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29. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (4e partie) » pp. 81-143

C’était cette même voix enrouée, ce même front terni et ridé par le hâle, ce même regard libre, égaré et vacillant. […] « On a tant abusé du regard dans les romans d’amour qu’on a fini par le déconsidérer. […] « À cette certaine heure où Cosette eut sans le savoir ce regard qui troubla Marius, Marius ne se douta pas que lui aussi eut un regard qui troubla Cosette ! […] « Le jour où leurs yeux se rencontrèrent et se dirent enfin brusquement ces premières choses obscures et ineffables que le regard balbutie, Cosette ne comprit pas d’abord. […] « Ce jour-là, le regard de Cosette rendit Marius fou, le regard de Marius rendit Cosette tremblante.

30. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXXIe entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff » pp. 237-315

Pierre le regarda d’un regard qui semblait dire : En voilà une qui a le don de la parole ! […] Boris, assis à côté d’elle, ne la quittait pas du regard. […] » Boris fixa sur elle un regard pensif. […] » répliqua Boris en le suivant dans son cabinet, où il échangea un regard avec Viéra. […] Tous les regards étaient fixés sur Guérassime.

31. (1856) Cours familier de littérature. I « Digression » pp. 98-160

J’eus ainsi le loisir, après avoir lentement mesuré la cascade, de reporter mes regards sur la belle jeune fille qui s’enivrait du tonnerre, du vertige et du suicide des eaux. […] On lui enseignait à réciter ces vers aux amis lettrés de la maison avec cette voix, ce regard, ce geste qui transforment la poésie en magie sur les lèvres d’une belle jeune fille, et qui confondent l’admiration avec l’amour. […] Qu’un autre te voie, enfant de l’harmonie, Trouvant que sur les cœurs un empire est trop peu, Lancer d’un seul regard l’amour et le génie,             La lumière et le feu ! […] … Le lac s’est éclairé d’une flamme inconnue ; Tremblante, je m’approche, et mes regards surpris Dans l’eau qui la répète ont vu s’ouvrir la nue ! […] Ses cheveux étaient aussi touffus et aussi blonds, ses bras aussi beaux, ses traits aussi fins, le regard aussi resplendissant de lumière et d’âme.

32. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « A. P. Floquet »

Cependant, la Vie de l’Aigle de Meaux, tout oppressive qu’elle fût pour le faible talent de Bausset, eut un succès réel quand elle parut, et ce succès s’immobilisa dans l’espèce de considération qu’elle a gardée, mais dont les causes ne sauraient échapper qu’à une critique sans pénétration et sans regard. […] La difficulté n’était pas de faire mieux, c’était de faire bien ; c’était de peindre ressemblant ce qu’il y a de plus difficile à peindre, c’est-à-dire un homme dont toutes les imaginations sont remplies, et d’appuyer un ferme regard sur la personnalité la plus capable de décontenancer qui la juge. […] Avec un regard très fin et très juste de critique qu’on ne s’attendait pas à trouver embusqué dans le fourré d’une érudition si profonde, Floquet a très bien vu l’influence de la vie intime et cachée sur le génie de Bossuet et sur son âme. […] Après ses succès du collège de Navarre et en Sorbonne, Bossuet, prêtre et déjà prédicateur célèbre, se retira tout à coup à Metz, traînant après lui tous les regards de la France.

33. (1856) Cours familier de littérature. I « VIe entretien. Suite du poème et du drame de Sacountala » pp. 401-474

Ainsi l’homme vertueux et maître de ses passions doit détourner avec soin, comme je le fais, ses regards de la femme étrangère !  […] Le bout des doigts me démange furieusement… (Jetant un regard farouche sur le pêcheur.) […] « À cet ordre terrible elle s’arrête, remplie de frayeur, et jette encore sur moi, moi si cruel, un regard suppliant troublé par les flots de larmes qui s’échappaient de ses yeux… Ah ! […] Voyez-le vous-même : ce regard vif, animé, parlant, n’est-il pas celui de Sita ?  […] Leur regard intrépide est celui du lion courroucé, et leur voix est forte comme le son cadencé du tambour qui appelle au saint sacrifice.

34. (1859) Cours familier de littérature. VII « XLIe entretien. Littérature dramatique de l’Allemagne. Troisième partie de Goethe. — Schiller » pp. 313-392

On s’attendait au massacre des habitants et à l’incendie de la ville ; Goethe envisagea d’un regard calme le péril. […] « Du haut de sa demeure, d’où le regard s’étend au loin, le père contemple d’un œil joyeux ses propriétés florissantes. […] « L’homme jette encore un regard sur le tombeau de sa fortune, puis il prend le bâton de voyage. […] Que le regard et le cœur se réjouissent à l’aspect de notre œuvre heureusement achevée ! […] Je la regardais de côté ; ses yeux étaient levés vers le ciel, mais le regard en était brisé comme si tout leur feu s’était concentré à l’intérieur.

35. (1893) Du sens religieux de la poésie pp. -104

Cet être, nommez-le, si vous voulez, l’ange : c’est le pressentiment qui fait battre le plus vite le cœur humain, c’est le découragement qui nous prend à contempler les espaces infinis du ciel, c’est la forme la plus haute que puisse revêtir à notre regard l’idée de Dieu. […] Un tableau, par exemple, se livre et se révèle dans son exécution au premier regard : le regard même de l’artiste quand il s’empara de son objet à l’heure de l’émotion première. […] C’est ainsi qu’une toile de cent mètres de longueur sur un seul plan ne saurait être qu’une suite d’œuvres, puisque personne (et non plus l’auteur) ne pourrait l’embrasser d’un regard et, par conséquent, en apprécier l’harmonie. […] je t’ai bien compris, sauvage voyageur, Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur ! […] Là, le prêtre deviendra l’ordonnateur de pures fêtes. — Nous sentons bien quelle énorme besogne ce sera, celle de préparer le théâtre à tant d’honneur : en vérité, les écuries d’Augias… Et pourtant il suffit d’adresser nos regards vers cette noble église de Bayreuth pour comprendre que notre rêve n’est point irréalisable et que d’autres y ont pensé.

36. (1860) Cours familier de littérature. X « LVIIe entretien. Trois heureuses journées littéraires » pp. 161-221

Trois heureuses journées littéraires I J’ai sur ma table aujourd’hui deux livres que je viens de lire avec un grand charme, et qui me convient, par ce charme même, à me distraire un moment de l’antiquité avec mes lecteurs, pour donner un regard à la jeune France poétique d’aujourd’hui. […] Le seul charme de ce séjour, c’est son site : de quelque côté qu’on porte ses regards, aux quatre horizons de ce monticule, on s’égare, depuis le fond de la vallée jusqu’au ciel, sur des flancs de montagnes à pentes ardues, entrecoupés de forêts, de clairières, de genêts dorés, de ravines creuses, de hameaux suspendus aux pentes, de châtaigniers, d’eaux écumantes, d’écluses, de moulins, de vignes jaunes, de prés verts, de maïs cuivrés, de blé noir, d’épis ondoyants, de huttes basses de bûcherons et de chevriers, à peine discernables du rocher au dernier sommet des montagnes, habitations qui ne se révèlent que par leur fumée. […] Si l’artiste ami regarde de là-haut ceux qui souffrent de leur génie, avec la compassion d’un homme qui a tant souffert du sien, qu’il jette un de ses regards sur cette demeure muette de Saint-Point, vide aujourd’hui de ceux qu’il aima tant, et qui ne cesseront de l’aimer eux-mêmes qu’en cessant de se souvenir. […] Entre les fleurs, Psyché, dormant au bord de l’eau, S’anime, ouvre les yeux à ce monde nouveau ; Et, baigné des vapeurs d’un sommeil qui s’achève, Son regard luit pourtant comme après un doux rêve. […] Retiré dans ses bois paternels du Forez, il regrette d’abaisser ses regards sur ce fleuve de nos vices qui coule à pleins bords dans nos cités. — Mais, si je n’en dis rien, s’écrie-t-il, c’est que j’aime mieux chanter la nature chaste et éternelle ; car, Si rêveur qu’on m’ait dit, j’ai les yeux bien ouverts, Et pourrais, au besoin, mettre mon siècle en vers.

37. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Doyen » pp. 178-191

Sur le milieu du parvis, devant la porte de l’hôpital, une mère agenouillée, les bras et les regards tournés vers le ciel et la sainte, la bouche entr’ouverte, l’air éploré, demande le salut de son enfant. Elle a trois de ses femmes autour d’elle ; l’une vue par le dos la soutient sous les bras et joint en même temps ses regards et sa prière aux cris douloureux de sa maîtresse ; la seconde, plus sur le fond et vue de face, a la même action. […] Celui qui secourt ce malade convulsé est vu par le dos et le profil de sa tête ; il a le cou découvert, les épaules et la tête nues ; il implore de la main gauche et du regard. […] On voit de profil, plus sur le fond, son enfant penché et les regards attachés sur le visage de sa mère, il est frappé d’horreur, ses cheveux se sont dressés sur son front, il cherche si sa mère vit encore, ou s’il n’a plus de mère. […] Je sais que quelques spectateurs pusillanimes en ont détourné leurs regards d’horreur, mais qu’est-ce que cela me fait à moi, qui ne le suis point, et qui me suis plu à voir dans Homère des corneilles rassemblées autour d’un cadavre, lui arracher les yeux de la tête en battant les ailes de joie ?

38. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre II. Mademoiselle Mars a été toute la comédie de son temps » pp. 93-102

Ni les uns ni les autres ne songent même à posséder cette belle : ce qu’ils veulent avant tout, c’est une bonne parole et devant témoins ; c’est un tendre regard, en public ; ce sont des lettres qu’ils puissent montrer à tout venant ; et quant au reste, le reste viendra, si veut Célimène. — Et justement voilà pourquoi Célimène, fidèle au rôle qu’elle s’est imposée, est si prodigue envers les uns et les autres de bonnes paroles, de tendres regards, de billets doux ; là est sa force, et elle a besoin d’être forte pour se défendre. […] Sa mémoire s’arrête et aussi son regard. […] Ces beaux jeunes regards s’arrêtaient, tout émus, sur cette femme qu’ils ne devaient plus revoir.

39. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Stendhal et Balzac » pp. 1-16

Et voilà pourquoi la Critique qui s’occupe de l’un a aussi droit de regard sur l’autre. […] Quoiqu’il n’ait pas eu à se plaindre de la destinée autant que bien d’autres, plus grands que leur vie, qui passent lentement, qui passent longtemps, qui vieillissent, leur chef-d’œuvre à la main, sans que les hommes, ces atroces distraits, ces Ménalques de l’égoïsme et de la sottise, daignent leur aumôner un regard ; quoique son sort, matériellement heureux, n’ait ressemblé en rien à celui, par exemple, du plus pur artiste qu’on ait vu depuis André Chénier, de cet Hégésippe Moreau qui a tendu à toute son époque cette divine corbeille de myosotis entrelacés par ses mains athéniennes, comme une sébile de fleurs mouillées de larmes, sans qu’il y soit jamais rien tombé que les siennes et les gouttes du sang de son cœur, Beyle, de son vivant, n’eut pas non plus la part qui revenait aux mérites de sa pensée. […] Assurément, l’auteur de la notice est trop exercé et trop compréhensif pour ne pas voir, du premier regard, ce qu’il y avait de véritablement grand dans Beyle : aussi marque-t-il bien la descendance de son génie, qu’il fait venir de La Bruyère et de Saint-Simon ; mais après ce large classement, après le rapport de famille spirituelle saisi avec la justesse d’un naturaliste de la pensée, on voudrait de Beyle, d’un si sérieux artiste, un portrait plus étudié et plus sévère. […] Le livre de l’Amour, — ce chef-d’œuvre de pointillé dans l’observation et de grâce inattendue dans le bien dire, que Sterne aurait admiré, et où les nuances, qui ondoient, chatoient, se fondent et s’évanouissent comme des lueurs d’opale dans le merveilleux observateur du Sentimental Journey, sont nettement fixées sous le regard par un procédé supérieur d’analyse sans rien perdre de leur ténuité et de leurs qualités presque immatérielles, — ce livre d’un agrafeur de nuances (ces mots-là sont faits pour lui seul), ce livre qui a tout dit et fait le tour du cœur, de ce muscle qui renferme l’infini, comme on fait le tour de la terre, de cette misérable petite chose que Voltaire appelait « un globule terraqué », nous ne croyons pas que Paulin Limayrac l’admire et l’aime mieux que nous.

40. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIVe entretien. Alfred de Vigny (1re partie) » pp. 225-319

Il n’y avait, grâce à ce regard en complète sécurité, ni matin, ni soir, ni nuit, sur cette physionomie ; tout y était plein soleil de l’âme. Il laissait regarder et il regardait lui-même sans épier quoi que ce fût dans le regard de son interlocuteur ; ce qu’il n’éprouvait pas, il ne le soupçonnait pas. […] Sa robe était de pourpre, et, flamboyante ou pâle, Enchantait les regards des teintes de l’opale. […] Son front est inquiet ; mais son regard s’abaisse, Soit que, sachant des yeux la force enchanteresse, Il veuille ne montrer d’abord que par degrés Leurs rayons caressants encor mal assurés, Soit qu’il redoute aussi l’involontaire flamme Qui dans un seul regard révèle l’âme à l’âme. […] Lorsque l’on accompagne le flot jaune et lent du beau fleuve, on ne cesse de perdre ses regards dans les riants détails de la rive droite.

41. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIe entretien. Balzac et ses œuvres (2e partie) » pp. 353-431

” Son exclamation était toujours suivie d’un regard indéfinissable que lui jetait la vieille servante. […] Cette physionomie calme, colorée, bordée de lueur comme une jolie fleur éclose, reposait l’âme, communiquait le charme de la conscience qui s’y reflétait, et commandait le regard. […] » À cette pensée, elle jetait à sa mère des regards flamboyants de courage. […] Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique qui l’offensa. […] Au regard que jeta son mari sur l’or, Mme Grandet cria : “Mon Dieu, ayez pitié de nous !

42. (1857) Cours familier de littérature. III « XIVe entretien. Racine. — Athalie (suite) » pp. 81-159

Ses traits étaient imposants de forme, mais bons d’expression ; ses regards répandaient comme des ombres de velours noir sur ses joues. […] » dit-elle, « je sors jusqu’à midi. » Puis, embrassant Talma et me saluant à demi, elle sortit en me jetant un long regard de curiosité et de bienveillance. […] Les regards, dépaysés par l’illusion, transportaient l’âme au milieu des pompes religieuses de Sion. […] Il y avait toute une conjuration et toute une lamentation dans ce seul regard. […] quel courroux animait ses regards !

43. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE PONTIVY » pp. 492-514

Pourvu que cette passion régnât et eût son jour, son heure, ou même seulement un mot à la dérobée et un regard, les sacrifices, les absences et les contraintes ne lui coûtaient pas : elle l’estimait de valeur unique qu’on ne pouvait assez payer. […] M. de Murçay, s’asseyant à la hâte près de celle dont il ne pouvait se croire désuni, commença en des termes aussi passionnés que le permettait le lieu, et avec des regards que mouillaient, malgré lui, des larmes à grand’peine dévorées : « Quoi ! […] Laissez, je veux ressusciter en vous l’Amour, cet enfant mort qui n’était qu’endormi. » Elle écoutait avec charme et silence, et, soulevant du doigt, pendant qu’il parlait, la dentelle noire qui la voilait à demi, elle ne perdait rien de ce qu’ajoutaient les regards. « Oh ! […] Il reprit son assiduité chez Mme de Noyon, et, partout où Mme de Pontivy alla durant cet hiver, il était le premier, en entrant, qu’elle y rencontrât ; le dernier, à la sortie, qui la quittât du regard. […] Après le premier épanchement et le renouvellement confus des aveux, M. de Murçay, promenant ses regards, fit remarquer à son amie que ce berceau, dans sa disposition, était tout pareil à celui où ils s’étaient pour la première fois déclarés.

44. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Vielé-Griffin, Francis (1864-1937) »

Edmond Pilon Durant une heure d’abattement, Jules Laforgue a écrit : « Je voudrais trouver des pensées belles comme des regards. […] Francis Vielé-Griffin, lui, a toujours trouvé des pensées belles comme des regards. […] Cette œuvre le couronne et définit son geste et son regard.

45. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Greuze » pp. 234-241

Sa belle tête est d’un caractère si touchant ; il paraît si sensible aux services qu’on lui rend ; il a tant de peine à parler, sa voix est si faible, ses regards si tendres, son teint si pâle, qu’il faut être sans entrailles pour ne les pas sentir remuer. […] Le gendre paraît le plus touché, parce que c’est à lui que le malade adresse ses discours et ses regards. […] Cela justifie le bon choix qu’il a fait pour sa fille ; c’est la vraie cause de l’attendrissement de son visage, de son regard et du discours qu’il lui tient.

46. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Comte de Gramont »

Aujourd’hui, par un hasard heureux, les deux poètes dont nous avons à parler tranchent vivement sur le fond vulgaire des rimeurs contemporains, et sont vraiment dignes du regard et du jugement de la Critique. […] Épée, on peut sur toi reposer ses amours : Car, sanglante et ternie, un éclair à ta pointe, Pour répondre au regard, se redresse toujours. […] Car son regard, ainsi qu’un voile de lumière Sur ses yeux, fait ployer et frémir ma paupière ; Car l’auréole flambe à son front innocent ; Car elle m’apparaît, toujours transfigurée ; Car elle est moins aimée encore qu’adorée, Et je voudrais pouvoir l’empourprer de mon sang !

47. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre septième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie. »

La poésie, c’est le regard jeté sur le fond, brumeux, mouvant et infini des choses. […] Ce monde est mon regard qui se contemple en moi. […] Le regard de la chair ne peut pas voir l’esprit ! […] Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations… J’élève mes regards, votre esprit me visite, La terre alors chancelle et le soleil hésite ; Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux. […] Avec le progrès de la pensée réfléchie, sous le regard scrutateur de la science, nous avons vu reculer une à une au rang des apparences les réalités d’autrefois.

48. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXIVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (5e partie) » pp. 65-128

Marat, brutal et injurieux pour tout le monde, adoucissait son accent et attendrissait son regard pour cette femme. […] Quand Marat et lui se coudoyaient à la Convention, ils échangeaient des regards pleins d’injure et de mépris mutuels : “Lâche hypocrite ! […] Elle interrogeait du regard la fenêtre d’où devait descendre sur sa tête l’absolution d’un prêtre déguisé. […] Tous les regards cherchaient le prince, les uns comme une vengeance, les autres comme une expiation. […] Il portait fièrement la tête ; il promenait, avec toute sa liberté d’esprit, des regards indifférents sur la multitude.

49. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIIe entretien. Madame de Staël »

Necker était de verre ; on y attirait sans cesse les regards du public ; on y voyait, dans un temps de licence et de corruption des mœurs, des scènes un peu apprêtées de philosophie, de religion, de bienfaisance, d’amour conjugal, d’éducation maternelle, de culte filial. […] Ses yeux suivaient les regards et les mouvements de ceux qui causaient ; on aurait dit qu’elle allait au-devant de leurs idées. […] La passion de la célébrité qui possède également ces trois personnes devient leur châtiment ; cette célébrité attire de loin les regards du monde sur la fille et glace de près ces trois cœurs qui éprouvent la rivalité dans leur propre sang. […] Ses bras étaient d’une éclatante beauté ; sa taille, grande, mais un peu forte, à la manière des statues grecques, caractérisait énergiquement la jeunesse et le bonheur ; son regard avait quelque chose d’inspiré. […] Partout où une telle épouse porte la lumière, elle attire le regard du public ; son mari et sa famille deviennent visibles aux yeux importuns qu’ils voudraient en vain éviter.

50. (1874) Premiers lundis. Tome II « Hippolyte Fortoul. Grandeur de la vie privée. »

Mais aux jours glorieux, et quand l’éblouissement des mille reflets, déjouant le regard, n’ôte rien pourtant de cette précision éternelle qui les caractérise, comment les saisir ? […] Tandis que son regard nageait dans l’espace, il sentit une ombre se placer devant son soleil ; aussitôt, sautant sur ses pieds, il s’écria : « — C’est lui !  […] Lui aussi, il veut dire à la société ce qu’il pense d’elle ; il veut essayer si son esprit ne serait point par hasard le pivot sur lequel ce siècle doit tourner. » Simiane se déclare alors, et, pour le guérir du fatal projet, après avoir consulté Juliette du regard, il raconte sa propre histoire. […] Les regards de sa Juliette, consultés assidûment et relus, un voyage de tous deux au Mont-Blanc, qui était alors une nouveauté et comme une découverte, réparent son âme et la rétablissent dans la modération vertueuse.

51. (1856) Cours familier de littérature. I « Ve entretien. [Le poème et drame de Sacountala] » pp. 321-398

Douchmanta, étant descendu, et jetant un regard sur lui-même. […] Sais-tu, Anousouya, pourquoi Sacountala attache si longtemps ses regards sur cette petite plante ? […] Pense-t-on obtenir le croissant délié de la nouvelle lune, lorsque, le cou tendu et le regard fixe, on ne peut détourner les yeux de sa splendeur argentée ? […] » répond-il en vers élégiaques, « de jeunes filles élevées dans un ermitage sont naturellement timides ; cependant ce regard si modestement baissé en ma présence ! […] Essuie, essuie tes larmes, ma chère fille ; prends courage, et jette un regard ferme sur le chemin que tu as à parcourir.

52. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIe entretien. Vie et œuvres de Pétrarque » pp. 2-79

À l’âge de dix ans, son père le mena à Vaucluse ; ces rochers, ces abîmes, ces eaux, cette solitude, frappèrent son imagination d’un tel charme, que son âme s’attacha du premier regard à ces lieux, avec lesquels il a associé son nom, et que Vaucluse devint le rêve de son enfance ; il étudia tour à tour à Montpellier, à Bologne, sous les maîtres toscans ; il négligea bientôt toutes ses études pour la poésie qui était née avec lui de l’amitié de son père avec Dante. […] « Solitaire et pensif, les lieux les plus déserts je vais mesurant à pas lourds et lents, et je promène attentivement mes regards autour de moi pour éviter la trace de tout être humain sur le sable ; je n’ai pas de plus grande crainte que de rencontrer des personnes qui me connaissent, parce que, sous la fausse sérénité de mon visage et de mes paroles, on peut découvrir trop facilement du dehors la flamme intérieure qui me consume ; en sorte qu’il me semble désormais que les montagnes, les plaines, les rives des fleuves, les fleuves eux-mêmes et les forêts savent ce qui s’agite dans mon âme, fermée aux regards des hommes. […] Je n’entends que les bœufs qui mugissent, les moutons qui bêlent, les oiseaux qui gazouillent, les eaux qui bruissent ; la seule femme qui s’offre à mes regards est une servante noire, sèche et brûlée comme un désert de Libye. […] Pétrarque suivit cette maxime ; pressé d’aller se parer de son laurier aux regards de Laure, il repartit pour Avignon. […] « Les douces paroles, les tendres regards que tu as si souvent décrits, ô pauvre âme sans repos !

53. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIIIe entretien. I. — Une page de mémoires. Comment je suis devenu poète » pp. 365-444

À l’exception des heures où nous étions penchés, le livre ou la plume à la main, sur nos tables, nous pouvions plonger librement nos regards et nos pensées sur le ciel, sur la campagne, sur les spectacles agrestes, si délicieux à l’enfance. […] Mes pensées l’habitaient avec mes regards. […] Ma physionomie en fut modifiée ; la légèreté un peu évaporée de l’enfance y fit place à une gravité tendre et douce, à cette concentration méditative du regard et des traits qui donne l’unité et le sens moral au visage. […] Nous étions tout regard et toute oreille pour le phénomène promis. […] « Il n’a donc jamais, celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel, ou dans son bonheur abaissé ses regards vers la terre ?

54. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre V. La littérature et le milieu terrestre et cosmique » pp. 139-154

. — Il est évident que l’hiver, par exemple, aujourd’hui que les hommes savent se bâtir des maisons munies d’épaisses murailles, de doubles fenêtres, de tapis mœlleux, de tableaux ou d’étoffes qui égaient les regards, de lampes et de grands feux qui suppléent le soleil absent, de fleurs et de verdures qui donnent l’illusion du printemps, n’a plus d’effets aussi redoutables sur l’organisme humain qu’au temps où nos ancêtres, à demi nus, vivaient dans des cavernes froides, humides et obscures. […] Il est devenu banal de rappeler que dans la seconde moitié du xviie  siècle, si l’on excepte La Fontaine, Fénelon et un peu Racine, nos écrivains jetèrent sur la campagne des regards distraits et indifférents. […]   Il apprend que sa face, ou riante ou chagrine, N’est qu’un spectre menteur ; tendre fils, il apprend Qu’elle offre sans tendresse à ses fils sa poitrine, Et berce leur sommeil d’un pied indifférent ;   Que c’est pour elle et non pour eux qu’elle travaille ; Que son grand œil d’azur leur sourit sans regard ; Que l’homme dans ses bras meurt sans qu’elle en tressaille, Né de père inconnu dans un lit de hasard. […] Poètes et romanciers ont alors rivalisé d’ardeur pour le chanter, pour le décrire ; et les romans de Loti, par exemple, ont su nous faire voir les moussons de la mer des Indes aussi bien que les brumes mystérieuses dont l’Islande s’enveloppe au début de l’automne, comme un pays de féerie qui veut se dérober sous un voile aux regards indiscrets des hommes. […] Ce qu’on peut se demander encore, c’est vers quelles contrées se portent les regards et les rêves des écrivains et du public.

55. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « III — Un symbole »

Chaigneau, dont j’ai tout à l’heure cité l’opinion sur l’œuvre de la Basilique, a, dans un petit roman d’une poignante intensité, rendu d’une façon très pénétrante l’impression que l’on ressent, quand, du sommet de la butte, le regard domine l’immense et chaotique étendue : « Une vapeur de clarté où se fondaient les fumées blanches essaimées de toitures, enveloppait Paris d’un vague et radieux frémissement qui noyait les détails rectilignes, pour n’accuser, en ébauche, que les ressauts capricieux des faîtages. L’impression devenait alors comme d’une mer tourmentée, et, tandis qu’une rumeur profonde incessamment fluctuait, en un rythme d’océan, le regard se berçait sur les houles bleuâtres de cette marée de toitures où quelques façades débordantes moutonnaient comme des écumes. […] Ici nous n’apercevons plus le pied de la montagne ; la vie particulière a disparu de nos regards ; nous ne voyons plus que l’ensemble de Paris, sa personne collective, pareille à un Océan de lumière. Nous sommes détachés du monde des individus ; nous voici en plein monde d’harmonie… »66 Et si l’on se détourne du sublime spectacle, voici que la masse lourde et froide de la basilique vient offusquer le regard. […] En face de cette clarté et de cet horizon, dominant Paris prodigieux et comme porté sur ses vagues, au lieu de ce bloc de pierre, symbole d’ignorance et de servitude, je demande quelque chose de semblable à ce que je viens de dire, quelque majestueux temple laïque où puisse s’étayer notre destin qui chancelle et que nous puissions contempler d’un cœur libre et d’un regard joyeux.

56. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — V »

Le pouvoir d’arrêt qu’il exprime, ce pouvoir d’arrêt qui évoque, hors de l’indéfini et de l’instable, qui fixe et matérialise, sous le regard de l’intelligence, quelque état du mouvement, ce pouvoir se représente en croyance. L’état quelconque du mouvement qu’il immobilise apparaît sous le regard de la conscience, comme le seul état parfait ; il emporte la foi absolue en lui-même et fait tenir le nombre illimité des possibles dans les limites qui le définissent. « Je suis, dit-il toujours, la vérité et la vie. » Et la force avec laquelle ce pouvoir d’arrêt s’affirme sous forme de vérité dans le monde moral traduit expressément le degré du pouvoir de réalisation dont il est l’interprète. […] Cette confidence implique, comme loi du changement dans l’homme et sous le regard de la conscience, ce pouvoir de se concevoir autre, qui apparut dans l’œuvre de Flaubert avec un relief pathologique, et auquel on a donné le nom de Bovarysme.

57. (1865) Du sentiment de l’admiration

Détournons nos regards d’erreurs qui nous sont étrangères. […] Celui qui admire trahit par le feu de ses regards, par l’intelligente curiosité de son attitude, par son silence même la noble passion qui préside à tous ses travaux pour les rehausser et les ennoblir. […] À d’autres le courage ferait défaut ; mais une foi profonde palpite au cœur du pèlerin ; il attache sur la cime aérienne des regards enivrés, et cette vue lointaine le ranime.

58. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Michel Van Loo » pp. 66-70

On la voit de face, la tête coeffée à la romaine, le regard assuré, le bras droit retourné et le dos de la main appuyé sur la hanche ; l’autre bras posé sur la selle à modeler, l’ébauchoir à la main. […] Et puis, je vous le demande, n’aimeriez-vous pas mieux cette tête coeffée d’humeur, sa draperie lâche et moins arrangée et son regard attaché sur le buste ? […] Alors sa bouche se serait entrouverte, ses regards distraits se seroient portés au loin, le travail de sa tête fortement occupée se seroit peint sur son visage, et Michel eût fait une belle chose.

59. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Napoléon »

Mais sa tentative, qui va reporter sur son œuvre le regard qu’attire invinciblement et toujours ce nom « aimanté » de Napoléon partout où l’on s’avise de l’écrire, doit lui rapporter aussi le jugement qui suivra ce regard, mendié à l’aide d’un pareil nom, et ce jugement sera sévère. […] Aussi, rien d’étonnant à ce que le législateur, le fondateur d’empire, ait saisi et fortement captivé son regard quand il l’a porté sur l’Empereur, sur cette encyclopédie de facultés faites homme, à qui il faudrait peut-être autant d’historiens et d’histoires qu’il possédait de facultés !

60. (1909) Nos femmes de lettres pp. -238

Que ne peut-on les suivre ces amants, qui, dans un regard tout mouillé de tendresse, semblaient fondre leur âme et tout à l’heure uniront leur être d’un élan passionné ! […] Seulement voilà, sans doute rougirait-elle d’en faire l’aveu, et le récent éclat de son regard est pour nous son seul truchement. […] Mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard. » Beauté pliante et soumise, Grâce Mirbel est de la race des premières. […] Voyez plutôt, interrogez éditeurs, libraires, aux vitrines desquels couvertures jaunes et bleues sollicitent le regard du passant. […] Un vague instinct lui révéla que, pour sa tâche de création, la Nature exige la dualité des sexes, et plus tard le regard passionné de l’amante ne sera que l’affirmation consciente du sentiment qui cherche à fixer ce que le premier regard de la petite fille s’était appliqué à conquérir.

61. (1901) L’imagination de l’artiste pp. 1-286

Au regard qui les suit quand ils passent, il est manifeste qu’on ne s’attend pas à voir en eux des hommes comme les autres. […] Le regard même est d’ordinaire posé, insistant, réfléchi, presque jamais clignotant ni fureteur. […] Regardez un objet fixement, de toute l’intensité de votre regard ; puis fermez les yeux, et essayez de le voir encore. […] En descendant au fond de la science, qu’a-t-elle vu, qui lui donne ce regard fixe, regard de sphinx qu’épouvanterait sa propre énigme ? […] La forme décevante et mobile se dérobe à notre regard chaque fois que nous essayons de la saisir.

62. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre VII. Repos »

Le poète arrive au repos d’un lac « endormi comme un regard d’argent ». […] Je relis, pour cette joie, l’hymne aux cloches qui chante au commencement du Chemin de l’Irréel et les louanges du Songe Dont les pâles regards sont des lys inéclos. […] Mais ici, le plus faible des deux amants tremble de froid, de solitude invaincue et aussi, soudain, d’une présence effroyable et douce, de plus en plus envahissante, car Tout rêve est un regard infini vers la mort. […] Elle l’appelait inutilement ; elle cherchait en vain son regard. […] Plutôt encore, grâce sans doute à quelque lointain atavisme, ce franc-comtois est un espagnol à la tête droite, au regard franc, à la parole grandiloquente jusque dans le concept.

63. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. (suite.) »

Le genre donné, son ode est belle et devra tenir sa place, dans les cours de littérature, parmi les hymnes ou sonates sacrées : La foudre t’obéit comme un coursier docile ; Tu sais où va l’orage, et d’où vient l’aquilon ; Ton regard a scruté le granit et l’argile Jusque dans leur dernier filon. […] Je ne puis m’empêcher de mettre en regard des stations idéales de Veyrat à cette royale abbaye le récit qu’a tracé Pierre Leroux d’une visite au même monastère, récit charmant, fin, ironique, auquel je renvoie les curieux53. […] — Le sang fume sur l’hécatombe, L’impie et le tyran frappent sans se lasser, Détourne tes regards et laisse-les passer ! […] Non, mais je cherche en toi cette force qui fonde, Cette mâle constance, exempte du dégoût… Il cherche, en un mot, la vertu la plus absente, la qualité la plus contraire au défaut qui s’est trop marqué ; et il se plaît ici, en regard et par contraste, à exposer en disciple d’Hésiode et de Lucrèce, en lecteur familier avec le bouclier d’Achille et avec les tableaux des Géorgiques, l’invention des arts, la fondation des cités, la marche progressive et lente du génie humain, tout ce qui est matière aussi de haute et digne poésie.

64. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Les Confidences, par M. de Lamartine. (1 vol. in-8º.) » pp. 20-34

La main me tremblait, mon regard se troublait, le cœur me manqua… Je pesai d’un côté la tristesse de voir des yeux indifférents parcourir les fibres palpitantes de mon cœur à nu sous des regards sans indulgence ; de l’autre le déchirement de ce cœur dont l’acte allait détacher un morceau par ma propre main. […] Tantôt on retrouve en elle ce sourire intérieur de la vie, cette tendresse intarissable de l’âme et du regard, et surtout ce rayon de lumière si serein de raison, si imbibé de sensibilité, qui ruisselait comme une caresse éternelle de son œil un peu profond et un peu voilé, comme si elle n’eût pas voulu laisser jaillir toute la clarté et tout l’amour qu’elle avait dans ses beaux yeux. Tantôt ses traits sont si délicats, ses yeux noirs ont un regard si candide et si pénétrant ; sa peau transparente laisse tellement apercevoir sous son tissu un peu pâle le bleu des veines et la mobile rougeur de ses moindres émotions ; ses cheveux très noirs, mais très fins, tombent avec tant d’ondoiements et des courbes si soyeuses le long de ses joues jusque sur ses épaules, qu’il est impossible de dire si elle a dix-huit ou trente ans.

65. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Dante »

Magnier a évité le bord de tous les systèmes contemporains sur le Dante, et quoiqu’il promène, comme il le devait, sur le Moyen Âge, le regard qu’il arrête ensuite sur le poète, lui, du moins, il ne fait pas de ce grand poète, qui se sépare de son temps de toute la hauteur de son génie, une espèce d’incarnation et d’avatar du Moyen Âge. […] Écrivain qui n’est pas toujours correct, je l’en avertis, mais qui est brusque et familier dans le tour et dans l’expression, ce dont je le loue, qui a des besoins de force, mais qui n’a pas la force venue, la force qu’il aura plus tard, son mérite n’est pas actuellement dans son style, mais dans la fermeté avec laquelle il attache son jeune regard auquel les cils, je crois, poussent encore, sur ce flamboiement de l’enfer et sur cette lumière du paradis qui s’appellent également le Dante. […] Il a été résolu, attentif, voulant rester froid devant la tête de Méduse du Génie et son épouvantante beauté, et si son regard n’a pas été profond, il a souvent été juste.

66. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « J.-J. Ampère ; A. Regnault ; Édouard Salvador »

Ampère, l’Amérique que nous connaissons, l’Amérique, qui est partout daguerréotypée par tant de mains et tant de livres, éternellement prise par le même côté et dans la même attitude, se précise-t-elle ou change-t-elle d’aspect sous notre regard ? […] La faute n’en est pas à l’esprit du voyageur, qui ne manque ni de regard ni de lorgnette ; mais à sa manière de voyager et de regarder. […] Il les juge un peu à la vapeur, mais aussi bien qu’un esprit attentif puisse faire dans ce lancé de locomotive ou de steamer que l’on appelle maintenant voyager, et en attendant la découverte d’un moyen d’observation supérieure en rapport avec la rapidité des voyages ; car la vapeur, qui nous donne la vitesse des aigles, ne nous en donne pas le regard… Quoi qu’il en soit, des notions exactes en bien des choses, mêlées à des souvenirs classiques dont nous aimerons toujours l’écho, un style animé, qui a quelquefois, il est vrai, comme une éruption d’épithètes, — mais certaines marques ne nuisent pas à certains visages expressifs, — telles sont tes qualités d’un livre sans prétentions et dont l’auteur, d’un goût parfait, ne s’exagère pas d’ailleurs la portée : « J’ai vu — dit-il — Athènes avec bonheur, Constantinople avec étonnement, le Caire avec une vive curiosité.

67. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XII. Suite des machines poétiques. — Voyages des dieux homériques. Satan allant à la découverte de la création. »

Soudain, aux regards de Satan se dévoilent les secrets de l’antique abîme ; océan sombre et sans bornes, où les temps, les dimensions et les lieux viennent se perdre, où l’ancienne Nuit et le Chaos, aïeux de la nature, maintiennent une éternelle anarchie au milieu d’une éternelle guerre, et règnent par la confusion. […] Enfin, il aperçoit au loin une haute structure, dont les marches magnifiques s’élèvent jusqu’aux remparts du ciel… Perpendiculairement au pied des degrés mystiques, s’ouvre un passage vers la terre… Satan s’élance sur la dernière marche, et plongeant tout à coup ses regards dans les profondeurs au-dessous de lui, il découvre, avec un immense étonnement, tout l’univers à la fois.

68. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre IX. Application des principes établis dans les chapitres précédents. Caractère de Satan. »

Le conseil infernal étant assemblé, le poète représente Satan au milieu de son sénat : « Ses formes conservaient une partie de leur primitive splendeur ; ce n’était rien moins encore qu’un Archange tombé, une Gloire un peu obscurcie : comme lorsque le soleil levant, dépouillé de ses rayons, jette un regard horizontal à travers les brouillards du matin ; ou tel que dans une éclipse, cet astre, caché derrière la lune, répand sur une moitié des peuples un crépuscule funeste, et tourmente les rois par la frayeur des révolutions. […] « Ô toi qui, couronné d’une gloire immense, laisses, du haut de ta domination solitaire, tomber tes regards comme le Dieu de ce nouvel univers ; toi, devant qui les étoiles cachent leurs têtes humiliées, j’élève une voix vers toi, mais non pas une voix amie ; je ne prononce ton nom, ô soleil !

69. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « L’abbé Noirot »

Nous qui le signalons aujourd’hui, nous n’avons encore lu que la partie du cours qui traite de la psychologie, mais nous pouvons assurer que le regard qui tombe là sur les travaux psychologiques de ce temps a l’autorité froide d’un regard de juge qui voit de plus haut que ce qu’il voit.

70. (1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxiiie entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff »

Rien n’égale l’éloquence de son mutisme ; un regard, un soupir, le moindre geste en disent plus sous sa plume que toutes les analyses. […] Arcadi Pavlitch baissa la tête, jeta un regard oblique sur le coupable et parut réfléchir. […] Pénotchkine se leva, fit tomber, par un mouvement fort pittoresque, le manteau qui était jeté sur ses épaules, et mit pied à terre en promenant autour de lui un regard plein de bienveillance. […] Je promenai mes regards dans la chambre : le spectacle qu’elle offrait m’affecta profondément : rien de plus triste que l’intérieur d’une isba de paysan pendant la nuit. […] C’est le premier regard de la Russie sur elle-même avec le rouge de la pudeur et la naïveté du premier âge.

71. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Charles Monselet »

— travaillé de ses mains potelées à la réputation qu’on lui a faite, que ce Monsieur de Cupidon à l’esprit ailé et aux joues rebondies, ce sagittaire de la fourchette, tout cet éternel dessus de porte de salle à manger, pouvait bien, malgré tout, être une âme, — une âme aussi profonde qu’aucune des nôtres, et que sous ces lunettes qui rient, spirituelles comme des regards, il pût y avoir de ces larmes qui ne seraient plus des gouttes de champagne, remontées là, après souper ! […] C’était une vraie circonvallation d’éventails déployés, derrière chacun desquels je comptais régulièrement deux têtes qui s’avertissaient du regard comme on s’avertit du genou, — car il y a du genou dans le regard, à certaines heures ! 

72. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos » pp. 123-135

À quarante-quatre ans, le regard est ferme et doit avoir toute sa portée. […] Laïs, Phryné, Ninon de Lenclos, Henriette Wilson, lady Hamilton, toutes les célèbres courtisanes qui ont fait boire les grands hommes ou les sots de leur temps dans cet abreuvoir de bêtes à cornes qu’on appelle la coupe de Circé, peuvent donc venir individuellement et tour à tour se ranger sous un regard grave, mais à la condition que ce regard, après s’être abaissé sur elles, saura se relever !

73. (1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVe entretien. Ossian fils de Fingal »

Fils d’Arno, monte la colline et porte tes regards sur la noire surface des bruyères. » « Arno part et revient éperdu. […] Grudar occupait toute son âme ; c’était lui qu’en secret cherchaient toujours ses regards. « Quand reviendras-tu dans tout l’éclat de tes armes, ô guerrier puissant dans les combats !  […] Souvent leurs regards amoureux se rencontraient ; ils chassaient ensemble, et le bonheur était dans leurs entretiens secrets ; mais cette belle fut aimée du féroce Grumal. […] Les assassins, effrayés, ne purent soutenir les regards du héros et s’enfuirent. […] « Fingal jette un regard sur ses guerriers, et ses guerriers ont déjà pris leurs armes.

74. (1896) Les idées en marche pp. 1-385

Il voit les avenues des effets ou des causes avec une sûreté de regard parfaite. […] La réalité a pénétré les regards. […] Mais les regards des petites filles absorbent tout et n’émettent point encore. […] Brunetière, fut de libérer les regards. […] Quiconque a subi ce regard a en lui plus de vie qu’avant.

75. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Dominique par M. Eugène Fromentin (suite et fin.) »

il suffira d’une année et que Dominique ait atteint ses dix-sept ans, que Madeleine en ait dix-huit, pour que le rayon arrive, à elle d’abord et à sa beauté dans sa fleur première, à lui ensuite et à son cœur qu’un soudain regard vient éclairer. […] Je sentis, à la vive et fraternelle étreinte de ses deux petites mains cordialement posées dans les miennes, que la réalité de mon rêve était revenue ; puis, s’emparant avec une familiarité de sœur aînée du bras d’Olivier et du mien, s’appuyant également sur l’un et sur l’autre, et versant sur tous les deux, comme, un rayon de vrai soleil, la limpide lumière de son regard direct et franc, comme une personne un peu lasse, elle monta les escaliers du salon. » Est-il besoin de remarquer que Dominique, le narrateur qui est ici le peintre, n’a fait entrer dans son tableau que ce qu’il a eu réellement motif de voir, d’entendre, de retenir, ce qui est en rapport avec son sentiment, — le son des grelots qui lui annonçait l’approche désirée, — le voile bleu qui tout d’abord a frappé son regard ? […] Elle avait le regard plus rapide avec le visage un peu plus maigre, les yeux comme élargis par l’effort d’une vie très remplie et par l’habitude d’embrasser de grands horizons. […] Dominique qui, de son côté, essaye de tout pour se guérir, qui s’est jeté dans une vie intellectuelle forcée et qui a complètement cessé de la voir, visitant un jour un Salon d’exposition, s’arrête tout étonné devant une figure de femme, signée d’un illustre pinceau, et tout effrayante de réalité et de tristesse : il y peut lire dans un reflet étrange, dans un regard foudroyant d’éclat, l’aveu d’une âme qui souffre et qui aime.

76. (1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVIe entretien. Ossian fils de Fingal, (suite) »

Plus farouche est encore, sous deux épais sourcils, le regard de Malthos. […] Ô Caïrbar, j’ai fui ses regards terribles. » Oscar, petit-fils de Fingal, tomba en trahison sous les coups du traître Caïrbar qui l’avait invité à sa fête. […] Joyeux, il abaisse ses regards sur le vallon, et voit descendre et bondir les chevreuils. […] Le roi du monde, assis dans son palais, apprend la défaite de ses guerriers : il lance des regards indignés, et saisit l’épée de son père. […] Au matin, mon premier regard embrassait les mers ; le soir, mon dernier coup d’œil était sur les vagues.

77. (1767) Salon de 1767 « Peintures — La Grenée » pp. 90-121

Pour se dérober aux regards des vieillards, elle avoit porté toute sa draperie de leur côté, et restoit exposée toute nue aux yeux du spectateur du tableau. […] Elle a les regards tournés vers le ciel. […] Il interpose sa main droite entre ses regards et la tête de Pompée. […] Il a les regards attachés sur Caesar dont l’indignation le pénètre d’effroi. […] Que le fils ait les regards attachés sur le maréchal.

78. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIe entretien. Le Lépreux de la cité d’Aoste, par M. Xavier de Maistre » pp. 5-79

L’arcade sourcilière proéminente encadrait bien le regard ; mais ce regard encaissé était à demi fermé par deux longues paupières chargées de soucis précoces. […] C’était un rocher à pic, dominant comme un promontoire les abords ombragés de la montagne et ombragé lui-même par derrière de sept à huit gigantesques sapins qui formaient rideau contre les regards curieux. […] Lorsque le jour tombe, assis dans mon jardin, je fixe mes regards sur cet ermitage solitaire, et mon imagination s’y repose. […] J’évite d’être vu par ces mêmes hommes que mon cœur brûle de rencontrer ; et du haut de la colline, caché entre les broussailles comme une bête fauve, mes regards se portent sur la ville d’Aoste. […] Je ne pus supporter ce spectacle ; les tourments de l’enfer étaient entrés dans mon cœur : je détournai mes regards, et je me précipitai dans ma cellule.

