perceptions (celles du goût par exemple), alors le critérium manque. « Il n’y a pas plus de conscience universelle que de raison universelle ; la conscience comme la raison est toujours individuelle. […] La réponse manque à ces questions.
Voilà une affaire manquée ; c’est la troisième depuis six mois. […] Quoiqu’il eût manqué son but positif, Chaulieu revint de Pologne comblé d’honnêtetés, de distinctions, avec une bague au doigt que le roi avait détachée du sien, au moment du départ, pour la lui donner. […] Quand éclata ce divorce des deux frères Vendôme, la malignité ne put manquer de s’en emparer à ses dépens. […] Dangeau, qui fut de la fête, et qui ne manque pas de la relater dans son Journal, ne paraît pas s’être douté du dessous de cartes.
Cette mission remplie, Mallet du Pan était libre ; il pouvait donner ses conseils à qui il lui plaisait, sans manquer à aucun devoir de patrie ou d’honneur. […] celui-là a su mettre à profit l’adversité… Je ne me suis donc pas trop avancé quand j’ai dit que Mallet du Pan, s’il avait vécu jusqu’en 1830, n’eût pas manqué d’adhérer à la tentative de monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe ; et avec son rare pronostic, dès le 20 février 1796, dans une lettre où il est question de ce même duc d’Orléans, il écrivait : Si, par une conduite compatible avec les personnes, avec les préjugés et les intérêts du temps, avec la force impérieuse des circonstances, le roi (Louis XVIII) ne retourne et ne fixe vers lui ou vers sa branche cette multitude de révolutionnaires anciens et nouveaux, Royalisés à demi ou en chemin de se royaliser, vous les verrez prendre le premier roi qui s’arrangera avec eux. […] Le vulgaire court à cet essai comme l’avare à une opération de magie qui lui promet des trésors, et, dans cette fascination puérile, chacun espère de rencontrer à la fin ce qu’on n’a jamais vu, même sous les plus libres gouvernements, la perfection immuable, la fraternité universelle, la puissance d’acquérir tout ce qui nous manque et de ne composer sa vie que de jouissances. […] Bien fou, selon lui, qui proposerait des conjectures : « Les conjectures sont à pure perte, et les prédictions des folies. » Les contemporains pourtant veulent à tout prix des solutions, et se plaignent qu’on les en laisse manquer.
Gourville raconte l’état de désordre où était dans ce temps (1657) l’administration des finances ; la place était remplie de billets décriés qui provenaient de la banqueroute qu’avait faite quelques armées auparavant le maréchal de La Meilleraye (alors surintendant) ; on achetait ces anciens billets pour rien, et, en faisant des affaires avec le roi, on obtenait de Fouquet, comme condition, qu’il réassignât ces billets pour les sommes entières : « Cela fit beaucoup de personnes extrêmement riches, dit Gourville ; cependant, parmi ce grand désordre, le roi ne manquait point d’argent, et, ayant tous ces exemples devant moi, j’en profitai beaucoup. » Le roi ne manquait point d’argent, là est un point essentiel dont Pellisson s’est ensuite servi très habilement dans les Défenses qu’il a données de Fouquet. […] Pellisson demande ce qu’on dirait si on lisait un jour dans une histoire, dans une de ces relations où l’on se plaît à faire remarquer combien les grands événements tiennent souvent à de petites causes : Cette année nous manquâmes deux grands succès, non pas tant faute d’argent que par quelques formalités des finances. […] Rien ne manque, on le voit, au dramatique de cette fête célèbre.