79. (1761) Salon de 1761 « Peinture —  Doyen  » pp. 153-155

Le dieu l’effraye de son regard et de son égide. […] L’attitude de son héros est fière, et son regard méprisant et féroce.

80. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes de l’Évangile » pp. 89-93

Les femmes chrétiennes, les héroïnes historiques du Christianisme, mises en regard des héroïnes de la Révolution, c’était là un spectacle et c’était là une leçon ! […] Trop élevé, trop pratique, trop acte, en un mot, pour tomber sous le regard d’une critique purement littéraire, le livre du P. 

81. (1861) La Fontaine et ses fables « Deuxième partie — Chapitre II. Les bêtes »

Il est « velouté, marqueté, longue queue, une humble contenance, un modeste regard, et pourtant l’oeil luisant »117 Tout le monde reconnaît le maintien dévot de la prudente bête. […] Mais son plumage terne, son bec crochu, son regard morne, en font un personnage grognon et frondeur. […] 124 Le coq a le regard dur et sans expression. […] Aussi ont-ils le regard narquois, l’air joyeux et la démarche goguenarde qui convient au métier. […] Il ira jouer parmi le serpolet et la rosée, les oreilles dressées, le regard vif mais un peu niais, gambadant comme un écolier, passant la patte sur sa moustache naissante.

82. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVe entretien. Vie de Michel-Ange (Buonarroti) »

Quant au rayonnement de la face ; quant à cette terreur d’intelligence qu’elle inspire au regard ; quant à ce reflet de divinité que le visage semble avoir contracté dans le commerce divin avec le feu du buisson, tout cela est tellement surhumain qu’on est tenté de s’écrier, comme le commentateur italien de cette statue, avec les Hébreux éblouis : « Mettez un voile sur votre face, car nous ne pouvons en supporter l’éclat !  […] L’univers connaît cette chapelle du Vatican, dont les murs et les voûtes, animées et colorées par le pinceau d’un seul homme, semblent avoir été changés par un Verbe créateur en monde des vivants et en monde des morts, comparaissant dans toutes les attitudes de la terre, de l’enfer et du ciel, sous les regards de la Trinité divine qui évoque son œuvre pour la juger. […] Quand on promène ses regards autour de cette salle du Jugement dernier, de la base aux murailles, des corniches à la voûte, on éprouve un vertige des yeux tout à fait semblable à ce vertige de l’âme éprouvé par la pensée, quand, dans une nuit sereine et profonde, on se plonge dans l’infini du firmament, dont les avenues d’étoiles illuminent la voie en reculant sans cesse le fond. […] Rends à nos yeux baignés de larmes le soleil de tes regards, qui semble dédaigner le spectacle de notre misérable chute !  […] « Si je ne puis détacher mes regards de ses yeux, c’est qu’en eux seuls je découvre ma vraie lumière, la lumière qui m’éclaire la route vers mon Dieu.

83. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre III. Le théâtre est l’Église du diable » pp. 113-135

Mon titre écrit, j’allais bravement commencer, quand tout à coup je sentis comme un regard animé et mélancolique à la fois qui se posait sur mon épaule : c’était le regard de ce brave Henri, qui est bien l’homme le plus naturellement mécontent qui se soit jamais rencontré en mon chemin. […] Alors on lui répond qu’elle a seize ans à peine, que ce limpide regard n’a jamais été attristé de l’éclat du lustre, et le parterre bat des mains ! […] reprit Henri avec un de ces regards qui vont très loin. — Je parlerai, lui dis-je, et tout naturellement de L’École des femmes. […] Ceci fait, j’aurais suivi l’enfant dans sa seconde entreprise ; de L’École des femmes, je passais à L’Épreuve nouvelle, de Molière à Marivaux, et j’aurais fait remarquer à la jeune débutante que parfois elle manque de naturel ; que rien ne vaut à son âge la naïveté toute pure ; que son regard est assez beau pour ne pas lui infliger tant de tourments, qu’il est bon de ne pas mettre trop d’esprit dans les vers de Molière, non plus que dans la prose de Marivaux ; enfin, j’aurais proclamé le succès de cette belle personne, l’élève bien-aimée de mademoiselle Mars ; et naturellement, à propos des bienveillantes et sages leçons que la jeune fille a reçues de ce grand maître dans l’art de la comédie, j’aurais terminé mon histoire par ces vers de L’École des femmes : Il faut qu’on vous ait mise à quelque bonne école. […] qu’il faut bien que la critique ait desséché votre cœur et corrompu votre esprit, pour que, dans ce lamentable spectacle d’hier soir, vous n’ayez vu en effet qu’une petite comédienne de seize à dix-sept ans, qui joue une comédie en vers, qui imite à s’y méprendre mademoiselle Mars ; une belle personne en sa fleur qui étale de son mieux sa main, son pied, son sourire, son doux regard, et qui circule lestement à travers les vieux hommes qui l’entourent.

84. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Charles Baudelaire. Les Fleurs du mal. »

Un jour même (l’anecdote est connue), Molière le rappela à la marge de son Tartufe, en regard d’un vers par trop odieux, et M.  […] Le caractère de la poésie des Fleurs du mal, à l’exception de quelques rares morceaux que le désespoir a fini par glacer, c’est le trouble, c’est la furie, c’est le regard convulsé et non pas le regard, sombrement clair et limpide, du Visionnaire de Florence.

85. (1923) Paul Valéry

Ecrivain, il doit considérer l’architecture du même regard jaloux, inquiet et admiratif dont Mallarmé considérait la musique. […] Mon regard épelait mille petites figures, tombait sur une tête triste, ouvrait sur des bras, sur des gens, et enfin se brûlait. » Ce « morceau nu de femme » qui brillait dans la vapeur, Flaubert et Goncourt eussent fort admiré cela, mais ils l’eussent mis à la fin, en valeur, pour arrêter le regard. […] mais toute à moi, maîtresse de mes chairs, Durcissant d’un frisson leur étrange étendue, Et dans mes doux liens à mon sang suspendue, Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais De regards en regards mes profondes forêts. […] Remonte aux vrais regards ! […] Mais le regard de l’artiste fait, devant la Vénus, tout autre chose qu’une restauration.

86. (1860) Ceci n’est pas un livre « Hors barrières » pp. 241-298

Maillet salue toujours… Un regard amical part-il d’un équipage pour aller trouver un promeneur, il arrête ce regard au passage…, il s’en décore, pour ainsi dire ! […] Le premier regard du petit vieux fut pour sa place ; en la voyant occupée, une vive contrariété entassa quelques rides de plus sur les rides permanentes qui sabraient son front. — Ce pendant, je dévorais — de mon air le plus innocent — la Gazette de France. […] Mais (et son regard froid se mouilla d’une larme) ne me prenez pas mon flacon, je vous en supplie ! […] Les seuls Espagnols authentiques que j’aie rencontrés à Luchon sont complètement en dehors du type prétendu : à voir ces nez épatés, ces yeux longs où dort un regard stupide, ces larges lèvres retombant sur le menton en margelles de puits, ces têtes plates serrées d’un foulard qui pourrait bien n’être que le turban corrompu, on dirait des Asiatiques — et pas du tout nos voisins d’outre-Pyrénées.

87. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Louis-Michel Vanloo » pp. 191-195

Les gens du monde jettent un regard dédaigneux et distrait sur les grandes compositions, et ne sont arrêtés que par les portraits dont ils ont les originaux présents. […] Qu’est-ce qui attache vos regards sur un buste de Marc Aurele ou de Trajan, de Seneque ou de Ciceron ?

88. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIIe entretien. Littérature américaine. Une page unique d’histoire naturelle, par Audubon (1re partie) » pp. 81-159

Quelques défrichements commencés sur les rivages s’offrirent à nos regards ; ils menaçaient d’un envahissement prochain la beauté primitive de ces solitudes, et je ne pus les voir sans regret. […] Elle sortait d’une hutte isolée, dont la porte entrouverte laissait pénétrer mon regard jusqu’au foyer allumé ; une figure d’homme ou de femme passait et repassait entre la flamme et moi. […] » Elle jeta sur la montre un regard ardent, avide, et se rapprocha de moi. […] Mais il saisit l’instant où la vieille femme nous tourne le dos, s’approche, s’abaisse, fixe sur moi un regard si ardent, si sombre, si profond, que je ne puis m’empêcher de tressaillir. […] J’échangeai alors des regards d’intelligence avec mon protecteur et redemandai ma montre à l’hôtesse.

89. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre neuvième. Les idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Les successeurs d’Hugo »

qu’ils aient perdu le regard, Non, non, cela n’est pas possible ! […] Mais la troisième Norne, dont le regard perce l’avenir, répond : Hélas ! […] L’être lui-même n’est-il, tout entier, qu’un regard lent à s’ébaucher, lent à s’ouvrir à la lumière, à la vraie lumière, celle qui, gagnant de proche en proche, imprégnerait de sa clarté tout ce qu’il y a d’aveugle, et pénétrerait toute nuit, à l’infini ? […] … J’avais bien remarqué que son humble regard Tremblait d’être heurté par un regard qui brille, Qu’elle n’allait jamais près d’une jeune fille, Et ne levait les yeux que devant un vieillard242… Seulement Coppée a trop souvent pensé que, pour trouver le vrai, — à notre époque on le cherche beaucoup, — il suffisait de découvrir et de reproduire le fond effacé et journalier de la vie, en un mot sa banalité ; c’est un peu comme un musicien qui ne donnerait guère d’un air que l’accompagnement, ou un peintre qui s’appliquerait à n’éclairer son tableau que d’une lumière partout unie. […] Dès ses premiers regards, il s’est appliqué « à noter les tons fins d’un ciel mélancolique » sans jamais dépasser les « vieux bords de la Seine », ligne de l’horizon.

90. (1856) Cours familier de littérature. I « IVe entretien. [Philosophie et littérature de l’Inde primitive (suite)]. I » pp. 241-320

On nomme devant elle les princes ; ils se lèvent, et s’offrent à ses regards. […] Enfin les dieux, après avoir suffisamment éprouvé la sincérité de ses paroles et la soif de vérité qui la dévore, accueillent ses vœux : ils se montrent à ses regards. […] Elle les voit, le regard immobile, portant une couronne de fleurs immobile comme leur attitude. […] La vérité, que Damayanti invoque avec des expressions si pathétiques, paraît enfin à ses regards, l’arrache à son incertitude, et devient sa récompense. […] La chaste indignation de l’épouse fidèle est si foudroyante, que, d’un seul regard, elle fait tomber le chasseur mort à ses pieds.

91. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Oscar Wilde à Paris » pp. 125-145

Le servant du lieu était un jeune garçon d’une vingtaine d’années, blond, au vif regard bleu, qui portait, sans faiblir, à la satisfaction de Moréas, le glorieux prénom d’Amand et qui s’était installé dans la bonne grâce des poètes par l’empressement qu’il mettait à les servir au détriment des autres consommateurs. […] Gros, lymphatique, lippu, les dents gâtées, il offrait un aspect peu séduisant, bien vite corrigé par l’intelligence du regard, l’onction des gestes et le charme de la parole. […] J’adore cette vie exaltée, ce coudoiement humain, cet échange furtif des regards, ce voisinage de la fièvre et des passions. […] Brummel reste le vrai dandy qui sut s’imposer du regard.

92. (1913) Le bovarysme « Troisième partie : Le Bovarysme, loi de l’évolution — Chapitre I. Le Bovarysme de l’individu et des collectivités »

Or le pouvoir de se concevoir autre n’intervient que durant la période où ce pouvoir d’évoluer s’exerce sous le regard de la conscience. […] Le Bovarysme est donc la forme que prend la loi du devenir durant toute la part du trajet qu’elle accomplit sous le regard de la conscience. […] Il suffit pour s’en rendre compte do jeter un regard sur tout ce que l’homme acquiert par le moyen de l’éducation, depuis le langage jusqu’aux notions scientifiques les plus complexes, jusqu’aux jouissances esthétiques les plus hautes. […] C’est par son pouvoir de se concevoir autre que l’homme peut évoquer, sous le regard de sa conscience et utiliser pour son règne sur les autres espèces et sur les choses, la somme de tous les efforts accomplis par les individus de son espèce.

93. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XIX. Panégyriques ou éloges composés par l’empereur Julien. »

Le peuple des lecteurs, par curiosité ou par faiblesse, veut tout connaître de ceux qu’un rang élevé expose à ses regards, Le philosophe observe comment on voit les objets sur le trône ; l’historien cherche dans les écrits d’un roi l’histoire de ses pensées ; le critique qui analyse, étudie le rapport secret qui est, d’un côté, entre le caractère, les principes, le gouvernement d’un prince, et de l’autre, son imagination, son style et la manière de peindre ses idées. […] Le prince, dans le choix des hommes, doit échapper à tous ces pièges55… « Voilà pour ce qui concerne les magistrats et les lois ; ensuite les regards du prince se fixeront sur le commun des citoyens. […] tant qu’un prince est vivant, tous les regards sont fixés sur lui ; son rang, les hommages qu’il reçoit, les espérances et les craintes d’un peuple, la pompe et l’appareil qui l’entourent, en font une espèce de colosse qui remplit tout : mais à sa mort, il reprend sa grandeur naturelle ; ensuite il disparaît à mesure qu’il se recule et qu’il s’enfonce dans les siècles.

94. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Nicole, Bourdaloue, Fénelon »

— Opposé à ce géant de la mortification et de la logique, à ce regard profond et noir de Bourdaloue, Nicole n’a plus qu’une maigreur sans imposante. […] Les crucifix n’y saignent pas aux regards comme ils saignaient à certains jours, au Moyen Age, et comme on croit les voir saigner encore dans certaines œuvres de contemplation plus ardente.

95. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Charles Barbara » pp. 183-188

L’enfant qu’elle met au monde, idiot d’une grande beauté, aura, sous l’arcade pure de son front stupide, le même regard que l’assassiné quand il mourut, et le père adorera, ô Providence ! cet enfant imbécile, dont le regard le fera éternellement trembler.

96. (1761) Salon de 1761 « Peinture —  Deshays  » pp. 134-138

le fanatisme et son atrocité muette règnent sur tous les visages de son tableau de St Victor ; elle est dans ce vieux préteur qui l’interroge ; et dans ce pontife qui tient un couteau qu’il aiguise ; et dans le saint dont les regards décèlent l’aliénation d’esprit, et dans les soldats qui l’ont saisi et qui le tiennent. […] Le saint a les bras élevés, la tête renversée et les regards tournés vers le ciel.

97. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « M. Jouffroy »

Or, ce rideau de terrain n’étant plus là pour borner la vue, lorsque l’étonnement et le tumulte de la victoire furent calmés, quand la poussière tomba peu à peu et que le soleil qu’on avait d’abord devant soi eut cessé de remplir les regards, qu’aperçut-on enfin ? […] Mais parmi celles qui méritent le plus l’étude et qui appellent longtemps le regard par l’étendue, la sérénité et une sorte de froideur, au premier aspect, immobile, apparaît surtout M.  […] Sa raison est demeurée victorieuse, mais quelque chose en lui a regretté la flamme, et son regard paraît souffrant. […] Jouffroy, plus familier à l’admiration de ces lieux, en jouissait tout en jouissant de l’immobile extase de l’ami qu’il avait guidé ; il reportait son regard avec sourire tantôt sur le spectacle éclatant, et tantôt sur le visage ébloui ; il était comme satisfait de sa lente démonstration si magnifiquement couronnée, il était satisfait de sa montagne. […] Il commençait donc à parler ; il parlait du Beau, ou du Bien moral, ou de l’immortalité de l’âme ; ces jours-là, son teint plus affaibli, sa joue légèrement creusée, le bleu plus profond de son regard, ajoutaient dans les esprits aux réminiscences idéales du Phédon.

98. (1875) Premiers lundis. Tome III « Nicolas Gogol : Nouvelles russes, traduites par M. Louis Viardot. »

Gogol, en effet, paraît se rattacher avant tout à la fidélité des mœurs, à la reproduction du vrai, du naturel, soit dans le temps présent, soit dans un passé historique ; le génie populaire le préoccupe, et quelque part que son regard se porte, il se plaît à le découvrir et à l’étudier4. […] Il jeta un regard sur les siens leva une de ses mains au ciel, et dit à haute voix : « — Fasse Dieu que tous les hérétiques qui sont ici rassemblés n’entendent pas, les infidèles, de quelle manière est torturé un chrétien ! […] Il tourna les regards autour de lui : Dieu !

99. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre II. Définition. — Énumération. — Description »

Voici une description de Buffon : Qu’on se figure un pays sans verdure et sans qu’au, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes encore plus arides, sur lesquelles l’œil s’étend et le regard se perd sans pouvoir s’arrêter sur aucun objet vivant ; une terre morte et, pour ainsi dire, écorchée par les vents, laquelle ne présente que des ossements, des cailloux jonchés, des rochers debout ou renversés, un désert entièrement découvert, où le voyageur n’a jamais inspiré sous l’ombrage, où rien ne l’accompagne, rien ne lui rappelle la nature vivante : solitude absolue, mille fois plus affreuse que celle des forêts ; car les arbres sont encore des êtres pour l’homme qui se voit seul ; plus isolé, plus dénué, plus perdu dans ces lieux vides et sans bornes, il voit partout l’espace comme son tombeau : la lumière du jour, plus triste que l’ombre de la nuit, ne renaît que pour éclairer sa nudité, son impuissance, et pour lui présenter l’horreur de sa situation, en reculant à ses yeux les barrières du vide, en étendant autour de lui l’abîme de l’immensité qui le sépare de la terre habitée : immensité qu’il tenterait en vain de parcourir ; car la faim, la soif et la chaleur brûlante pressent tous les instants qui lui restent entre le désespoir et la mort. […] Le suisse des Cherbatzky savait tout, bien certainement ; cela se voyait à son regard souriant, à la façon dont il dit : « Il y a longtemps que vous n’êtes venu, Constantin Dmitritch !  […] Levine sentit une nuance nouvelle à son bonheur en rencontrant le bon regard du vieillard.

100. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — La déclamation. » pp. 421-441

Beaubourg, dans certaines scènes de hauteur, faisoit baisser les regards aux spectateurs eux-mêmes. […] C’est sur elle qu’elles règlent leur prononciation, la gradation des accens, l’éloquence des regards, le geste toujours à l’unisson de la pensée, l’expression étonnante des mouvemens. […] Son port & ses regards ont une grandeur qui tient de l’atrocité de ses rôles.

101. (1763) Salon de 1763 « Peintures — Deshays » pp. 208-217

À droite du grand-prêtre et de l’autel, le peintre a jeté des assistants témoins de la cérémonie ; ils ont les regards attachés sur les époux. […] Quels regards ! […] N’est-il pas étonnant qu’entre tant de témoins du prodige, il ne s’en trouve pas un qui tourne des regards attentifs et réfléchis sur celui qui l’a opéré, et qui ait l’air de dire en lui-même : Que diable d’homme est-ce là ?

102. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Histoire des Pyrénées »

Si, au lieu de piquer un coin de la carte, Cénac-Moncaut avait embrassé d’un seul regard toute la mappemonde, il y aurait vu que l’Europe domine tout et tient le reste de l’univers à l’état de néant devant elle. […] voilà certainement ce qu’en se détournant de ses Pyrénées Cénac-Moncaut aurait compris, et alors, au lieu de se parquer dans des histoires locales et d’y abîmer son regard, il ne les aurait envisagées que comme les rayons du centre auquel tout se rapporte, et vers lequel tout historien doit remonter comme vers le plexus solaire de l’Histoire, Il n’aurait été ni du pays de Comminges, ni du pays de Foix, ni du Bigorre, ni du Roussillon, ni de la Cerdagne : il aurait été européen, universel, latin, en un mot. […] à travers les faits, il se retourne et leur envoie le dernier regard de l’homme qui pense.

103. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Madame de Montmorency » pp. 199-214

— cette robe, éclatante et terrible, n’a-t-elle pas quelque peu troublé son regard ? […] Renée ne le reconnaît pas : « La raison d’État — nous dit-il — n’avait pas toujours été une religion pour Richelieu… Sa foi datait de son entrée au ministère. » Mais un homme aussi apte et aussi accoutumé aux choses de l’Histoire que l’auteur de Madame de Montmorency ne sait-il donc pas à quel point la Fonction ouvre, élargit et élève le regard, et que de ce sommet de la Fonction on voit ce qu’on ne voyait pas encore du bas de la vie ? […] … D’un esprit politique trop ferme pour ne pas comprendre la grandeur de Richelieu, tout en l’accusant, il a été entraîné, charmé, par son sujet ; mais il reprendrait tout son regard demain, s’il rencontrait Richelieu ailleurs qu’entre l’échafaud de Montmorency et la cellule de sa femme.

104. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Lacordaire. Conférences de Notre-Dame de Paris » pp. 313-328

La flamme du regard, la pâleur ascétique de la tête pensive, le geste éblouissant, la voix, — la voix, cette séduction infinie !  […] Par exemple, les Mystiques chrétiens sont les plus grands moralistes qui aient exprimé du cœur tout ce qu’il contient d’eaux amères et qui l’aient le mieux transpercé du glaive ardent de leurs regards. […] Mais, dans l’ordre des vertus moins héroïques, il faut en convenir, l’enseignement cruel du monde donne aux prêtres une sûreté et une profondeur de regard que l’âme ne peut plus éviter.

105. (1868) Curiosités esthétiques « V. Salon de 1859 » pp. 245-358

L’artiste qui a produit cela peut se dire un homme heureux, et heureux aussi se dira celui qui pourra tous les jours en rassasier son regard. […] Millet gâte toutes les belles qualités qui attirent tout d’abord le regard vers lui. […] Son regard, fin et judicieux, comprend plutôt tout ce qui confirme l’harmonie que ce qui accuse le contraste. […] Quel regard dans ces yeux sans prunelle ! […] Oliva, vigoureusement modelés, où la vie respire, où le regard même étincelle.

106. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — III. (Fin.) » pp. 479-496

C’était vers cet énorme rocher que les regards étaient sans cesse ramenés ; c’était lui que les guides s’obstinaient à nommer le Mont-Perdu. […] On croyait avoir vu le Mont-Perdu, on ne le connaissait pas ; on n’avait nulle idée de l’éclat incomparable qu’il recevait d’un beau jour : Aujourd’hui, rien de voilé, dit Ramond, rien que le soleil n’éclairât de sa lumière la plus vive ; le lac complètement dégelé réfléchissait un ciel tout d’azur ; les glaciers étincelaient, et la cime du Mont-Perdu, toute resplendissante de célestes clartés, semblait ne plus appartenir à la terre… Tout était d’accord, l’air, le ciel, la terre et les eaux : tout semblait se recueillir en présence du soleil et recevait son regard dans un immobile respect. […] Ce n’était plus la lourde masse du Cylindre qui fixait exclusivement les regards : la transparence de l’air rectifiait les apparences qu’avait brouillées l’interposition de la nue ; la cime principale était rentrée dans ses droits ; elle ramenait à l’unité toutes les parties de cet immense chaos. […] Elle nous le montre aussi au naturel dans sa conversation et dans sa personne : « On aurait dit que l’âge accroissait encore le feu de ses discours et de ses regards ; et jusqu’à ses derniers moments, ses proportions légères, son tempérament sec, la vivacité de ses mouvements, ont rappelé le peintre des montagnes. » En ce qui était des hommes, des personnages en scène, il les jugeait bien et les marquait en les jugeant ; sa conversation était gaie, piquante ; il avait de ces mots qui restent, du caustique, le trait prompt et continuel4.

107. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre dixième »

Buffon parcourt du regard de l’esprit les quatre parties du monde ; il en divise les populations en quatre races principales, dont il peint les traits caractéristiques, notant les dégradations et les nuances par où elles se touchent, et, dans certaines populations de transition, se mêlent et se confondent. […] C’est encore un trait commun à Buffon et à Descartes, qu’au milieu de spéculations qui semblent si étrangères à la science de la vie, il leur arrive par moment de jeter sur le monde moral un rapide et sûr regard. […] Dans Buffon, plus naturaliste que métaphysicien, plus de justice envers les animaux n’eût été que séant, car si en regard du matérialisme de son temps il a mis l’homme très haut, il ne l’a pas mis assez près de Dieu pour qu’il fût besoin de lui donner pour piédestal la nature animale dégradée. […] Dans ce livre prodigieux, il pouvait contenter son cœur, marcher seul, à la lumière du regard intérieur, et, désormais affranchi du secours des autres, découvrir sans voyageurs, observer sans naturalistes, des pays que Dieu seul a vus.

108. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Histoire de la Restauration, par M. de Lamartine. (Les deux premiers volumes. — Pagnerre.) » pp. 389-408

Son regard était profond, mobile comme une gamme sans repos, comme une inquiétude. […] Tout en regard, pour montrer à nu le procédé, je mettrai le portrait de Louis XVIII, que M. de Lamartine nous donne au second volume. […] M. de Lamartine ne s’en tient pas là, et ne voit dans ce peu de lignes qu’un motif à une composition pittoresque qui occupe chez lui deux ou trois belles pages : Debout sur la proue élevée du vaisseau, appuyé sur les fidèles compagnons de sa proscription, entouré de la France nouvelle qui s’était portée à sa rencontre, il tendait les bras au rivage et les refermait sur son cœur, en élevant ses regards au ciel comme pour embrasser sa patrie. […] J’allais oublier un portrait de l’impératrice Marie-Louise, qui est toute une réhabilitation et une révélation : elle y est peinte touchante, poétique, une Tyrolienne sentimentale, le regard plein de rêves, d’horizons intérieurs et mystérieux.

109. (1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires du marquis d’Argenson, ministre sous Louis XV »

Le marquis d’Argenson surtout, l'ainé des deux frères et l’auteur de ces Mémoires, mérita l’estime de son temps et mérite bien un regard du nôtre. […] Chacun apportait sa portion de zèle et de lumières ; l’un était chargé de l’histoire des finances ; l’autre, de celle du commerce ; un troisième, d’une histoire des États-généraux et des Parlements ; mais le plus inépuisable lecteur était sans contredit le digne abbé de Saint-Pierre que notre auteur aime à nommer en toute occasion son bon ami ; il y épanchait ses rêves bienveillants, y enfantait ses projets pleins d’espérance, et puisait dans les regards et jusque dans les sourires de l’amitié ses croyances les plus fermes à un bienheureux avenir.

110. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Philosophie du costume contemporain » pp. 154-161

L’unité du corps féminin étant rompue, on ne l’embrasse plus aussi facilement d’un seul regard ; mais nos yeux sont tour à tour attirés sur les deux parties qui le composent et, dans chaque partie, sur les proéminences. […] Ajoutez l’absurdité et l’abomination, au point de vue social, d’un système de toilette entièrement incompatible avec la grossesse : en sorte que cet état si véritablement « intéressant », qui ne se trahissait dans la toilette antique que par un léger surcroît d’ampleur, apparaît à une jeune femme de nos jours comme je ne sais quoi de monstrueux et qui la signale risiblement aux regards.

111. (1761) Salon de 1761 « Peinture — M. Pierre » pp. 122-126

Que la scène se passe donc au bout de l’univers ; que l’horizon soit caché de tous côtés par de hautes montagnes ; que tout annonce l’éloignement des regards indiscrets ; que de nombreux troupeaux paissent dans la prairie et sur les coteaux ; que le taureau poursuive en mugissant la génisse ; que deux béliers se menacent de la corne, pour une brebis qui paît tranquillement auprès ; qu’un bouc jouisse à l’écart d’une chèvre ; que tout ressente la présence de Venus, et m’inspire la corruption du juge ; tout, excepté le chien de Paris, que je ferais dormir à ses pieds. […] Qu’il soit jeune, vigoureux, et d’une beauté rustique ; qu’il soit assis sur un bout de rocher ; que de vieux arbres qui ont pris racine sur ce rocher et qui le couronnent, entrelacent leurs branches touffues au-dessus de sa tête ; que le soleil penche vers son couchant ; que ses rayons, dorant le sommet des montagnes et la sommité des arbres viennent éclairer pour un moment encore le lieu de la scène ; que les trois déesses soient en présence de Paris ; que Venus semble de préférence arrêter ses regards ; qu’elles soient toutes les trois si belles, que je ne sache moi-même à qui accorder la pomme ; que chacune ait sa beauté particulière ; qu’elles soient toutes nues ; que Venus ait seulement son ceste, Pallas son casque ; Junon son bandeau.

112. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — La solidarité des élites »

Loin de jeter sur l’humanité qui les entoure de ses vagues mouvantes un regard de hauteur ou de mépris, ces hommes nouveaux n’ont pour elle que des paroles d’amour ou de forte espérance, en se déclarant liés à elle par toutes leurs fibres, par tous leurs désirs. […] Pour lui l’homme, au cours des longs siècles chrétiens, a subi une entorse violente du cerveau, alors que « vivre » équivalait à « végéter ». « Détournons nos regards du funeste passé ! […] « Je ne viens pas du ciel qui abaisse un regard de compassion sur la terre. […] Vous n’avez pas un regard pour le sourire de tendresse d’une jeune femme allaitant son enfant, assise sur un banc de la rue, sourire mille fois plus mystérieux que le sourire de toutes les Jocondes. […] Nous avons reconnu que la Nature et l’Homme étaient assez riches pour satisfaire notre idéal le plus lointain, que le divin était contenu dans la moindre parcelle, qu’il n’y avait rien, positivement rien en dehors de l’univers vivant, et nous continuons à vivre comme si le dieu passé était encore debout, nous dominant de son regard !

113. (1885) L’Art romantique

Ils sont parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste, le regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d’une complète vitalité. […] J’ai dit que chaque époque avait son port, son regard et son geste. […] Presque tout le monde connaît ses cheveux longs et souples, son port noble et lent et son regard plein d’une rêverie féline. […] D’ailleurs, Junon m’a jeté un regard favorable, un regard qui m’a pénétré jusqu’à l’âme. […] — Junon vous a jeté un de ses regards de vache, Bôôpis Êrê.

114. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXIIIe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (4e partie) » pp. 1-63

La soudaineté de la chute, l’incertitude prolongée, les vicissitudes de crainte et d’espérance, la bataille qui se livrait aux portes et dont ils étaient le prix sans même voir les combattants, les coups de canon, la fusillade retentissant dans leur cœur, s’éloignant, se rapprochant, s’éloignant de nouveau comme l’espérance qui joue avec le moment, la pensée des dangers de leurs amis abandonnés au château, le sombre avenir que chaque minute creusait devant eux sans en apercevoir le fond, l’impossibilité d’agir et de se remuer au moment où toutes les pensées poussent l’homme à l’agitation, la gêne de s’entretenir même entre eux, l’attitude impassible que le soin de leur dignité leur commandait, la crainte, la joie, le désespoir, l’attendrissement, et, pour dernier supplice, le regard de leurs ennemis fixé constamment sur leurs visages pour y surprendre un crime dans une émotion ou s’y repaître de leur angoisse, tout fit de ces heures éternelles la véritable agonie de la royauté. […] Il entendit sans changer de couleur, de regard, d’attitude, les invectives lancées contre lui et le décret de sa déchéance. […] La triste condoléance de son sourire, la profondeur d’affection qui brillait dans ses yeux à travers ses larmes, ouvraient au roi et à la reine un coin de ciel intérieur où les regards se reposaient confidentiellement de tant de trouble. […] Émue comme un héros au bruit du canon, intrépide contre les vociférations des pétitionnaires et des tribunes, son regard les bravait, sa lèvre dédaigneuse les couvrait de mépris ; elle se tournait sans cesse, avec des regards d’intelligence, vers les officiers de sa garde, qui remplissaient le fond de la loge et le couloir, pour leur demander des nouvelles du château, des Suisses, des forces qui leur restaient, de la situation des personnes chères qu’elle avait laissées aux Tuileries et surtout de la princesse de Lamballe, son amie. […] Mais, sous l’extérieur d’un soldat du peuple, on apercevait au fond de son regard une arrière-pensée de prince du sang.

115. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIe entretien. Vie du Tasse (1re partie) » pp. 5-63

À droite, de hautes murailles grises, percées de meurtrières, dominaient la rampe ; à gauche, un parapet en pierre soutenait le chemin et laissait voir par-dessus ses dalles l’océan immobile et brumeux des rues, des débris, des clochers, des ruines de Rome, qui s’étendait sans bornes sous le regard et qui se confondait avec l’horizon des montagnes de la Sabine. VI Au sommet de la rampe, une petite place pavée s’ouvrait à droite comme une cour extérieure et banale du petit édifice ; quelques bancs de pierre polie, adossés aux murs du couvent, semblaient posés là par l’architecte pour laisser respirer les pieux solitaires sur le seuil, avant de sonner à la porte, ou pour laisser contempler à loisir aux visiteurs le magnifique horizon du cours du Tibre, du tombeau colossal d’Adrien, du Colisée, des aqueducs et des pins noirâtres du monte Pincio, qui se disputaient de là le regard. […] Cependant je ne sais quelle curiosité amoureuse du site et de sa paix me poussait à connaître aussi les cloîtres intérieurs et le jardin que ces murs dérobaient à mes regards ; je m’y figurais des mystères de recueillement et de charmes secrets. […] La nature, en effet, semblait s’être complu à personnifier la poésie dans le poète ; son portrait par le marquis Manso, son ami, qui l’avait décrit dans son adolescence, à Sorrente et à Rome, rappelle le gracieux portrait de Raphaël d’Urbin, le génie enfant, avec un trait de plus dans le regard, la fierté martiale du chevalier qui sent l’héroïsme dans son sang. […] Cette faveur de la princesse pour le poète était trop pure pour qu’elle cherchât à la dérober aux regards des courtisans.

116. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 385-448

voilà l’ombre de la branche qui touche aux racines, dit Calamayo en la regardant d’un regard de cruelle interrogation. […] Cependant je vis une larme mouiller ses yeux sans regard, en caressant son ami estropié, le pauvre Zampogna. […] CXXVI Ce fut ainsi jusqu’à l’approche de mes quatorze ans ; jusque-là, ni moi ni lui nous n’avions senti le moindre ombrage l’un de l’autre ; nous nous regardions tant qu’il nous plaisait dans le fond des yeux, sans que le regard de l’un troublât le moins du monde l’œil de l’autre, pas plus que le rayon de midi ne trouble l’eau de la grotte quand il la regarde à travers les feuilles du frêne, et qu’il la transperce jusqu’au fond, sans y voir seulement sombrir autre chose que son image. […] CXXVIII Mais Hyeronimo, qui ne comprenait rien à mes changements, à mes silences et à mes éloignements de lui, paraissait lui-même malade de cœur et d’humeur, de la même fièvre et de la même langueur que moi ; à mon dépit, il semblait à présent moins me chercher que me fuir ; il ne me regardait plus en face et jusqu’au fond du regard comme auparavant ; il frissonnait comme la feuille du tremble quand, par hasard, il fallait que sa main touchât la mienne en jetant les panouilles de maïs dans mon tablier ou en retournant les figues dans le même panier sur le toit ; nous ne nous parlions plus que de côté, quand il fallait absolument se parler pour une chose ou pour une autre, et pourtant, nous ne nous haïssions pas, car, à notre insu, nous étions aussi habiles à nous chercher qu’à nous fuir, tellement qu’on aurait dit que nous ne nous fuyions que pour nous retrouver, et que nous ne nous retrouvions que pour nous fuir. […] CXXXIII — Je leur dis alors, comme on parle dans le délire de la fièvre, tout ce qu’on peut dire quand on a perdu sa raison et qu’on n’écoute rien de ce qui combat votre folie par des raisons, des caresses ou des menaces, que mon parti était pris ; que si Hyeronimo devait mourir, il valait autant que je mourusse avec lui, car je sentais bien que ma vie serait coupée avec la sienne ; que des deux manières ils seraient également privés de leurs deux enfants ; que, vivant, il aurait peut-être besoin de moi là-bas ; que, mourant, il lui serait doux de me charger au moins pour eux de son dernier soupir et de prier en voyant un regard de sœur le congédier de l’échafaud et le suivre au ciel ; que la Providence était grande, qu’elle se servait des plus vils et des plus faibles instruments pour faire des miracles de sa bonté ; que je l’avais bien vu dans notre Bible, dont ma tante nous disait le dimanche des histoires ; que Joseph dans son puits avait bien été sauvé par la compassion du plus jeune de ses frères ; que Daniel dans sa fosse avait bien été épargné par les lions, enfin tant d’autres exemples de l’Ancien Testament ; que j’étais décidée à ne pas abandonner, sans le suivre, ce frère de mon cœur, la chair de ma chair, le regard de mes yeux, la vie de ma vie ; qu’il fallait me laisser suivre ma résolution, bonne ou mauvaise, comme on laisse suivre la pente à la pierre détachée par le pas des chevreaux, qui roule par son poids du haut de la montagne, quand même elle doit se briser en bas ; que toutes leurs larmes, tous leurs baisers, toutes leurs paroles n’y feraient rien, et que, si je ne me sauvais pas aujourd’hui, je me sauverais demain, et que peut-être je me sauverais alors trop tard pour assister le pauvre Hyeronimo.

117. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXVIIIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 65-128

Il ne me fut pas difficile d’en convenir, car je portais déjà envie, dans mon cœur, au dévouement de ma prisonnière ; en passant devant sa loge, je jetai sur elle un regard de respect et de compassion. […] Ne lui parlons pas, son regard seul pourrait nous frapper, si ses yeux avaient des balles comme son tromblon ; fais-lui jeter son morceau de pain de loin, à travers la double grille, par la main du piccinino, et, les autres jours, ne te risque jamais à entrer dans sa loge, sans avoir la gueule des fusils des sbires de la porte derrière toi. […] Je m’approchai donc avec plus de confiance de la sombre lucarne, assombrie encore par le noir pilier, et je jetai un regard furtif à travers les barreaux de fer du premier grillage ; je ne vis que deux yeux fixes qui me regardaient du fond du cachot, tout au fond de la nuit régnant derrière la seconde grille. […] si c’est ensemble, dit-il, en me jetant un regard qui semblait réfléchir le firmament et éclairer le cachot tout entier ; oh ! […] Toutes les fois qu’on frappait du dehors à la porte de fer de la prison, je laissais le piccinino aller tirer le verrou aux étrangers, et, sous un prétexte ou l’autre, je montais dans ma tour pour éviter les regards des sbires ou des curieux.

118. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. Le Chateaubriand romanesque et amoureux. » pp. 143-162

En ce qui touche ses amours, par exemple, les amours qu’il a inspirés et les caprices ardents qu’il a ressentis (car il n’a guère jamais ressenti autre chose), il est très discret, par soi-disant bon goût, par chevalerie, par convenance demi-mondaine, demi-religieuse, parce qu’aussi, écrivant ses Mémoires sous l’influence et le regard de celle qu’il nommait Béatrix et qui devait y avoir la place d’honneur, de Mme Récamier, il était censé ne plus aimer qu’elle et n’avoir jamais eu auparavant que des attachements d’un ordre moindre et très inégal ou inférieur. […] Du bord de mon navire, les regards attachés sur l’étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. […] Opposons vite ce divin tableau d’Ève encore innocente aux flammes quelque peu infernales qu’on trouve sous le faux christianisme de René : Ainsi parla notre commune mère, dit le chantre du Paradis, et, avec des regards pleins d’un charme conjugal non repoussé, dans un tendre abandon, elle s’appuie, en l’embrassant à demi, sur notre premier père ; son sein demi-nu, qui s’enfle, vient rencontrer celui de son époux, sous l’or flottant des tresses éparses qui le laissent voilé. […] Ici, il avait affaire à une personne aussi élevée par l’esprit que noble et facile par le caractère, belle et jeune encore, et n’en abusant pas ; qui le comprenait par ses hauts côtés, qui lui ôtait tout sentiment de lien, tout soupçon de tracasserie ; il était gai avec elle, aimable, maussade aussi parfois souriant le plus souvent, et s’émancipant comme un écolier échappé aux regards du maître : « J’ai peur que les temps de courte liberté, dont je jouis si rarement dans ma vie, ne viennent à m’échapper de nouveau. » Il écrivait cela en août 1832, en courant les grandes routes de Paris à Lucerne.

119. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le duc d’Antin ou le parfait courtisan. » pp. 479-498

Ce piège, c’était de ne pouvoir plus vivre qu’en vue de la Cour, sous le regard et le rayon du maître, n’attendant, n’espérant rien que de lui, lui sacrifiant tout son être, et ne subsistant que de sa présence : voilà l’unique but de d’Antin, comme l’amoureux qui n’a de pensées que pour sa maîtresse, comme le dévot qui n’a d’autre fin que son Dieu. […] En voyant ces deux aspects d’un même personnage, je mettais en regard dans ma pensée les deux portraits que Saint-Simon a tracés également de d’Antin, l’un au début (t.  […] Je ne voudrais point ici évoquer des noms et faire comparaître les Cléons de la populace athénienne en regard des d’Antin de la cour de Louis XIV. […] On voit combien d’Antin prenait au sérieux un regard plus ou moins clément de Louis XIV ; rappelons-nous que Racine ne le prenait pas moins à cœur et qu’il en mourut.

120. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « IX. Mémoires de Saint-Simon » pp. 213-237

Vu tout d’abord et embrassé d’un seul regard, ce spectacle, unique dans l’histoire, unique par le fait, et unique par l’art qui le reproduit et qui l’éternise, eût certainement arraché à la Critique le tribut d’admiration dû aux grandes choses et aux grandes œuvres, mais il n’aurait pas valu cette découverte graduée, qui est de la gloire en deux fois et cette impression sur laquelle on revient pour l’achever — pour l’approfondir ou l’étendre. […] On se rappelle, quand on lit cela, le prodigieux regard de Louis XIV, qui tua Fénelon, « le bel esprit chimérique », en se détournant de son inutilité. Ce regard, qui jugeait plus vite que le compas et l’équerre de Le Nôtre que cette fameuse fenêtre de Trianon n’était pas droite, avait-il vu que Saint-Simon, l’ami du duc d’Orléans, — nos amitiés donnent la mesure de nos discernements, — n’était pas non plus parfaitement droit d’intelligence ? […] il ne s’agit plus ici d’un serviteur de ce grand roi qui le tenait, lui, Saint-Simon, comme non-avenu devant son regard.

121. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIII. Des tragédies de Shakespeare » pp. 276-294

Cette pièce serait encore plus admirable, si ses grands effets étaient produits sans le secours du merveilleux ; mais ce merveilleux n’est, pour ainsi dire, que les fantômes de l’imagination, qu’on fait apparaître aux regards du spectateur. […] Les profondeurs du crime s’ouvrent aux regards de Shakespeare ; et c’est dans ce Ténare qu’il sait descendre pour en observer les tourments. […] Celui qui souffre, celui qui meurt en produisant un grand effet quelconque de terreur ou de pitié, échappe à ce qu’il éprouve pour observer ce qu’il inspire ; mais ce qui est énergique dans le talent du poète ; ce qui suppose même un caractère à l’égal du talent, c’est d’avoir conçu la douleur pesant tout entière sur la victime : et tandis que l’homme a besoin d’appuyer sur ceux qui l’entourent jusqu’au sentiment même de sa prospérité, l’énergique et sombre imagination des Anglais nous représente l’infortuné séparé par ses revers, comme par une contagion funeste, de tous les regards, de tous les souvenirs, de tous les amis.

122. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — IV »

Par l’exercice de ce pouvoir, le morcellement indéfini qui entraînait la substance phénoménale en une différenciation incessante d’elle-même prend fin : ce qui était fluide et échappait à toute étreinte se glace et s’immobilise sous le regard de l’esprit qui s’en peut emparer. […] En dernière instance, il est apparu que la cellule, avec son noyau, n’était que le point central où se tenaient et duquel rayonnaient divers ferments en lesquels se concentre actuellement au regard scientifique la réalité vitale. […] Les vérités morales, c’est-à-dire celles qui, dans l’ordre vital, semblent aussi les dernières venues et se sont constituées, comme les vérités scientifiques, avec la collaboration ou tout au moins sous le regard de la conscience humaine, les vérités morales vont aussi nous laisser voir, malgré le masque rigoureusement dogmatique qu’elles affectent durant le temps de leur règne, leur caractère éphémère et leur rôle secondaire de moyens pour procurer des fins très différentes des buts vers lesquelles elles ordonnent de tendre.

123. (1912) L’art de lire « Chapitre V. Les poètes »

« Comme un aigle qu’on voit toujours, soit qu’il vole au milieu des airs, soit qu’il se pose sur le haut de quelque rocher, porter de tous côtés ses regards perçants, | et tomber si sûrement sur sa proie qu’on ne peut éviter ses ongles non plus que ses yeux ; | aussi vifs étaient les regards, aussi vite et impétueuse était l’attaque, aussi fortes et inévitables, | étaient les mains du prince du Condé. » Au point de vue de la tenue de l’haleine, il faut scander, je crois, comme j’ai fait ; mais au point de vue de l’harmonie expressive il faut accentuer les mots airs, rocher, perçants, proie, yeux, regards, attaque et inévitables, et alors nous voyons que les choses sont peintes par les mots, et c’est-à-dire, ici, par le rythme général, par les sonorités et par les silences.

124. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Théodore de Banville »

Le xixe  siècle a d’autres affaires à démêler que la gloire de ses poètes… et le mal est bien grand, puisque la poésie comme l’entendent Banville et son école ne peut captiver le regard grossier de la société de ce temps. […] Or, cette œuvre qu’hier le poète dressait devant la postérité, comme son exegi monumentum, avec une piété sincère à sa mémoire, est-elle réellement digne, si rien de nouveau et de différent ne vient s’y ajouter, du regard qu’elle provoque et qu’elle veut captiver pour des siècles ? […] Qui dominas du front cette Grèce ta mère, Et qui, roulant tout bas, spectre pâle et hagard, Ta lèvre sans sourire et tes yeux sans regard, Laissas couler un jour de ta main gigantesque Toute l’Antiquité, comme une grande fresque !

125. (1889) La bataille littéraire. Première série (1875-1878) pp. -312

Il était pâle, avec un regard fier. […] Sans le pantalon blanc d’un sergent de ville, qui accrochait par instants son regard, il n’eût pas su s’il faisait soleil. […] C’était son Jack, ce visage inerte, ces mains étendues, ce corps immobile où son regard éperdu cherchait l’illusion d’un souffle. […] Ils ne prononcèrent pas un mot, la tête basse, pesant déjà maman Coupeau du regard. […] Les consultants parlaient bas, se jetaient un regard furtif, un mot barbare, demeuraient impassibles sans un froncement de sourcil.

126. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « Mme DESBORDES-VALMORE. (Pauvres Fleurs, poésies.) » pp. 115-123

Chaque plainte qui lui venait, chaque sourire passager, chaque tendresse de mère, chaque essai de mélodie heureuse et bientôt interrompue, chaque amer regard vers un passé que les flammes mal éteintes éclairent encore, tout cela jeté successivement, à la hâte, dans un pêle-mêle troublé, tout cela cueilli, amassé, noué à peine, compose ce qu’elle nomme Pauvres Fleurs : c’est là la corbeille de glaneuse, bien riche, bien froissée, bien remuée, plus que pleine de couleurs et de parfums, que l’humble poëte, comme par lassitude, vient encore moins d’offrir que de laisser tomber à nos pieds. […] le tendre poëte nous remet sur la mort de sa mère, sur ce legs de sensibilité douloureuse qui lui vient d’elle, et qui, d’abord obscur, puis trop tôt révélé, n’a cessé de posséder son cœur : Comme le rossignol, qui meurt de mélodie, Souffle sur son enfant sa tendre maladie, Morte d’aimer, ma mère, à son regard d’adieu Me raconta son âme et me souffla son Dieu Triste de me quitter, cette mère charmante, Me léguant à regret la flamme qui tourmente, Jeune, à son jeune enfant tendit longtemps sa main, Comme pour le sauver par le même chemin.

127. (1874) Premiers lundis. Tome II « Revue littéraire et philosophique »

Grégoire et Collombet reproduit bien le modèle, et, placée en regard du texte, elle aide souvent en même temps qu’elle invite à y recourir. […] Grégoire et Collombet nous promettent pour leur prochaine traduction saint Sidoine Apollinaire, avec le texte en regard ; nous ne saurions trop encourager ces travaux de conscience et d’étude pieuse, qui font circuler dans un plus grand nombre de mains des trésors que les érudits connaissent et que toutes les personnes instruites devraient posséder.

128. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Sully Prudhomme (1839-1907) »

Sully Prudhomme, ce rêveur adorable dont les vers ont le charme d’un regard et d’une voix, — un regard où passent des larmes, une voix où flotte un soupir.

129. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIIe entretien. Balzac et ses œuvres (3e partie) » pp. 433-527

Un regard d’elles, quand il est triste, me fige le sang. […] Les enfants devinent la convoitise dans les regards aussi bien que vous y lisez l’amour : je devins alors un excellent sujet de moquerie. […] Mais chaque fois que je retrouvais au penchant de la côte voisine le mignon castel aperçu, choisi par mon premier regard, je m’y arrêtais complaisamment. […] « Cette fois M. de Chessel la crut franche et me jeta des regards complimenteurs. […] Mon regard se régalait en glissant sur la belle parleuse, il pressait sa taille, baisait ses pieds, et se jouait dans les boucles de sa chevelure.

130. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « DE LA MÉDÉE D’APOLLONIUS. » pp. 359-406

L’antiquité latine, plus rapprochée de nous que la grecque, nous est dès longtemps plus familière ; c’est sur elle que tombent d’abord les regards, et qu’aussi, à mesure qu’on s’éloigne, on a plus de facilité pour se reporter. […] On voit ce que cette perfection si simple d’ensemble et, en quelque sorte, définitive, a dû coûter d’études, d’efforts, d’épreuves successives et plus ou moins approchantes, avant de se fondre ainsi comme d’un seul jet et de se rassembler d’une ligne harmonieuse sous le regard. […] Toujours inaperçu, il franchit rapidement le seuil, lançant des regards aigus, et, s’étant ramassé tout petit sous Jason lui-même, il mit le cran de sa flèche sur le milieu de la corde ; puis, écartant de toutes ses forces ses deux mains, il lâcha le trait tout droit sur Médée : une stupeur muette la saisit au cœur. […] La jeune fille le contemplait tenant sur lui d’obliques regards le long du bord de son voile brillant, de plus en plus minée en son cœur. […] Telles ces jeunes filles s’élançaient à travers la ville : et les peuples alentour faisaient place, évitant de rencontrer les regards de la vierge royale. » A peine arrivée au temple, Médée s’adresse à ses compagnes, toujours avec le même composé de charme et de ruse : « J’ai commis une imprudence, leur dit-elle, de vous amener ici, tout près de ces étrangers nouvellement débarqués ; aucune femme de la ville n’ose plus y venir.

131. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIIIe entretien. Fior d’Aliza » pp. 177-256

Au premier regard, il paraissait évident que l’intérêt de la France serait de se poser en médiatrice entre les rois et les peuples, et d’empêcher les puissances étrangères d’intervenir, comme une haute police armée, à Naples, et bientôt à Turin, pour faire reculer le régime des institutions libres. […] Il s’imagina, dans sa douleur, et inspiré d’étranges imaginations, de se rapprocher au moins par le regard de la place où elle s’était évanouie de la terre. […] Le Scythe et le Breton, de leurs climats sauvages Par le bruit de ton nom guidés vers tes rivages, Jetant sur tes cités un regard de mépris, Ne t’aperçoivent plus dans tes propres débris. […] « Monument écroulé, que l’écho seul habite Poussière du passé qu’un vent stérile agite ; Terre, ou les fils n’ont plus le sang de leurs aïeux, Où sur un sol vieilli les hommes naissent vieux, Où le fer avili ne frappe que dans l’ombre, Où sur les fronts voilés plane un nuage sombre, Où l’amour n’est qu’un piège et la pudeur qu’un fard, Où la ruse a faussé le rayon du regard, Où les mots énervés ne sont qu’un bruit sonore. […] S’immoler sans espoir pour l’homme qu’on méprise, Sacrifier son or, ses voluptés, ses jours, À ce rêve trompeur… mais qui trompe toujours ; À cette liberté que l’homme qui l’adore Ne rachète un moment que pour la vendre encore ; Venger le nom chrétien du long oubli des rois ; Mourir en combattant pour l’ombre d’une croix, Et n’attendre pour prix, pour couronne et pour gloire Qu’un regard de ce Juge en qui l’on voudrait croire Est-ce assez de vertu pour mériter ce nom ?

132. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1860 » pp. 303-358

Elle ressemble à son regard qui n’est jamais en place, et dans lequel passent, brouillés en une seconde, les regards divers de la femme. […] Au milieu un petit pianiste mécanique de quinze ans, de la force d’une nuit de musique, automatique et flave, sans regard, joue éternellement sur un piano. […] C’est une clarté, une lucidité étrange, un regard somnambulesque et extatique, quelque chose d’une agonie de bienheureuse qui contemplerait je ne sais quoi au-delà de la vie. Ce regard singulier et adorable n’est pas une lueur, ni une caresse, il est une paix, une sérénité. […] J’ai possédé dans ce regard toutes les vierges des primitifs allemands.

133. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLIVe entretien. Mélanges »

Sa tête, constamment penchée en avant et un peu de côté, s’harmoniait bien avec son regard mobile et indirect. […] Mais le feu de ses yeux et l’ardeur de son soliloque quand il parlait, et il parlait presque toujours sans écouter les réponses, fixaient sur lui tous les regards. […] Ces sons de voix, ces mots, ces sourires de femme Où l’âme d’une mère est visible à l’enfant ; Quand vous voudrez rêver du ciel sur cette terre, Que de pleurs sans motif vos yeux déborderont ; Quand vous verrez des fils sur le sein de leur mère, Qu’un père entre ses mains vous cachera le front, Venez sur cette tombe, où l’herbe croît si vite, Vous asseoir à ses pieds pour prier en son nom, Appeler Léontine, et du ciel qu’elle habite Implorer son regard, dont Dieu fasse un rayon ! De l’éternel séjour, le regard de son âme Est un astre toujours sur ses enfants levé. Ainsi l’aigle est au ciel ; mais son regard de flamme Veille encor de si haut le nid qu’elle a couvé.

134. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 août 1885. »

Attachant au lâche flanc ignare la blessure d’un regard affirmatif et pur. […] À défaut d’une acuité de regard qui n’eût été la cause que d’un suicide stérile, si vivace abonda l’étrange don d’assimilation de ce créateur quand même, que des deux éléments de beauté qui s’excluent ou, tout au moins, l’un l’autre s’ignorent, le drame personnel et la musique idéale, il effectua l’hymen. […] ni cette scène, quelque part (l’erreur connexe, décor stable et acteur réel, du Théâtre manquant de la Musique) : est-ce qu’un fait spirituel, l’épanouissement de symboles ou leur préparation, nécessite un lieu, pour s’y développer, autre que le fictif foyer de vision dardé par le regard d’une foule ! […] En sortant du théâtre ou du concert, impossible de rentrer chez moi : il me fallait errer par les rues monotones, sous le regard des statues de généraux ou de héros grecs dégouttants de pluie, ou bien me réfugier à la Kneipe où j’étais toujours sûr de trouver quelques compatriotes attablés devant la bonne bière brune. […]   Ô vous, des serments éternels gardiens, dirigez votre regard sur ma fleurissante douleur : contemplez votre éternelle faute !

135. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « I — L’avenir du naturalisme »

Son œuvre et son rôle valent cependant la peine d’un regard sérieux et d’un clair jugement, car ils sont synonymes de force et de vie. […] Après l’injure et après l’encens, il y a place encore pour la justice et pour un simple regard d’humanité vers l’un de ceux dont nous sortons. […] L’énergie, le corps, la motte de terre, le sexe, la matière sous toutes ses formes, l’homme primitif, les animaux reprennent vie sous son regard obstiné. […] Zola concentre tous ses regards sur les racines, sur les instincts et les origines, c’est-à-dire sur la base organique de l’être vivant. […] Tout le caractère de son œuvre et du regard qu’il jeta sur le monde dépend incontestablement de ce dénuement prolongé de l’adolescence.

136. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « LEOPARDI. » pp. 363-422

Et tu te tais et tu pleures, et tu n’as pas même la force de tourner ton tremblant regard vers la lutte douteuse ! […] « Mais non, ce n’est pas pour toi que tu te réjouis, c’est pour cette pauvre patrie, à l’idée que peut-être l’exemple des pères et des aïeux réveillera assez les fils assoupis et malades pour qu’ils relèvent tout d’un coup leur regard. […] Ainsi, dans ce chant à Dante, il peint en traits sanglants la perte des légions italiennes durant la campagne de Russie, ces hommes du Midi ensevelis sous les glaces et, dans leur dernier regard vers leur mère adorée, se disant : « Plût au ciel que ce ne fussent ni les vents, ni les tempêtes, mais le fer qui nous moissonnât, et pour ton bien, ô notre patrie ! […] « Tu naissais cependant aux doux songes, et le premier soleil te donnait en plein dans le regard, ô Chantre aimable des armes et des amours… » Je m’arrête, mais on comprend tout ce que va gagner en poésie et en fraîcheur ce portrait de l’Arioste venant aussitôt après les teintes sévères de la réalité. […] Oberman, étranger à toute ivresse, promène sur le monde son lent regard gris et désolé.

137. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Préface »

C’est pourquoi, lorsque nous voulons comprendre notre situation présente, nos regards sont toujours ramenés vers la crise terrible et féconde par laquelle l’Ancien Régime a produit la Révolution, et la Révolution le Régime nouveau. […] Les Français de l’Ancien Régime sont encore tout près de nos regards.

138. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Pronostics pour l’année 1887. »

Et voici les premières lignes : « Tous les observateurs ont remarqué ce qu’il y a de troublant, d’alliciant et de profondément nostalgique dans le regard des femmes qui offrent cette particularité d’avoir des yeux bleus avec des cheveux bruns, surtout quand ces femmes appartiennent à une race douloureusement affinée par des siècles de vie élégante et artificielle. C’est un de ces regards, imprégnés d’exquise malfaisance que voilaient, à cette heure crépusculaire qui suit le five o’clock tea, les longs cils  ah !

139. (1890) L’avenir de la science « VII »

Et à cette heure sérieuse à laquelle il faut toujours se transporter pour apprécier les choses à leur vrai jour, qui pourra mourir tranquille, si, en jetant un regard en arrière, il ne trouve dans sa vie que frivolité ou curiosité satisfaite ? La fin seule est digne du regard ; tout le reste est vanité.

140. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Préface des « Rayons et les Ombres » (1840) »

De ce double regard toujours fixé sur son double objet naît au fond du cerveau du poëte cette inspiration une et multiple, simple et complexe, qu’on nomme le génie. […] Suivant son inspiration, sans autre but que de penser et de faire penser, avec un cœur plein d’effusion, avec un regard rempli de paix, il irait voir en ami, à son heure, le printemps dans la prairie, le prince dans son Louvre, le proscrit dans sa prison.

141. (1761) Salon de 1761 « Récapitulation » pp. 165-170

Elle a la tête portée sur une de ses mains, et lance sur les fiancés des regards curieux, chagrins et courroucés. […] C’est le père qui attache principalement les regards ; ensuite l’époux ou le fiancé ; ensuite l’accordée, la mère, la sœur cadette ou l’aînée, selon le caractère de celui qui regarde le tableau ; ensuite le tabellion, les autres enfants, les servantes et le fond ; preuve certaine d’une bonne ordonnance.

142. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Léon Bloy »

C’est même cet incompressible fanatisme, dont il se vante comme de sa meilleure faculté, qui l’a empêché de prouver aux regards du monde ses autres facultés et sa supériorité d’écrivain. […] Je ne vois guères que l’auteur des Pensées pour avoir sur ce grand sujet, oublié par Bossuet, cette aperception suraiguë dans le regard, cette force dans la conception d’un ensemble, cette profondeur d’interprétation et cette majesté de langage, aux saveurs bibliques.

143. (1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — VII »

Du fond de ces douces cavernes, le regard venait, à la fois impatient et réservé, retardé par le savoir, semblait-il, et pressé par la curiosité. […] Ce regard singulier, avec quelque chose de retourné en dedans, pas très net, un peu brouillé, vraiment d’un homme qui voit des abstractions, et qui doit se réveiller pour saisir la réalité, contribuait à lui donner, quand il causait idées, un air de surveiller sa pensée et non son interlocuteur, et ce défaut devenait une espèce de beauté morale.

144. (1834) Des destinées de la poésie pp. 4-75

À mes pieds, la vallée de Josaphat s’étendait comme un vaste sépulcre ; le Cédron tari la sillonnait d’une déchirure blanchâtre, toute semée de gros cailloux, et les flancs des deux collines qui la cernent étaient tout blancs de tombes et de turbans sculptés, monument banal des Osmanlis ; un peu sur la droite, la colline des Oliviers s’affaissait et laissait, entre les chaînes éparses des cônes volcaniques des montagnes nues de Jéricho et de Saint-Sabba, l’horizon s’étendre et se prolonger comme une avenue lumineuse entre des cimes de cyprès inégaux ; le regard s’y jetait de lui-même, attiré par l’éclat azuré et plombé de la mer Morte, qui luisait au pied des degrés de ces montagnes, et derrière, la chaîne bleue des montagnes de l’Arabie Pétrée bornait l’horizon. […] Aucune plume, aucun pinceau ne pourrait décrire l’impression que ce seul regard donne à l’œil et à l’âme ; sous nos pas, dans le lit du torrent, au milieu des champs, autour de tous les troncs d’arbres, des blocs immenses de granit rouge ou gris, de porphire sanguin, de marbre blanc, de pierre jaune aussi éclatante que le marbre de Paros, tronçons de colonnes, chapiteaux ciselés, architraves, volutes, corniches, entablements, piédestaux, membres épars et qui semblent palpitants, des statues tombées la face contre terre, tout cela confus, groupé en monceaux, disséminé en mille fragments, et ruisselant de toutes parts comme les laves d’un volcan qui vomirait les débris d’un grand empire ! […] Pendant que nos Arabes plantaient en terre autour de la maison les chevilles de fer pour y attacher par des anneaux les jambes de nos chevaux et que d’autres allumaient un feu dans la cour pour nous préparer le pilau et cuire les galettes d’orge, nous sortîmes pour jeter un second regard sur les monuments qui nous environnaient. […] Ce spectacle nous saisit tellement d’abord que nous n’arrêtâmes nos regards sur aucun détail de la vallée ; mais quand le premier éblouissement fut passé et que notre œil put percer à travers la vapeur flottante du soir et des eaux, une scène d’une autre nature se déroula peu à peu devant nous. […] Partout où l’œil tombait, il voyait la vallée, la montagne, les précipices s’animer pour ainsi dire sous son regard, et une scène de vie, de prière, de contemplation, se détacher de ces masses éternelles, ou s’y mêler pour les consacrer.

145. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « III »

Au moment de la cérémonie, un crépuscule envahit la salle, un rayon tombe du haut de la coupole, sur Amfortas et le saint Gral qu’il élève : cette apparition empourprée devient alors le point de convergence de tous les regards. […] Un seul instant, quand il tombe évanoui, et quand elle court vers la source pour y chercher de l’eau, une sorte de douceur s’est répandue sur elle, mais ce n’est qu’un éclair : elle se détourne tristement devant le regard étonné de Gurnemanz. […] Puis elle tombe foudroyée au milieu de l’effondrement du sortilège et, quand Parsifal s’en va, elle se relève et le suit d’un long regard. […] Quand Parsifal la baptise, elle incline la tête très bas, jusqu’à terre, comme succombant à l’émotion : elle s’étend à terre, secouée par les sanglots ; puis le regard de Parsifal semble l’attirer à lui, elle relève la tête et le regarde avec un calme pénétré, tandis qu’il l’embrasse au front. Elle est désormais liée à lui, et, quand il se lève pour accomplir sa mission, elle le suit un peu à distance ; enfin, dans le tableau de la splendeur du Gral, elle rampe jusqu’à l’autel, où, le regard fixé sur le sauveur, elle s’affaisse lentement, inanimée.

146. (1856) Mémoires du duc de Saint-Simon pp. 5-63

Ceux qui sont par derrière se dressent sur leurs pieds pour accrocher un regard. […] « Je l’accablai à cent reprises dans la séance de mes regards assénés et forlongés avec persévérance. […] Souvent il baissait la vue, quand il attrapait mes regards ; une fois ou deux, il fixa le sien sur moi, et je me plus à l’outrager par des sourires dérobés, mais noirs qui achevèrent de le confondre. […] Il l’a cru ; il se trompait ; ses regards, le pli de ses lèvres, le tremblement de ses mains, tout en lui criait tout haut son amour ou sa haine ; les yeux les moins clairvoyants le perçaient. […] C’est qu’il a trouvé sa vraie place ; cet esprit qui regorgeait de sensations et d’idées était né curieux, passionné pour l’histoire, affamé d’observations, « perçant de ses regards clandestins chaque physionomie », psychologue d’instinct, « ayant si fort imprimé en lui les différentes cabales, leurs subdivisions, leurs replis, leurs divers personnages et leurs degrés, la connaissance de leurs chemins, de leurs ressorts, de leurs divers intérêts, que la méditation de plusieurs jours ne lui eût pas développé et représenté toutes ces choses plus nettement que le premier aspect de tous les visages. » « Cette promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes » prouve qu’il aima l’histoire pour l’histoire.

147. (1836) Portraits littéraires. Tome I pp. 1-388

D’Anville, parcourant la campagne d’Athènes, n’aurait pas, dans le regard ou dans la voix, plus de hardiesse et de sérénité. […] Il entrevoyait d’un œil serein et découvrait aux yeux éblouis les clartés les plus splendides, mais il ne dédaignait pas d’abaisser son regard vers le spectacle des vulgaires douleurs. […] En 1819, le poète ne s’était pas encore dégagé des liens sensuels, et il ne jetait sur les promesses de la religion chrétienne qu’au regard furtif et presque mondain. […] Nous ne songerions pas à le quereller sur les enfantillages qu’il se permet, sur les baisers qu’il reçoit et qu’il donne, sur les regards indiscrets qu’il prolonge et qu’il renouvelle. […] Par compassion pour sa victime, Adolphe déguisera son ennui et forcera son regard à sourire.

148. (1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Premiere partie. » pp. 12-34

Je ne dépendrai point du regard des hommes, je ne porterai point les fers qu’ils se forgent, & si ma mâle indépendance, offense le vice, qui veut être despote, elle plaira à la vertu qui fait l’homme, en ne s’assujettissant qu’aux Loix. […] Ainsi parmi nous Condé honoroit Corneille ; c’étoit la gloire qui faisoit sa cour au génie : Ainsi dans tous les tems les grands dignes de ce nom ont fait les premiers pas vers les Ecrivains qui arrêtoient les regards de leur siécle. […] Le Créateur des Russies jaloux de transporter les Arts dans le sol ingrat de sa Patrie, va les chercher à travers les dangers, & les travaux ; il saisit la hache du matelot pour porter plus dignement le poids du Sceptre, & dans l’étendue de l’Europe rien n’échappe à ses avides regards.

149. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre VI. »

Il ne suffit pas pour cela de la sévérité de son dialogue avec Alcée, tel que le cite Aristote69 : « Je veux », disait le hardi poëte, « te dire quelque chose ; mais la pudeur m’empêche. » Et Sapho de répondre : « Si tu avais le désir de choses nobles et belles, ni ta langue ne serait liée de peur de dire le mal, ni la pudeur ne retiendrait tes regards ; mais tu parlerais librement de ce qui est légitime. » Rien de mieux raisonné, sans doute ; mais tant d’autres témoignages nous la montrent différente ! […] Le témoignage s’en trouve dans cette anecdote du médecin Érasistrate surprenant la passion secrète du fils de Séleucus pour sa belle-mère Stratonice, par l’observation même des signes qu’avait sentis et marqués sur elle-même Sapho saisie d’amour : « Les symptômes, dit Plutarque, étaient les mêmes, la perte de la voix, l’expression des regards, la sueur brûlante, l’ataxie de la fièvre et le trouble dans les veines, enfin l’abattement de l’âme, l’abandon, la stupeur et la pâleur. » Telle est en effet, dans son expressive vérité, l’analyse médicale de cette ode profane, de ce crime élégant de la pensée dont Catulle avait égalé la force, mais non la grâce, et que voici, dans la lettre morte de la prose : « Il est pour moi égal aux dieux l’homme qui s’assied en face de toi et t’écoute doucement parler et doucement sourire. […] Les yeux n’ont plus de regards, et des bruits remplissent les oreilles ; une sueur glacée se répand, un tremblement m’agite : je deviens plus pâle que l’herbe flétrie ; et, près d’expirer, je demeure sans haleine. » Nous ne voudrions pas d’autre réponse que cette nosologie de l’amour à la bonne foi des critiques allemands qui rêvent une Sapho tout idéale.