Si le père de Chasles, si peu soucieux des talents futurs de son fils, l’avait jeté aux Enfants-Trouvés comme Rousseau y jeta les siens, je ne doute pas que Philarète ne fût sorti des mains de la pauvre sœur de Saint-Vincent de Paul qui l’aurait ramassé et qui lui aurait appris son catéchisme, avec des rayons de plus dans la tête, avec ces rayons qui sont les plus beaux et qui lui ont toujours manqué ! […] Mais ses principes d’esthétique et de morale, ces principes qui ne font qu’un, et sans lesquels la Critique n’est plus que l’empirisme d’une personnalité plus ou moins supérieure, ne sont pas beaucoup plus distincts que ceux de Sainte-Beuve, et je doute qu’on en pût faire sortir un seul, appuyé et déterminé, de l’universalité de ses Œuvres complètes, où le talent le plus sincère et le plus animé n’est pas capable de combler cette lacune terrible dans les œuvres d’un critique : — le manque de principes et d’autorité. […] Philarète Chasles, quarante fois littérateur, ne put entrer pour un dans cette Académie, de si bonne heure visée par lui, ajustée, aspirée et manquée toujours. […] Protestant, philosophe, Anglais, ne croyant qu’au relatif et à l’expérience, Chasles fait ses réserves quand il juge le jugement de J. de Maistre ; mais ses réserves mêmes donnent la mesure d’une justice arrachée, malgré ses réserves, à l’esprit d’un critique qui, s’il manqua souvent de l’intuition du vrai, eut presque toujours celle du beau.
Ceux qui, en petit nombre, prirent la parole en ce sens manquaient de perspicacité, et pas un n’attaqua la question de fond, clairement et vigoureusement. […] Il est incontestable que si l’on avait proposé à l’Assemblée, avec la droiture qui manque généralement à l’Église dans ses rapports avec l’État, de déclarer d’utilité publique la formule du « Vœu national » dans son intégrité, d’autres objections que celles qui y furent produites se seraient élevées, du moins, je l’espère, si réactionnaire que fût la Chambre de 1873. […] Pour qu’aucune voix n’ait osé porter ce fait à la connaissance de tous, il a fallu une ignorance et un manque de jugement extraordinaires, dont profita le parti catholique. […] Comprend-on quel lien peut constituer dans les âmes ce culte grandiose, et que c’est précisément ce lien qui manque à nos êtres épars et dissociés ?
Ce qui manquait le plus à Sainte-Beuve, c’était la conviction. […] Il me manquait, sans doute, pour vous bien louer, quelque autre chose que l’espace et le temps ; mais il est certain que l’espace et le temps m’ont manqué. […] Cette condition n’a pas manqué à M. […] On croira aisément que des observations de ce genre ne manquent pas dans le livre de M. […] Et pourtant, de plus hautes pensées ne manquèrent pas d’envahir les esprits et d’emporter le monde.
Nous manquons d’une foi commune ; les schismes et les divisions nous entourent. […] … les poètes incompris n’y manquent jamais. […] Castille, c’est de manquer absolument d’invention. […] Est-ce sa volonté qui manque d’audace ? Je crois plutôt que c’est son talent qui manque d’haleine
Elle manque de franchise et de spontanéité. […] Ses ennemis ne manquèrent pas de le traiter de fanfaron et de poseur. […] Ils manquent d’articulations. […] Rien n’y manque. […] Cela manque de puissance et d’envergure.
Ce n’est pas que les effets de vigueur manquent dans sa poésie. […] Nous avons l’imagination logique et mathématique : il nous manque souvent l’imagination poétique pittoresque. […] Cette foi au hasard est plus naturelle chez ceux qui, comme Alberoni, manquent du sens psychologique. […] Alberoni a des idées : il manque de science. […] Il ne manque au tableau que le soldat et le prêtre, du moins dans leur caractère propre et essentiel.
Ces femmes très élégantes, élevées dans la première moitié du xviie siècle, en manquaient, et Mme de Bregy en est une bonne preuve. […] Et je ne sais pourquoi je n’ai l’air de parler ici que des femmes : les hommes y manquent bien souvent.
Cooper manque du tout de cette faculté créatrice qui enfante et met au monde des caractères nouveaux, et en vertu de laquelle Rabelais a produit Panurge ; Le Sage, Gil Blas ; et Richardson, Clarisse. […] Quant au fidèle noir Guinée, autrement dit Scipion l’Africain, rien ne lui manque pour intéresser et pour attendrir.
Un poëte en peinture tombera dans la même erreur en plaçant au-dessous du médiocre, le tableau qui manquera dans l’ordonnance et dont les expressions seront basses, mais dont le coloris méritera d’être admiré. En supposant que les parties de l’art que l’on n’a pas, ne méritent presque point d’attention, on établit, sans être obligé de le dire, qu’il ne nous manque rien pour être un grand maître.