150. (1853) Portraits littéraires. Tome II (3e éd.) pp. 59-300

Barbier un champ indéfini, et qu’il ait tourné ses regards vers l’Italie. […] S’il n’eût pas détourné ses regards de la société française, il eut été amené, malgré lui, à oublier la pureté pour l’âpreté. […] Il excite l’attention, tandis qu’il devrait éviter tout ce qui peut appeler les regards sur lui. […] Ce que la tragédie et la comédie étudient séparément, la passion et le ridicule, le drame l’embrasse d’un seul regard. […] Il embrasse de son regard un champ immense, mais il n’oublie pas les lignes du paysage que ses yeux ont déjà parcourues.

151. (1859) Cours familier de littérature. VII « XXXVIIIe entretien. Littérature dramatique de l’Allemagne. Le drame de Faust par Goethe » pp. 81-160

que ne jettes-tu un dernier regard sur ma misère, rayon argenté de la lune, toi qui m’as vu tant de fois après minuit veiller sur ce pupitre ! […] Tourne maintenant, du haut de ces sommets, les regards vers la ville ; hors de la sombre porte, toute une foule variée se penche ; chacun veut s’ensoleiller aujourd’hui. […] Faust, parcourant la chambre d’un regard avide et enthousiasmé, sent son libertinage se changer en respect de l’innocence dans son cœur. […] Que ce regard, que cette étreinte te disent l’inexprimable par les paroles ! […] Elles sont les plus beaux éclairs de paroles qui entrouvrent aux regards l’âme mystérieuse du grand poète.

152. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXe entretien. Dante. Deuxième partie » pp. 81-160

« Je ne pleurai pas, tant je me sentis au dedans pétrifié d’horreur ; ils pleuraient, eux, et mon petit Ancelmino me dit : “Pour nous regarder de ce regard, mon père, qu’as-tu ? […] Ils sont dans ce regard effaré et énigmatique que le père attache sur ses pauvres enfants à ce bruit qui renferme cinq condamnations à une mort lente. Ils sont dans l’étonnement du plus jeune de ses fils, qui, voyant ce regard et n’en comprenant pas encore la signification, demande à son père : Padre, che hai (qu’as-tu, ô père) ? […] Ils sont dans ce second regard du père, après la troisième nuit, qui interroge avec terreur le visage de ses fils, et qui reconnaît sur ces quatre suaires vivants de sa passion l’empreinte de son propre visage. […] Elles regardent passer le voyageur en tournant leurs cous luisants et leurs cornes bronzées vers le vieux berger, qui les garde, comme pour l’avertir ou l’interroger du regard.

153. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XVIII. J.-M. Audin. Œuvres complètes : Vies de Luther, de Calvin, de Léon X, d’Henri VIII, etc. » pp. 369-425

De même que le sang de la Saint-Barthélemy fait voir tout rouge aux regards affermis de l’historien, de même une crainte singulière, — la peur d’être dur pour les protestants, — agite sa plume et l’égare. […] Il n’a pas enfermé son buste dans l’orbe majestueux d’un cadre historique, et il ne l’a pas placé dans cette perspective qui impose au plus ferme regard. […] Audin, le plus intéressant et le plus savant des biographes modernes (car la Vie de Rancé par Chateaubriand, cet orgueil de dégoûté qui se raconte, en racontant l’humilité d’un saint, n’est qu’une sublime flânerie d’un grand poète à travers l’histoire), Audin a quelquefois porté son regard par-dessus le cadre dans lequel il aimait à le ramasser, et l’étendue de l’horizon qu’il a embrassé montre bien que, s’il avait voulu, il aurait pu s’arracher à l’encoignure d’une biographie. […] Audin sait étendre les couleurs de Velasquez sur sa palette et tirer d’un clair-obscur à la Rembrandt, aussi nette que la face pourprée de Luther, bombant dans la lumière, cette autre face hâve, bilieuse, au front proéminent sous sa calotte noire, et dont les yeux, qui n’ont jamais connu les larmes, distillent infatigablement, dans leur méditation immobile, la lueur jaune des regards du tigre et des lampes. […] Mais un regard sur le temps actuel fait bientôt cesser l’étonnement.

154. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ULRIC GUTTINGUER. — Arthur, roman ; 1836. — » pp. 397-422

» Et nous, qui dans l’amour consumons nos journées, Nous, qui de nos regards vivrions des années, Nous disons : Ce n’est qu’un moment ! […] « Par ce soleil d’automne, au bord de ce beau fleuve, Dont l’eau baigne les bois que ma main a plantés, Après les jours d’ivresse, après les jours d’épreuve, Viens, mon Ame, apaisons nos destins agités ; Viens, avant que le temps dont la fuite nous presse Ait dévoré le fruit des dernières saisons, Avant qu’à nos regards la brume qu’il abaisse Ait voilé la blancheur des vastes horizons, Viens, respire, ô mon Ame, et, contemplant ces îles Où le fleuve assoupi ne fait plus que gémir, Cherche en ton cours errant des souvenirs tranquilles Autour desquels aussi ton flot puisse dormir. […] Je n’ai point passé l’âge où l’on plaît, où l’on aime ; Mes cheveux sont touffus et décorent mon front ; Les regards de mes yeux ont un charme suprême, Et, bien longtemps encor, les âmes s’y prendront. […] De quelques fleurs qu’il soit paré, Si riantes que soient ses voies, Il doit à ses célestes joies Manquer ton regard adoré.

155. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVIIIe entretien. Fénelon, (suite) »

Le bruit de sa condamnation, répandu de bouche en bouche par des chuchotements dans sa cathédrale, attirait tous les regards sur lui, et sa résignation invitait aux larmes. […] Après ce que lui inspire le plus ardent désir de soulager ceux qui souffrent, il a mieux que le remède ou l’aumône, il a son regard, un mot tendre, un soupir, une larme. […] Les courtisans qui ne voyaient plus de degrés entre le trône et le duc de Bourgogne, commencèrent à tourner leurs regards vers celui-ci, et à apercevoir de nouveau Fénelon devant lui. […] Celui-ci détourna ses regards des décadences et des calamités du règne qui finissait, et il se tourna tout entier aux pensées immortelles.

156. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Histoire » pp. 179-240

Bientôt la famille humaine devient la patrie ; et sous les regards satisfaits de cette Providence que les anciens voyaient sourire du haut du ciel aux sociétés d’hommes, les hommes se lient par la loi et le droit, et se transmettent le patrimoine de la chose publique. […] Un siècle a d’autres outils de survie, d’autres instruments et d’autres monuments d’immortalité : il a, pour se témoigner au souvenir et durer au regard, le bois, le cuivre, la laine même et la soie, le ciseau de ses sculpteurs, le pinceau de ses peintres, le burin de ses graveurs, le compas de ses architectes. […] Nous l’avons évoqué dans ces monuments peints et gravés, dans ces mille figurations qui rendent au regard et à la pensée la présence de ce qui n’est plus que souvenir et poussière. […] Les lettres que nous annonçons au public sont déjà recommandables, comme on le voit, par le nom des personnages qui les ont écrites, et dont nous possédons les originaux ; mais quand on apprendra qu’elles renferment tout ce qu’il y a de plus instructif à la fois, de plus original et de plus piquant ; quand on saura que la science, la politique, la littérature, y ont leur compte avec de nouveaux aperçus, quand on y verra le vieux philosophe Adanson, l’homme le plus scientifique et le plus profond qui fût jamais, s’enivrer des regards d’une Dervieux, et tourner le fuseau presque à ses pieds ; Noverre, déployer toutes les ressources de l’imagination la plus riche ; Mme Beaumarchais, effacer presque les Ninon et les Sévigné ; et cette brillante Sophie Arnould, parer tour à tour son style de tout ce que l’esprit a de folle gaieté, de tout ce que le cœur a de sentiments les plus exquis, révéler avec cet abandon séduisant toutes les petites indiscrétions du boudoir et nous initier aux mystères de l’alcôve, c’est alors surtout que nos lecteurs nous sauront gré de notre entreprise. 2 vol. in-8, 12 francs.

157. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Henri Heine »

Thémis, « la femme gigantesque et fière, en qui chaque regard décèle la fille des Titan », siège, entourée de toute la basoche et de toute la jurisprudence allemande. […] De belles filles allemandes simples, rieuses, facilement aimantes, les traversent avec l’auréole pâle de leurs cheveux et la longue douceur de leur regard bleu. […] Je me rappelais la nuit que je passai à veiller près de son lit — le lit sur lequel gisait son pâle et beau corps, aux lèvres silencieuses et pâles… — Et quel regard singulier me jeta la vieille femme chargée de garder le cadavre, quand elle m’abandonna ce soin pour quelques heures ! […] Ce mince homme blond, au regard aigu et doux, au visage finement creusé, aux mains saturnines, élancé, la bouche sardonique sur un menton un peu lourd qu’équilibrait un magnifique front blanc, net, droit, fémininement incurvé, porta dans sa vie active, comme dans ses spéculations religieuses, l’éclectisme et l’humeur changeante qui marque son œuvre.

158. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « X. M. Nettement » pp. 239-265

La pureté du regard qui discerne le vice des doctrines, quand il s’agit des systèmes, est-elle, quand il s’agit des hommes, accompagnée de cette force de main qui sait imprimer une condamnation sur une mémoire ? […] C’est dans la recherche des influences raccourcies de cette révolution qu’il borne l’effort de son regard. […] Le Rationalisme, le Panthéisme, le Romantisme, passent devant l’auteur, qui en parle comme tant de gens en ont parlé depuis qu’on en parle et dont le regard ne voit pas plus loin que le regard de tout le monde.

159. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Satire contre le luxe, à la manière de Perse » pp. 122-126

Satire contre le luxe, à la manière de Perse Vous jetez sur les diverses sociétés de l’espèce humaine un regard si chagrin, que je ne connais plus guère qu’un moyen de vous contenter ; c’est de ramener l’âge d’or… vous vous trompez. […] Applaudissez aux poëmes divins de Virgile ; promenez-vous dans une ville immense, où les chefs-d’œuvre de la peinture, de la sculpture et de l’architecture suspendront à chaque pas vos regards d’admiration ; assistez aux jeux du cirque ; suivez la marche des triomphes ; voyez des rois enchaînés ; jouissez du doux spectacle de l’univers qui gémit sous la tyrannie, et partagez tous les crimes, tous les désordres de son opulent oppresseur.

160. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Topffer »

S’il peint à la manière flamande ses premiers plans, choisis avec le discernement et le sentiment d’un Ruysdaël, d’un Potter ou d’un Wouvermans, il n’en lève pas moins parfois les regards vers les cimes ; et par échappées, sur les têtes de ses personnages, un trait plus hardi, plus fier, plus grandement rêveur, nous rappelle la magnifique et immense Nature qui surplombe tous les petits cadres où Topffer s’enferme, des pies nuageux ou irisés de ses sommets. […] Seulement Sterne a un de ces tranquilles regards qui fendent le cœur sur lequel ils descendent, comme la flèche de Tell fendit la pomme sur la tête blonde de son fils.

161. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Le Docteur Véron »

Se tenir à son rang, docilement et pratiquement, dans le second corps de l’État dont on a l’honneur de faire partie, n’appelle pas assez le regard. […] Sommes-nous donc placés pour porter sur l’ordre social un de ces regards à la Burke, qui plongent jusqu’au cœur des choses et font dire le mot : Où en sommes-nous ?

162. (1869) Philosophie de l’art en Grèce par H. Taine, leçons professées à l’école des beaux-arts

En somme, ce sont des spéculatifs qui aiment à voyager sur les sommets des choses, à parcourir en trois pas, comme les dieux d’Homère, une vaste région nouvelle, à embrasser le monde entier d’un seul regard. […] Considérons ce qui se voit avec les yeux et ce qui frappe d’abord les regards lorsqu’on entre dans la ville, je veux dire le temple. […] A cent pas de l’enceinte sacrée qui l’entoure, on saisit la direction et l’accord de ses principales lignes. — D’ailleurs, elles sont si simples qu’il suffît d’un regard pour en comprendre l’ensemble. […] La vie présente n’est qu’un exil ; tournons nos regards vers la patrie céleste. […] Voilà donc le corps vivant tout entier et sans voile, admiré, glorifié, étalé sans scandale, aux regards de tous, sur son piédestal.

163. (1925) Les écrivains. Première série (1884-1894)

Son regard semble fasciner les choses sur lesquelles il se pose. […] C’est surtout dans « Regards » que le talent de M.  […] avoir vu tous ces regards ! […] Le regard perce les apparences et pénètre l’âme. […] Édouard Conte a osé, lui ; et il a osé nous montrer la petite lueur d’humanité qui brille si tristement, parmi tant de regards effrayants, aux yeux de ces réprouvés.

164. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Quelques documents inédits sur André Chénier »

Un vase corrompu aigrit la plus douce liqueur. » « L’étude du cœur de l’homme est notre plus digne étude : Assis au centre obscur de cette forêt sombre Qui fuit et se partage en des routes sans nombre, Chacune autour de nous s’ouvre : et de toute part Nous y pouvons au loin plonger un long regard. » Belle image que celle du philosophe ainsi dans l’ombre, au carrefour du labyrinthe, comprenant tout, immobile ! […] De la vérité sainte il déteste l’approche ; Il craint que son regard ne lui fasse un reproche, Que ses traits, sa candeur, sa voix, son souvenir, Tout mensonge qu’il est, ne le fasse pâlir. […] Crains la génisse pourpre, au farouche regard… Eh bien ! […] C’est peut-être au lendemain même de ce dernier ïambe rutilant, que le poëte, en quelque secret voyage à Versailles, adressait cette ode heureuse à Fanny : Mai de moins de roses, l’automne De moins de pampres se couronne, Moins d’épis flottent en moissons, Que sur mes lèvres, sur ma lyre, Fanny, tes regards, ton sourire, Ne font éclore de chansons. […] Viens, Fanny : que ma main suspende Sur ton sein cette noble offrande… La pièce reste ici interrompue ; pourtant je m’imagine qu’il n’y manque qu’un seul vers, et possible à deviner ; je me figure qu’à cet appel flatteur et tendre, au son de cette voix qui lui dit Viens, Fanny s’est approchée en effet, que la main du poëte va poser sur son sein nu le collier de poésie, mais que tout d’un coup les regards se troublent, se confondent, que la poésie s’oublie, et que le poëte comblé s’écrie, ou plutôt murmure en finissant : Tes bras sont le collier d’amour !

165. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVIe entretien. La passion désintéressée du beau dans la littérature et dans l’art. Phidias, par Louis de Ronchaud (1re partie) » pp. 177-240

Et de quoi parle-t-il avec cette vive et douce animation qui colore les joues et qui enflamme le regard ? […] Il suffit de l’avoir vu à pied dans les steppes, la bride de son cheval passée autour du bras, promener pendant des journées entières le regard de ses larges yeux bleus sur l’horizon des monts Crapacks tacheté de pins noirs et de neiges roses, pour reconnaître à la charpente haute et solide du corps, à la dimension du front, au vague pensif du regard, à l’ovale effilé de la tête, à la gravité des lèvres, à l’attitude à la fois virile et un peu inclinée par la féodalité des membres, la consanguinité évidente des Huns et des Francs-Comtois : Deux races nobles, deux filiations du Caucase, deux peuples à héros dans les ancêtres, deux civilisations disciplinées où la fierté et l’obéissance s’accordent sur un visage pastoral, guerrier et poétique. […] comptés), je ne jette jamais mes regards sur la chaîne lointaine du Jura, nivelé à l’horizon comme une falaise de l’éther au-dessous de la pyramide de granit rose du mont Blanc, sans me reporter en esprit dans la vallée de Saint-Claude, dans la forêt du Fresnoy vendue pour un morceau de pain par mon père, et qui fait aujourd’hui l’opulence de cinq ou six familles à millions de capital ; dans les décombres des châteaux de Pradt, de Villars, des Amorandes, et dans les nombreuses fermes de ces montagnes, où le lait des vaches coule comme des rigoles d’écume dans les fromageries des Sapins, sans me dire avec amertume : Pourquoi ma famille est-elle descendue dans la plaine ? […] Ces hommes sont le chœur chantant de l’humanité ; ils regardent d’en haut ou d’en bas le drame que le siècle ou les siècles jouent sur la terre, et ils s’y associent par le regard et par la voix seulement, tantôt pleurant sur la chute de l’homme, tantôt le relevant de ses déchéances, tantôt le célébrant dans ses triomphes, prêtres de l’enthousiasme portant jusqu’au ciel, sur leurs strophes lyriques, l’apothéose du génie humain.

166. (1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxive Entretien. Réminiscence littéraire. Œuvres de Clotilde de Surville »

Lancez vos regards plus loin : voyez cette longue chaîne de montagnes du Forez et du Vivarais qui serpente sous un beau ciel bleu vers le midi, chassant sur ses flancs, à mesure qu’elle se déroule, les vapeurs nocturnes comme la proue d’un navire l’écume de l’océan. […] Me soubriraz, amy, dez ton réveil peut-estre : Tu soubriraz à mes regards joyeulx… Jà prou m’a dict le tien que me savoiz cognestre, Jà bien appriz te myrer dans mez yeulx. […] dèz chasque matin que l’olympe se dore, Se me voyoiz montant sur le beffroy, Pourmenant mes regards tant que peuvent s’estendre, Et me livrant à d’impuyssans desirs ! […] L’Éternel d’un regard brize enfin mille obstacles, Des cieulx ouverts veille encore sur nos lys : Eust-il au monde engtier desnyé des miracles, Il en debvroit au trosne de Clovis. […] N’ay peu venir que pour tromper ma payne, Non pour treuver blandices ne déduict ; Mesme en desgoust ay le jour que me luict ; À mes regards n’est de clarté seraine.

167. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Chapitre I. Le broyeur de lin  (1876) »

Le prédicateur, en parlant ainsi, avait le front plissé, le regard au ciel. […] Elle nous suivait d’un regard étrange, tantôt doux et triste, tantôt dur et presque féroce. […] Elle ne lui demandait pas un regard : une pensée eût suffi. […] se disait-elle, je ne pourrai arrêter un moment son regard ? […] Son amour, ce serait trop désirer, mais son attention, son regard ?

168. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVIIe entretien. Phidias, par Louis de Ronchaud (2e partie) » pp. 241-331

D’ailleurs, deux sens sont convaincus et satisfaits à la fois par l’œuvre de l’artiste : l’œil voit, la main touche ; l’un de ces sens rend témoignage à l’autre, l’admiration enveloppe la statue par toutes ses faces ; la beauté, l’éclat et le poli de la matière d’où la statue semble naître immortelle, ravissent également le regard et le tact ; son éternité même imprime un respect de plus aux sens qui en jouissent. […] On conçoit mon émotion : pendant tout le reste de la navigation jusqu’au Pirée, le port d’Athènes, alors dépeuplé et solitaire, ce ne fut qu’un regard sur le Parthénon. […] Le premier monument digne du regard est le temple de Jupiter Olympien, dont les magnifiques colonnes s’élèvent seules sur une place déserte et nue, à droite de ce qui fut Athènes, digne portique de la ville des ruines ! […] Je n’eus qu’un instant d’extase : c’est celui où, assis à l’angle occidental du temple, sur ses dernières marches, mes regards embrassèrent à la fois, avec la magnifique harmonie de ses formes et l’élégance majestueuse de ses colonnes, l’espace vide et plus sombre de son portique, sur sa frise intérieure les admirables bas-reliefs des combats des Centaures et des Lapithes ; et au-dessus, par l’ouverture du centre, le ciel bleu et resplendissant, répandant son jour mystique et serein sur les corniches et sur les formes saillantes des figures des bas-reliefs : elles semblaient alors vivre et se mouvoir. […] C’était une seule pensée de pierre, une et intelligible d’un regard, comme la pensée antique.

169. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (3e partie) » pp. 5-79

« Cependant l’enfant avait suivi sa pièce du regard, et l’avait vu. […] Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, il n’y avait personne dans la plaine ni dans le sentier. […] Jamais, depuis son enfance, depuis sa mère, depuis sa sœur, jamais il n’avait rencontré une parole amie, un regard bienveillant. […] « Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le physiologiste observateur eût vu là une misère irrémédiable ; il eût plaint peut-être ce malade du fait de la loi, mais il n’eût pas même essayé de traitement ; il eût détourné le regard des cavernes qu’il aurait entrevues dans cette âme ; et, comme Dante de la porte de l’enfer, il eût effacé de cette existence le mot que le doigt de Dieu a pourtant écrit sur le front de tout homme : Espérance ! […] « Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour de lui sur son bras nu.

170. (1856) Cours familier de littérature. II « XIe entretien. Job lu dans le désert » pp. 329-408

Personne n’a puisé plus d’ivresse dans un regard, plus de miel dans un sourire, plus d’enchantement dans un soleil, plus de rêverie dans une nuit d’été, plus d’enthousiasme heureux ou pieux dans le spectacle d’une montagne, d’une vallée, d’une mer, et, faut-il le dire, plus de gaîté oublieuse quelquefois dans l’épanchement communicatif d’une table d’amis laissant déborder la saillie de leur esprit comme l’écume de leurs verres, et remettant les tristesses de la vie ou de la mort à demain. […] Levez donc vos regards vers les célestes plaines, Cherchez Dieu dans son œuvre, invoquez dans vos peines             Ce grand consolateur. […] C’est que l’étendue avait modifié et rectifié le regard de notre âme. […] L’uniformité du point de vue borné d’où ils envisagent les choses finit presque toujours par fausser même leur regard et leur esprit ; mathématiciens abstraits, mécaniciens de génie, industriels consommés, prodigieux artistes, hommes de lettres immortels par le style, comme J. […] Au lieu de faire jour il a fait secte : l’espace a manqué également aux regards de ses sectateurs.

171. (1927) Approximations. Deuxième série

Entre son œuvre et notre regard des contrefaçons innombrables interposent une série de rideaux, et toujours davantage l’œuvre recule dans l’invisible. […] Leur regard ne peut se poser sur les objets sans qu’il y contracte une ivresse qui, se communiquant à la page, étend jusqu’à nous sa contagion et nous monte un peu à la tête. […] Telles paroles semblent proférées, du fond de sa gigantesque langueur, par l’Adam de Michel-Ange élevant un triste regard vers l’Esprit qui est porté sur les eaux. […] Le regard de Proust est ici irremplaçable, mais il est presque trop pénible de formuler un pareil regret. […] Du portrait que nous découvre la mort on ne peut détacher le regard tout le temps que dure cet examen de conscience si spécial auquel induit la disparition d’un être très cher.

172. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Fanny. Étude, par M. Ernest Feydeau » pp. 163-178

J’essayai donc de mille manières de fixer son attention : je ramenai la conversation sur des sujets que je savais l’intéresser ; nos voisins s’y mêlèrent : j’étais inspiré par sa présence ; je parvins à me faire écouter d’elle ; je la vis bientôt sourire : j’en ressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant de reconnaissance, qu’elle ne put s’empêcher d’en être touchée. […] Je lui adressai un regard pour la remercier, et me renversant alors sur le dossier de ma chaise, je contemplai longuement celui qui ne se doutait pas de l’intérêt puissant qu’allait faire naître en moi l’étude de sa personne. […] Je lui fis deux ou trois réponses assez fines, et il applaudit du regard en m’honorant d’un demi-salut.

173. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français (suite et fin.) »

Puis vient « la plaisance des yeux » ; elle ne veut devant elle, pour amuser ses regards, que choses agréables à voir ; on la servira à souhait. […] - » — « Fine, rouge, sans une seule couture. » — Que si elle se décide à l’aller entendre, c’est qu’elle veut, dit-elle, contempler sa beauté, pour voir s’il lui plaira et s’il la regardera de quelque regard aimable : car elle est résolue à se faire aimer de tous. […] Plus tard, d’ans l’admirable sermon pour le jour de sainte Madeleine, prêché par Massillon, ce maître des cœurs, il y aura quelques traits, quelques intentions qui, de loin, rappelleront ce même motif : c’est quand la pécheresse qui chez Massillon est aussi une femme de qualité, après avoir entendu Jésus une première fois, déjà touchée et à demi pénitente, se dit en elle-même : « Ses regards tendres et divins m’ont mille fois démêlée dans la foule… Il a eu sur moi des attentions particulières ; il n’a, ce me semble, parlé que pour moi seule… » Et la voilà déjà à demi gagnée ; sa coquetterie même sert à sa conversion.

174. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Préface » pp. 1-22

. — En de pareils sujets, une théorie, surtout lorsqu’elle est fort éloignée des doctrines régnantes, ne devient claire que par des exemples ; je les ai donnés nombreux et détaillés ; que le lecteur prenne la peine de les peser un à un ; peut-être alors ce qu’au premier regard il trouvait obscur et paradoxal lui semblera clair ou même prouvé. […] Au-dessous et à côté des idées, images, sensations, impulsions éminentes dont nous avons conscience, il y en a des myriades et des millions qui jaillissent et se groupent en nous sans arriver jusqu’à nos regards, si bien que la plus grande partie de nous-mêmes reste hors de nos prises et que le moi visible est incomparablement plus petit que le moi obscur. […] L’écrit finit toujours par une signature, celle d’une personne morte, et porte l’empreinte de pensées intimes, d’un arrière-fond mental que l’auteur ne voudrait pas divulguer. — Certainement on constate ici un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux séries d’idées parallèles et indépendantes, de deux centres d’action, ou, si l’on veut, de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau, chacune à son œuvre et chacune à une œuvre différente, l’une sur la scène et l’autre dans la coulisse, la seconde aussi complète que la première, puisque, seule et hors des regards de l’autre, elle construit des idées suivies et aligne des phrases liées auxquelles l’autre n’a point de part. — En général, tout état singulier de l’intelligence doit être le sujet d’une monographie ; car il faut voir l’horloge dérangée pour distinguer les contrepoids et les rouages que nous ne remarquons pas dans l’horloge qui va bien.

175. (1876) Du patriotisme littéraire pp. 1-25

Je n’apporte pas ici l’ambition de faire vivre et respirer sous vos regards le grandiose tableau qu’André Chénier a laissé dans l’ombre. […] C’est le charmeur aux naïvetés savantes, l’homme de Plutarque et de Longus également, Amyot, digne du regard des Muses et du sourire de Chloé ; c’est Rabelais qui relie l’Antiquité au Moyen Âge et le banquet de Xénophon ou d’Athénée aux orgies de la Mère Sotte et de la fête de l’âne, Rabelais monstrueux mais tout-puissant et qui, débordant de sagesse et de folie, paraît moins un écrivain qu’un génie et moins un génie qu’une force jaillissant du sein de la nature. […] Dans les œuvres de nos illustres pères le Vrai, c’est-à-dire la poursuite de la tolérance, la réclamation de toute l’égalité possible, l’ambition de la paix et de la fraternité, se personnifia avec une telle force, un tel éclat, que de tous les côtés de l’Europe les regards se portèrent encore non plus sur Versailles mais sur Paris.

176. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Lawrence Sterne »

Il y a presque du pensif Molière dans ce regard. […] Sterne et La Fontaine ressemblent à ces femmes d’un tel regard et d’un tel geste, que, masquées, le velours noir de leur masque est leur visage encore… Instinctifs comme les grands artistes, ils ne pourraient se déguiser quand même ils le voudraient. […] Seulement, comme les femmes les plus belles, qui font de leur beauté leur première esclave, n’ont pas éternellement à leurs ordres tout leur regard ou toute leur voix pour s’en servir à point nommé, les grands artistes, ces femmes de la Pensée, n’ont pas non plus toujours à commandement l’inspiration qui les fait eux-mêmes… Mais alors, ce ne sont plus eux !

177. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « III — Les deux cathédrales »

Claude Monet, lui, s’est borné à l’embrasser d’un simple regard d’homme. […] Il est à remarquer, néanmoins, que les deux exégètes de la cathédrale se sont rencontrés en ceci : tous deux sont artistes et tous deux ont découvert de la vie, là où n’apparaissent aux regards vulgaires que ruine et décrépitude. […] Le magnétisme de la prière et de la foi s’est à jamais dissipé : les regrets, les mélancoliques ressouvenirs et les tendres regards jetés en arrière n’y feront rien.

178. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre cinquième. Le réalisme. — Le trivialisme et les moyens d’y échapper. »

Tersite manqué blesse le regard, et Adonis manqué offre encore, à défaut de la vie, un certain charme primitif de lignes courbes, régulières, de contours que le regard suit sans effort. […] La vie auparavant réelle et commune, c’est le rocher d’Aaron, rocher aride, qui fatigue le regard ; il y a pourtant un point où l’on peut, en frappant, faire jaillir une source fraîche, douce à la vue et aux membres, espoir de tout un peuple : il faut frapper à et ce point, non à côté ; il faut sentir le frisson de l’eau vive à travers la pierre dure et ingrate. […] Un oiseau plongeur passe : il est petit, léger, mouvant comme un regard. […] Il s’agit non pas seulement de faire embrasser dû regard beaucoup d’objets (tout le monde visible, comme disait Gautier), mais de discerner, parmi toutes les sensations, celles qui renferment le plus d’émotion latente, afin de reproduire celles-là de préférence. […] Il peut y avoir quelque chose de contradictoire à vouloir que le lecteur ressente sympathiquement la passion d’un personnage et à ne pas le mettre vis-à-vis du monde extérieur dans la même situation que le personnage lui-même, à distraire son regard par une foule d’objets que l’autre ne voit pas ou ne remarque pas.

179. (1874) Premiers lundis. Tome II « Poésie — Poésie — I. Hymnes sacrées par Édouard Turquety. »

Mon regard a suivi leur course circulaire    Sans s’éblouir de leur beauté ;   Mais, arrivé soudain à l’Étoile polaire,    Mon œil errant s’est arrêté. […] que ton regard m’aimante,    Et qu’il m’attire avec amour !

180. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Marcel Prévost et Paul Margueritte »

Les voici sur le pont : «… Alors André les embrassa tous du regard, cette famille qu’il avait créée, qui était sienne, dont il était le chef, et qu’il emportait avec lui, à travers les aventures, vers l’avenir. […] Fermes de cœur, André et Toinette, ramenant leurs yeux sur les   enfants, échangèrent un tendre et mystérieux regard.

181. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre II. Recherche des vérités générales » pp. 113-119

On peut, si l’on veut, mettre en regard les œuvres d’une même époque, ou d’une même province, ou d’une même école. […] Il sait que ce fut l’âge d’or de la société polie ; qu’en ce temps-là la vie mondaine fut l’idéal de tout ce qui comptait alors parmi les hommes ; que les jardins mêmes étaient des salons ; que les philosophes prouvaient l’existence de la matière par celle de la pensée ; que les poètes, acharnés à peindre l’âme humaine civilisée, laissaient à peine tomber quelques regards distraits sur la nature environnante.

182. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXIX » pp. 319-329

Madame Scarron se retira tout à fait du monde, se déroba à tous les regards, s’établit dans cette maison, s’y concentra dans les soins qu’exigeait l’éducation de ses élèves. […] Mais il reste cette particularité que le roi avait décidément jeté des regards amoureux sur madame Scarron avant qu’elle et les enfants vinssent à Versailles et s’y établissent.

183. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Dupont-White »

En effet, pour les hommes d’État qui sauvent les nations comme pour les historiens qui devinent ce qui pourrait ou ce qui eût pu les sauver, la première condition est de les connaître, de les aimer et de leur plonger dans le cœur ce regard perçant de la tendresse qui voit peut-être plus clairement que le génie. Dupont-White n’a pas ce regard.

184. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XIII. Éloges donnés aux empereurs, depuis Auguste jusqu’à Trajan. »

Dans ces temps de crise, où les gouvernements changent, et où les peuples agités passent de la liberté républicaine à une autre constitution, l’homme d’état a besoin de l’homme d’esprit ; Horace, par le genre du sien, était un instrument utile à Octave ; ses chansons voluptueuses adoucissaient des esprits rendus féroces par les guerres de liberté ; ses satires détournaient sur les ridicules, des regards qui auparavant se portaient sur le gouvernement et sur l’État ; sa philosophie, tenant à un esprit moins ardent que sage, prenant le milieu de tout, évitant l’excès de tout, calmait l’impétuosité des caractères et plaçait la sagesse à côté du repos ; enfin ses éloges éternels d’Octave accoutumaient au respect et faisaient illusion sur les crimes ; la génération, qui ne les avait pas vus, était trompée ; celle qui s’en souvenait, doutait presque si elle les avait vus. […] Élevez-vous, et toutes les fois que les larmes vous viendront aux yeux, tournez vos regards sur Claude, la vue de cette puissante divinité séchera vos larmes.

185. (1924) Intérieurs : Baudelaire, Fromentin, Amiel

Ses deux moitiés antithétiques sont croisées comme les deux regards mêmes, ne font qu’un vers, total et d’une résonance infinie, comme les deux regards n’ont fait, pour un instant, qu’une même lumière. […] Pas de jour certes, où dix fois, après un de ces regards où ont été liés un instant deux êtres qui ne se rencontreront plus, l’un d’eux ne sente le grand alexandrin monter de sa mémoire, remplir un vide, apaiser et compléter en lui quelque chose, associer cette étincelle à des millions d’étincelles, ce regard, qu’on a cru d’abord si dénué et si éphémère, à des millions de regards pareils qui donnent à cette soirée d’été sa substance humaine et sa lumière intelligente, le faire aller vers la vie avec une âme pour un instant libérée, équilibrée, et qui sait mieux. […] Toutes les puissances féminines se dégagent âprement d’elle et de son grand regard éclatant. […] Et, comme les oiseaux nourris en cage et les oiseaux libres, l’un et l’autre côté se jettent mutuellement des regards d’envie. […] De cette vie genevoise, dans un air mou, sous des regards ironiques et entre des êtres rétrécis, il a souffert comme un Français de la province.

186. (1892) Un Hollandais à Paris en 1891 pp. -305

» et le regard de Bruant se tourna vers la porte où parut un grand gamin assez peu timide. […] Bruant est Bourguignon d’origine, mais l’expression de l’œil trahit l’homme accoutumé à tenir le regard fixé sur le flux et le reflux infini de ses vagues pensées. […] l’orgueil et le triomphe d’oser être ainsi devant les regards les hommes ! […] La lumière tamisée, qui filtrait dans la salle oblongue, éclairait faiblement la figure hâve du poète qui nous attendait, le regard fixé sur l’invisible. […] De loin ce choix attira mon regard.

187. (1896) Les Jeunes, études et portraits

Elles se réjouissent à constater telles analogies lointaines qui échappent au regard des ignorants. […] Dans ce regard à l’affût il perçut une attention perspicace et rusée. […] Ils ont le goût de la souffrance et le goût du sang. « J’ai subi d’affreux regards, joyeux et fiers du sang versé. […] Les regards des vieux portraits véritablement suivent des spectacles en allés. […] Stefan George a le « regard lunaire ».

188. (1884) L’art de la mise en scène. Essai d’esthétique théâtrale

C’est sur ce fond propice que se détachent les héros du drame : ils ont la stature, le regard, le geste, la voix qu’ils doivent avoir. […] Son regard ne pénètre pas plus profondément que sa pensée ; l’un et l’autre s’arrêtent aux surfaces et son génie se complaît dans les apparences. […] C’est sur ce plan que se trouveront les points d’intersection des regards des spectateurs de droite et de gauche, tandis que les regards des spectateurs faisant face à la scène lui seront parallèles. […] Ce qui doit toujours être mis au premier rang, sous les regards des spectateurs, c’est le personnage sur qui doit s’exercer l’action musicale. […] C’est après quelques instants remplis d’une ardente espérance, sous tous les regards du public et sous ceux de la reine déjà anxieuse, que paraît enfin le roi.

189. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIIIe entretien. Vie du Tasse (3e partie) » pp. 129-224

Enfin il aurait pu jeter un regard sur l’ancienne Asie, sur cette Égypte si fameuse, sur cette grande Babylone, sur cette superbe Tyr, sur les temps de Salomon et d’Isaïe. […] « Ensuite il la console et l’accueille avec la tendresse d’un père ; il la conduit sous sa chaumière auprès d’une vieille épouse à qui le ciel fit un cœur comme le sien ; la fille des rois revêt de rustiques habits ; un voile grossier couvre ses cheveux ; mais son regard, son maintien, tout dit qu’elle n’est point une habitante des bois. […] « Peut-être, si le ciel daigne écouter les prières des mortels, peut-être l’insensible, un jour, viendra dans ces bois ; il tournera ses regards sur la tombe qui renfermera ma froide et triste dépouille, et il donnera enfin à mes malheurs quelques soupirs et quelques larmes, hélas ! […] Il descendit à Naples au monastère de San Severino, où le marquis Manso et tous les seigneurs lettrés de Naples lui firent une cour assidue d’amis ; néanmoins son instinct voyageur lui fit tourner bientôt ses regards vers Ferrare. […] Ils le logèrent dans une cellule d’où le regard s’étendait sur le solennel et poétique horizon de Rome ; ils lui prodiguèrent les respects, les pitiés, les soins qu’on doit à un hôte presque divin, qui emprunte votre toit pour retourner au ciel d’où il est descendu.

190. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIe Entretien. Le 16 juillet 1857, ou œuvres et caractère de Béranger » pp. 161-252

C’était un petit vieillard à visage sans distinction au premier coup d’œil, à moins qu’on ne pénétrât ce visage avec le regard divinatoire du génie, tant il y avait de simplicité sur sa finesse. […] Il cherche d’un regard malin le défaut de cuirasse de ses ennemis, les rois, les Bourbons, les nobles, les prêtres, pour lancer sa flèche au point vulnérable et pour rire de la goutte de sang que le dard rapporte à l’arc avec lui. […] Les regards très exercés comme les nôtres aux ouvrages d’art s’aperçoivent seuls de ces limures assidues du doigt de Béranger sur ses vers. […] Chacune de ses chansons prenait ainsi la physionomie de son visage : le front candide, les yeux clignés, la bouche équivoque, les joues joviales, le regard narquois, le demi-sourire, le doigt sur les lèvres ! […] Cette jeune fille, d’une taille élevée, d’une souplesse énergique d’avant-bras, d’une physionomie noble et douce, d’un regard de reine tempéré par une délicate réserve, montrait encore à quatre-vingts ans les traces d’une beauté qui avait dû éblouir les élèves du maître d’armes.

191. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIIe entretien. Vie et œuvres de Pétrarque (2e partie) » pp. 81-155

« Espérant trouver à la fin, par la vertu de ces plantes secourables et par l’influence de ces beaux regards dont je fus consumé, quelque repos après les lassitudes de la vie, « J’ai servi un maître cruel et avare (l’amour), et j’ai brûlé tant que le foyer de mon cœur a été visible sous mes yeux ; et maintenant je vais pleurant sa cendre éparse au vent de la mort !  […] Le regard s’étend de là sur la rive éloignée de l’Adriatique ; l’horizon y est vaste et lumineux comme les horizons que reflète la mer ; l’œil y nage dans un ciel bleu tendre. […] Ces mémoires plus vives et plus pénétrantes de ceux ou de celles qu’on a aimés dans ces belles années sont comme des apparitions surnaturelles que la vie fait surgir au déclin des ans aux regards des hommes ou des femmes, pour leur faire ou regretter davantage la vie, ou aspirer plus résolument au séjour où tout se retrouve. […] Thérésa alors, relevant sa tête pensive et promenant un regard sur les alentours : — “Oh ! […] Il lève les yeux dans un moment de distraction ; son regard tombe, par hasard ou par prédestination, sur une jeune femme en robe de velours vert brodée d’or.

192. (1856) Cours familier de littérature. II « VIIIe entretien » pp. 87-159

Oui, quand on jette un regard sur les États de l’Europe moderne aujourd’hui, on se demande en vain où sont les hommes qu’ont vus nos pères ou que nous avons vus nous-même dans notre jeunesse ? […] En promenant son regard sur l’Europe, on voit des peuples, on ne voit plus d’hommes démesurés au sommet des institutions ou des littératures. […] Ma patrie est partout où rayonne la France, Où son génie éclate aux regards éblouis ! […] Pour le prouver, il faut envisager d’un regard le caractère de la littérature française, depuis ses premiers balbutiements jusqu’à nos jours. […] dans leur regard ?

193. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIIIe entretien. Poésie lyrique. David (2e partie) » pp. 157-220

Eux, les chiens, me regardent et assouvissent de mon squelette leurs regards ! […] Jérusalem est à gauche, avec le temple et ses édifices, sur lesquels le regard du roi ou du poète pouvait plonger du haut de sa terrasse. […] De là on plonge ses regards sur la ravine verdoyante et arrosée de Josaphat. […] Je voyais d’un regard toute la scène de ce poème épique et lyrique de la vie et des chants de David. […] Je lus avec des impressions centuplées pour moi par le site et par le voisinage du tombeau ; je continuai à lire jusqu’à ce que le crépuscule, assombri de verset en verset davantage, effaçât une à une sous mes yeux les lettres du Psalmiste ; mais, même quand mes regards ne pouvaient plus lire, je retrouvais encore ces lambeaux d’odes, ou d’hymnes, ou d’élégies, dans ma mémoire, tant j’avais eu de bonne heure l’habitude de les entendre, à la prière du soir, dans la bouche des jeunes filles auxquelles la mère de famille les faisait réciter avant le sommeil.

194. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — CHAPITRE IX »

Presque tous se rappelaient avoir vu Marie Duplessis à l’Opéra, aux Italiens, au Bois, aux Champs-Élysées, partout où elle promenait sa beauté, son ennui, sa fantaisie, sa fièvre, partout où elle allait étancher cette soif avide de regards brûlants et de murmures passionnés, la seule qui reste aux lèvres blasées qui ont trempé dans toutes les lies et dans tous les nectars du plaisir. […] Ainsi nuancée d’énigmatiques contrastes, cette figure d’ange sensuel attirait le regard sur son mystère, et l’y perdait lentement dans une contemplation rêveuse. […] Prudence présente Armand à Marguerite comme amoureux fou de sa beauté à peine entrevue, et la dame, qui l’a trouvé charmant tout d’abord, le remercie par un regard du bon goût de ses yeux, sinon de son coeur. […] elle se trouve face à face avec Armand qui la foudroie d’un regard. […] A cette parole moqueuse, à ce regard fébrile, à ces allures détachées et vives, à cette désinvolture de façons et de fantaisies, à la tournure cambrée, souple, hautaine et lascive de toute sa personne, vous avez reconnu la grande dame ennuyée qui cherche aventure et visite le moulin par-dessus lequel elle va jeter sa couronne de comtesse, à fleurons d’argent.

195. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XIV, l’Orestie. — Agamemnon. »

C’était son pur regard qui éclairait leurs prunelles de pierre, elles redeviennent d’aveugles idoles dès qu’elle n’est plus là. […] Il sait que la pourpre irrite le regard des dieux autant que l’œil des taureaux, et que leur jalousie s’offusque des ostentations du triomphe humain. […] Son regard perce les portes, pénètre les murs ; la prophétesse a la vision anticipée de la scène de mort qui va se passer ; deux fantômes la répètent pour elle, l’un en frappant et l’autre en tombant. — « Ah ! […] Du haut de son malheur, Cassandre jette un regard désespéré sur la vie.

196. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre VI. Le Bovarysme essentiel de l’humanité »

C’est par un procédé de simplification grossier que l’on se tient à donner le nom d’instincts aux diverses parties qui concourent à la formation de cette entité complexe qu’est la personne humaine : ces instincts eux-mêmes, sous le nom abstrait dont nous les désignons et au moyen duquel nous les isolons pour les saisir, cachent une multiplicité fourmillante d’existences séparées qui déjà se dérobent à notre regard et à nos nomenclatures. […] Sitôt qu’un de ces gouvernements de fait est fondé, l’illusion de la personne est à son profit un instrument de règne ; il devient le moi, et le moi, c’est au regard des instincts du corps humain ce qu’est, au regard des hommes, la divinité, une force intellectuelle à laquelle il est juste et raisonnable de se soumettre. […] III En regard du Génie de l’Espèce qu’imagina Schopenhauër, un Génie de la Connaissance symbolise, avec une autre illusion qui mène aussi l’humanité, une autre forme de la finalité.

197. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre x »

Mais je voudrais faire voir leurs regards tournés vers l’avenir.‌ Ce regard, d’une pureté inoubliable, qui interroge à l’horizon, non pas leur propre destinée, mais celle de la patrie, comment le rendre sensible ? […] Le jeune guerrier les accompagne d’un regard d’enfant bienveillant.‌ […] Ce côté lumineux, ce regard plein de calme, ces pensées sublimes qui montent sans la troubler à la surface de leur être !

198. (1868) Curiosités esthétiques « IV. Exposition universelle 1855 — Beaux-arts » pp. 211-244

Ces formes de bâtiments, qui contrariaient d’abord son œil académique (tout peuple est académique en jugeant les autres, tout peuple est barbare quand il est jugé), ces végétaux inquiétants pour sa mémoire chargée des souvenirs natals, ces femmes et ces hommes dont les muscles ne vibrent pas suivant l’allure classique de son pays, dont la démarche n’est pas cadencée selon le rythme accoutumé, dont le regard n’est pas projeté avec le même magnétisme, ces odeurs qui ne sont plus celles du boudoir maternel, ces fleurs mystérieuses dont la couleur profonde entre dans l’œil despotiquement, pendant que leur forme taquine le regard, ces fruits dont le goût trompe et déplace les sens, et révèle au palais des idées qui appartiennent à l’odorat, tout ce monde d’harmonies nouvelles entrera lentement en lui, le pénétrera patiemment, comme la vapeur d’une étuve aromatisée ; toute cette vitalité inconnue sera ajoutée à sa vitalité propre ; quelques milliers d’idées et de sensations enrichiront son dictionnaire de mortel, et même il est possible que, dépassant la mesure et transformant la justice en révolte, il fasse comme le Sicambre converti, qu’il brûle ce qu’il avait adoré, et qu’il adore ce qu’il avait brûlé. […] Mais comment définir cet ordre de tableaux charmants, tels que Hamlet, dans la scène du crâne, et les Adieux de Roméo et Juliette, si profondément pénétrants et attachants, que l’œil qui a trempé son regard dans leurs petits mondes mélancoliques ne peut plus les fuir, que l’esprit ne peut plus les éviter ? […] Qu’elles se distinguent par le charme du crime ou par l’odeur de la sainteté, que leurs gestes soient alanguis ou violents, ces femmes malades du cœur ou de l’esprit ont dans les yeux le plombé de la fièvre ou la nitescence anormale et bizarre de leur mal, dans le regard, l’intensité du surnaturalisme.

199. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « La Divine Comédie de Dante. traduite par M. Mesnard, premier vice-président du Sénat et président à la Cour de cassation. » pp. 198-214

Cet amour, dont les principaux accidents et les aventures se bornèrent à quelques saluts, à quelques regards échangés et à quelques sourires, tout au plus à de rares paroles, et qui ne devait empêcher aucune des deux personnes qui s’en entretenaient ainsi, de s’engager un peu plus tôt ou un peu plus tard dans les liens positifs du mariage ; cet amour qui semblait d’ailleurs à jamais rompu par la mort prématurée de Béatrix vers l’âge de vingt-six ans, devint et continua d’être la pensée profonde, supérieure, le ressort le plus élevé de la conduite et des entreprises de Dante. […] C’est là que cette âme hautaine redevient presque enfantine et toute tremblante sous le regard enfin retrouvé de Béatrix. […] Mais nous autres que la philosophie du Moyen Âge intéresse moins que ce qui y perce d’imagination gracieuse et d’éternelle sensibilité humaine, ce sera toujours à un point de vue plus réel et plus ému que nous nous plairons, au milieu de toutes les difficultés et des énigmes du voyage, à noter des endroits comme ceux-ci, où le poète, guidé par Béatrix dans les cercles du ciel, et approchant de la dernière béatitude, se montre ingénument suspendu à son regard, et nous la montre, elle, dans l’attitude de la vigilance et de la plus tendre maternité : Comme l’oiseau, au-dedans de son feuillage chéri, posé sur le nid de ses doux nouveau-nés, la nuit, quand toutes choses se dérobent ; qui, pour voir l’aspect des lieux désirés, et pour trouver la nourriture qu’il y va chercher pour les siens et qui le paiera de toutes ses peines, prévient le moment sur la branche entr’ouverte, et d’une ardente affection attend le soleil, regardant fixement jusqu’à ce que l’aube paraisse : ainsi ma dame se tenait droite et attentive, tournée vers l’horizon, etc., etc.

200. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — I » pp. 417-434

Dans ses promenades vagabondes il lui arriva plus d’une fois de rencontrer un homme « dont l’air pensif et le regard de feu le frappaient singulièrement » ; il apprit plus tard que c’était Jean-Jacques Rousseau, une de ses futures idoles. […] Croissez, comme j’ai vu ce palmier de Latone, Alors qu’ayant des yeux je traversai les flots ; Car jadis, abordant à la sainte Délos, Je vis près d’Apollon, à son autel de pierre, Un palmier, don du ciel, merveille de la terre : Vous croîtrez comme lui… Après avoir tenté inutilement de l’acclimater à Berne, le trésorier de Bonstetten permit à son fils de se rendre en Hollande à l’université de Leyde, mais sous la condition expresse qu’il n’y étudierait pas la philosophie : il craignait que ce regard aux choses du dedans ne nuisît à l’observation des faits du dehors ; mais Bonstetten était assez éveillé pour suffire aux deux sortes de vue. […] En regard du Bonstetten de vingt-quatre ans que Gray vient de nous montrer dans toute sa fougue et sa gentillesse, et dont il a peur en même temps qu’il en est charmé, représentons-nous celui que Zschokke a dépeint à bien des années de là, « d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais fortement constitué, trahissant par la grâce et la noblesse de ses manières l’habitude d’une société choisie, le visage plein d’expression, d’un coloris frais et presque féminin, le front élevé et d’un philosophe, les yeux pleins d’une souriante douceur, tout à fait propre à captiver, et tel, en un mot, qu’après l’avoir vu une fois, on ne l’oubliait plus ».

201. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. (suite et fin.) »

En regard du dernier volume qu’on publie et de ces Poésies de la dernière saison, que de réflexions le rapprochement suggère ! […] Bepred Breizad. — Toujours Breton, Poésies bretonnes, avec traduction française en regard, par M.  […] c’était sous le vert feuillage, Quand le front près du mien penché, Le jeune Erinn sur mon visage Tenait son regard attaché, C’était à lui qu’il fallait dire : Ne trouble pas le cœur d’Aniel ; Cœur troublé, qui d’amour soupire, Ne peut plus réfléchir le ciel.

202. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXe Entretien. Souvenirs de jeunesse. La marquise de Raigecourt »

Il venait souvent me prendre dans sa calèche pour nous promener au bois de Boulogne ou à Saint-Cloud ; ses chevaux étaient magnifiques, ses équipages princiers, les grandes guides de son attelage étaient d’or et de soie ; ses cochers ne les maniaient qu’avec des gants blancs pour ne pas les ternir ; les livrées étaient de la même recherche ; il attirait les regards de la foule partout où il passait. […] Je fus saisi et séduit au premier regard. […] On ne peut détacher le regard du portrait ; on croit entendre sa voix douce et prévenante qui vous parle ; il n’a rien à cacher ; son timbre, juste et franc, sonne la sincérité avec le mot.

203. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Paragraphe sur la composition ou j’espère que j’en parlerai » pp. 54-69

Si ses pas le conduisent au Salon, qu’il craigne d’arrêter ses regards sur ta toile sévère ! […] Il y a une infinité de tableaux de genre qui défient notre critique ; quel est le tableau de bataille qui pût supporter le regard du roi de Prusse ? […] La peinture en portrait et l’art du buste doivent être honorés chez un peuple républicain où il convient d’attacher sans cesse les regards des citoyens sur les défenseurs de leurs droits et de leur liberté.

204. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Du Rameau » pp. 288-298

Proche du char de la justice, en devant, l’innocence toute nue, les bras tendus et les regards tournés sur la justice, la suit portée sur des nuages ; elle a son mouton derrière elle. […] Je donnerais tout ce fatras pour le seul incident du tableau d’un peintre ancien où l’on voyait la calomnie, les yeux hagards, s’avançant, une torche ardente à la main, et traînant par les cheveux l’innocence sous la figure d’un jeune enfant éploré, qui portait ses regards et ses mains vers le ciel. […] Du reste, grande économie de crayon ; regard farouche, sourcils froncés, caractère d’indignation très-propre à passer dans une composition historique.

205. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Guy de Maupassant »

Je ne pense pas que jamais jeune homme ait jeté sur le monde un regard plus clairvoyant, plus tranquille et plus froid que Maupassant à vingt-cinq ans. […] Ces changements imperceptibles (mais que je ne crois pourtant pas inventer) se sont faits chez lui, fort heureusement, sans altérer en rien le calme et la sûreté de son regard.

206. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre V. Des trois ordres de causes qui peuvent agir sur un auteur » pp. 69-75

Il est bien autre chose, à coup sûr ; mais il se développe, assurément aussi, par cette gymnastique intellectuelle qu’est le travail, par cet effort de volonté qu’est l’attention, par cet exercice du regard interne qu’est la réflexion. […] Tel paysage, qui nous a charmés, parce que nous l’avons traversé dans une heureuse disposition d’humeur, parce qu’il s’est trouvé ce jour-là en harmonie avec notre état d’esprit, se grave dans notre mémoire avec une énergie singulière et garde dans nos souvenirs une importance disproportionnée avec la durée pendant laquelle il a frappé nos regards.

207. (1912) L’art de lire « Chapitre VI. Les écrivains obscurs »

Les écrivains obscurs Il y a une catégorie d’auteurs qu’au point de vue de l’art de lire il faut considérer très attentivement : ce sont, comme on les a appelés, « les auteurs difficiles », c’est-à-dire ceux qu’on ne comprend pas du premier regard, ni même du second, les Lycophron, les Maurice Scève, les Mallarmé. […] Invertissez les inversions, tournez les termes impropres aux termes probablement justes, d’après le sens général du morceau, s’il en a un ; par une lecture attentive, pénétrez-vous de ce que l’auteur a sans doute voulu dire et, ainsi éclairés, si la chose est possible, saisissez les petits procédés par lesquels il a dérobé son idée aux regards et détruisez-les à mesure, jusqu’à ce que vous soyez en présence de l’idée elle-même, laquelle vous paraîtra souvent très ordinaire, mais quelquefois intéressante encore. « Vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid, dites il fait froid. » Eh bien !

208. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — R — Riom, Adine (1818-1899) »

Eugène Manuel C’est, à l’âge du recueillement, le long regard jeté en arrière, le salut attristé à tout ce qu’aima l’épouse, la mère, l’aïeule.

209. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Vernet » pp. 130-167

Mes regards rasant la crête de cette langue de rocaille, rencontraient le sommet des maisons du village, et allaient s’enfoncer et se perdre dans une campagne qui confinait avec le ciel. […] Arrêtés là, je promenai mes regards autour de moi et j’éprouvai un plaisir accompagné de frémissement. […] J’étais immobile, mes regards erraient sans s’arrêter sur aucun objet, mes bras tombaient à mes côtés, j’avais la bouche entr’ouverte. […] Vous n’avez donc jamais arrêté vos regards sur celle qui venait de vous faire le plus grand sacrifice qu’une femme honnête puisse faire ? […] Cependant la flâme du vaisseau éclairait les lieux circonvoisins, et ce spectacle terrible avait attiré sur le rivage et sur les rochers les habitans de la contrée, qui en détournaient leurs regards.

210. (1890) Journal des Goncourt. Tome IV (1870-1871) « Année 1870 » pp. 3-176

Je suis frappé par le regard de ces hommes : le regard du fuyard est diffus, trouble, glauque, il ne s’arrête, ne se fixe sur rien. […] En allant, ce soir, chez Burty, dans les endroits ombreux, mon regard est attiré par les caractères de feu, avec lesquels le gaz écrit dans la découpure du zinc des colonnes : spectacles. […] Tous les yeux, tous les regards sont tournés vers la rue de Châtillon. […] Elle m’accueillait avec ce doux sourire triste du regard, que sa figure, un peu rude, prend à certaines heures… C’est étonnant, comme parfois la vision spirituelle du rêve vous donne le délicat portrait de la physionomie des gens ! […] Dans les voitures publiques, personne ne parle, tout le monde s’enferme en lui-même, et les femmes du peuple ont comme un regard d’aveugle, pour ce qui se passe autour d’elle.

211. (1920) Essais de psychologie contemporaine. Tome II

Pris dans des paupières longues et qui les emboîtaient comme d’un étui, leur regard vous enveloppait, vous pénétrait, vous auscultait, — un regard chirurgical de médecin ou de confesseur. […] Ce sont des analyses techniques et consciencieuses qui supposent un regard d’ouvrier. […] A son regard blasé il faut du joli, du menu, de la bizarrerie. […] Cette éducation du regard aboutit bientôt à une sorte d’analyse particulière. […] Il sait qu’un ébranlement intérieur et un petit frisson moral correspondent à chaque sensation du regard.

212. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre III. L’analyse externe d’une œuvre littéraire » pp. 48-55

Il reste, pour en finir avec cette longue dissection, à réunir et à mettre en regard dans une espèce de tableau les résultats acquis. […] Rassembler en un tableau d’ensemble ces synthèses partielles, de telle façon que le regard puisse les embrasser d’un coup d’œil est le travail qui achève et résume ces investigations minutieuses.

213. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface de « Ruy Blas » (1839) »

Pour tout homme qui fixe un regard sérieux sur les trois sortes de spectateurs dont nous venons de parler, il est évident qu’elles ont toutes les trois raison. […] Aux yeux de l’auteur, et sans préjudice de ce que les personnages accessoires peuvent apporter à la vérité de l’ensemble, ces quatre têtes ainsi groupées résumeraient les principales saillies qu’offrait au regard du philosophe historien la monarchie espagnole il y a cent quarante ans.

214. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Pélisson et d’Olivet »

Mais il ne faudrait pas en faire un petit… Il y aurait, dans un pareil ouvrage, un regard profond et détaillé à porter sur les travaux d’ensemble de cette corporation littéraire à qui on avait donné la langue à garder, et sur le mérite de chacun des esprits qui à toute époque la composèrent. […] À toute page du livre que voici le souvenir de Boileau s’élève, et la lecture de cette longue fadeur rappelle, par le contraste, la sévérité de ces satires dans lesquelles il a buriné la plupart de ces noms d’académiciens, qui pour la première fois frapperaient nos regards s’il ne nous les avait appris et s’il n’avait versé sur quelques-uns la gloire d’un ridicule ineffaçable.

215. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Francis Wey » pp. 229-241

Lui, Français et même un peu Gaulois, il a essayé de s’établir dans le fond d’une nature anglaise pour, de là, jeter son regard d’observateur sur la France, nous juger, et même nous raconter à nous-mêmes, d’une façon un peu plus nouvelle que s’il partait uniquement de ses impressions, que nous partageons, de Français. […] Son regard fait jusqu’à des percées dans les sociétés de ces villes qu’il traverse et au foyer desquelles il faudrait s’asseoir pour bien les connaître.

216. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « IV. Saisset »

Saisset a vu très juste dans les circonstances contemporaines, et si la question morale et intellectuelle du monde doit s’agiter entre les conséquents du catholicisme ou les conséquents du panthéisme, a-t-il vu également juste en croyant possible d’établir, ou, pour parler aussi modestement que lui, de pressentir une troisième solution à introduire en catimini, sous les regards de l’opinion, avec des patelinages de plume qui montrent au moins de la souplesse dans le talent de M.  […] Il est inférieur aussi, après avoir conclu au particulier dans chacune de ces biographies intellectuelles, de n’avoir pas su conclure au général, et après avoir fait passer philosophes et systèmes par le creuset de l’analyse, de n’avoir pas jaugé d’un dernier regard la puissance en soi de la philosophie !

217. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Francis Lacombe »

Après avoir jeté un de ces regards qui résument sur la constitution du travail dans le monde antique, F.  […] nous ne pouvons qu’applaudir à de telles idées, et on ne saurait trop appeler sur elles le regard des hommes qui peuvent les couvrir et les protéger de la popularité de leur nom.

218. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Gérard de Nerval  »

Tout ce qui est de regard et de récit dans ce Voyage d’Orient est à étonner de bon sens, de bonne humeur et de bon ton, toutes choses rares dans l’école romantique ; et s’il s’y rencontre des parties inférieures, ce sont les pages que l’auteur a voulu faire poétiques, comme la légende de la Reine de Saba, qu’il prétend avoir entendu raconter par un conteur de café, en Egypte, et que, pour cette raison, je ne mettrai point à sa charge. […] comme voyageur, qui regarde et comme peintre de ce qu’il a vu, ce n’est pas un homme de l’acuité de regard et de la puissance pittoresque du marquis de Custine, un voyageur à peu près du même temps.

219. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Maurice Bouchor »

Il y a poète dans ce livre… Du fond de ces impressions qui déteignent sur toute vie et sur toute pensée à leur aurore, du fond de toutes ces remembrances dont nous sommes les échos dans notre jeunesse, du fond de toutes les éducations poétiques, mortelles parfois à la poésie, comme bien souvent les femmes sont mortelles à notre faculté d’aimer, nous voyons briller la divine étincelle, qui dague le regard comme une pointe de diamant ou d’étoile. […] Ces jeunes gens qui ne croient, comme on dit, ni à Dieu ni à Diable, et qui font des vers dans le genre de ceux-ci, lesquels d’ailleurs, sont beaux, à deux taches près : Les dieux et les héros ne sont plus de ce temps ; Et, désormais fermés aux grandes espérances, Nous vivons trop nos deuils, nos plaisirs, nos souffrances, Pour sonder du regard les cieux inquiétants.

220. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Mistral. Mirèio »

Et cependant, si le caractère distinctif du poète épique est de voir grand, de jeter sur la nature un de ces regards dans lesquels elle se peint plus grande qu’elle n’est réellement, en dehors de ce regard transfigurateur, il faut bien convenir que l’auteur de Mirèio a dans le talent quelque chose du poète épique, et son poème est là pour le prouver.

221. (1889) La littérature de Tout à l’heure pp. -383

L’air ténébreux, le regard fatal sont à la mode. […] Le regard de nos contemporains est large. […] À la fois minutieux de regard et synthétique d’aspiration, il a noté en frémissantes peintures et qui la dépassent — excès où l’écrivain classique réapparaît — la réalité visible. […] Mais ces Mages sont si loin de nous dans l’insondable Autrefois que leur date et leur doctrine se confondent à notre regard avec les brumes où se lèveront les soleils futurs. […] D’abord dans cette magie de couleurs ardentes et comme jetées, on ne percevrait que violences dont le regard est brutalisé.

222. (1886) Le roman russe pp. -351

C’est l’image qui éclaire le texte et permet de classer d’un regard les nouveaux venus par ordre de familles et de préséances. […] Non, ce serait un regard trop court, celui qui s’arrêterait à cette racine apparente de notre littérature. […] que voilà un regard superficiel ! […] En parlant d’un poète surtout, la prétention de tout expliquer ne sied guère ; il tient de la femme, mieux vaut l’aimer comme elle, sans chercher à les trop comprendre ; le regard qui scrute n’est déjà plus un regard aimant. […] Son regard n’était pas tendu de ce côté et son esprit était prévenu.

223. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Théocrite »

Puis je traduirais en regard (car ces premières idylles de Théocrite se correspondent, se corrigent et se rejoignent exactement l’une l’autre comme les tuyaux du syrinx, et c’est déjà être infidèle que d’en détacher une ou deux isolément), je traduirais, dis-je, en entier l’idylle sixième, toute poétique, et dans laquelle les deux bouviers adolescents ou pubères à peine, Damœtas et Daphnis, se mettent à chanter les agaceries de la nymphe Galatée, qui jette des pommes au troupeau et au chien de Polyphème, et les coquetteries du cyclope, qui fait semblant à son tour de ne la point voir. […] La traduction même que j’ai donnée est bien impuissante ; car dans le dernier vers du poète, grâce à l’heureuse liaison des mots, c’est à la fois le troupeau qui descend vers la mer de Sicile, et le regard du berger qui s’y dirige insensiblement ; tout cela est dit ensemble : tout va d’un même mouvement vers cette mer et s’y confond. […] Et doucement il me dit, en montrant les dents, d’un regard souriant, et le rire jouait sur sa lèvre. » Au sujet de cette peau qui sent encore la présure, et que je n’ai pas voulu dérober par fausse bienséance, on remarquera que ce sont là des circonstances qui plaisaient aux anciens, bien loin de leur répugner ; ils les recherchaient plutôt volontiers. […] La sensibilité naïve et compatissante qui sait nous intéresser à cette chétive et laborieuse existence, à la pauvreté toujours en éveil dès avant l’aurore, cette expression simple du réel qui rappelle presque le poète anglais Crabbe, mise surtout en regard des richesses de ton où s’est complu l’ami de Phrasidame, montrerait à quel point Théocrite eut véritablement toutes les cordes en lui. […] Dans l’Épitaphe de Bion par Moschus, on retrouve (vers 97) ce même Lycidas de Crète : « Lui qui toujours auparavant était brillant à voir avec le regard souriant, maintenant il verse des pleurs.  » 5.

224. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre premier. Nature et réducteurs de l’image » pp. 75-128

Des becs de gaz s’allumaient çà et là comme des étoiles isolées ; dans l’effacement universel, ils prenaient tout le regard. […] L’image lui paraît « extérieure », placée devant lui, « dans la direction du rayon visuel… Elle a la grandeur et les attributs du modèle ; je distingue ses traits, la coupe de ses cheveux, l’expression de son regard, son costume et tous les détails de sa personne. […] Et cependant leur raison les convainc qu’ils ne courent pas plus de risque que s’ils étaient à terre sur leurs pieds. » En effet, quand le regard plonge tout d’un coup jusqu’au sol, nous nous imaginons subitement transportés et précipités jusqu’en bas, et cette seule image nous glace, parce que, pour un instant imperceptible, elle est croyance ; nous nous rejetons instinctivement en arrière, comme si nous nous sentions tomber en effet. […] Je connais cet état par mon expérience propre, et j’ai répété l’observation un très grand nombre de fois, surtout pendant le jour, étant fatigué, et assis dans un fauteuil ; il me suffit alors de boucher un œil avec un foulard ; peu à peu, le regard de l’autre œil devient vague, et cet œil se ferme. […] Pendant une durée de six à dix minutes, j’avais tendu mon regard vers les montagnes dont la couleur, selon les diverses altitudes et profondeurs, flottait entre le violet, le brun et le vert sombre, et je m’étais en vain fatigué lorsque je cessai et m’en allai.

225. (1861) Cours familier de littérature. XI « LXIIe entretien. Cicéron » pp. 81-159

Un génie apparut à sa nourrice, dit la rumeur antique, et lui prédit qu’elle allaitait, dans cet enfant, le salut de Rome, ce qui signifie que la physionomie et le regard de cet enfant répandaient dans le cœur de sa mère et de sa nourrice on ne sait quel pressentiment de grandeur et de vertu innées. […] ni la garde qui veille la nuit sur le mont Palatin, ni les forces répandues dans toute la ville, ni la consternation du peuple, ni ce concours de tous les bons citoyens, ni le lieu fortifié choisi pour cette assemblée, ni les regards indignés de tous les sénateurs, rien n’a pu t’ébranler ? […] Si mes concitoyens, prévenus d’injustes soupçons, me haïssaient comme ils te haïssent, j’aimerais mieux me priver de leur vue que d’avoir à soutenir leurs regards irrités ; et toi, quand une conscience criminelle t’avertit que depuis longtemps ils ne te doivent que de l’horreur, tu balances à fuir la présence de ceux pour qui ton aspect est un cruel supplice ! […] Osera-t-on la révoquer en doute parce qu’elle échappe à nos sens et qu’elle ne se montre pas à nos regards ? […] Elle s’élevait sur un promontoire d’où le regard embrassait une vaste étendue de mer, tantôt limpide et silencieuse, tantôt écumeuse et murmurante, enceinte par le demi-cercle d’un golfe peuplé de villes maritimes, de temples, de villas romaines, de navires, de barques et de voiles qui en variaient les bords et les flots.

226. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1869 » pp. 253-317

Il en ressort… nous nous regardons… un regard mutuel et profond, où chacun tâte l’autre… Du sang plein la figure, plein l’œil. […] À la représentation du couteau de cuisine qui a servi à tuer la femme, une expression indéfinissable d’un œil qui se voile sous des cils d’albinos : expression sournoise d’un regard clignotant qui regarde, sans vouloir voir. […] Il se promène dans un va-et-vient étroit, tournant autour de la porte d’Auteuil, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il gèle, qu’il neige, insensible aux intempéries, et le regard au ciel, disputant, grommelant, s’emportant dans le vide avec la voix aigre, l’espèce de claquette d’un maniaque. […] Mais le garçonnet ne l’écoute pas, il a le regard égaré au loin, laissant aller devant lui ses deux grands beaux yeux noirs, qui ont des cils longs d’un doigt, des yeux de langueur et de maladie ; et, hiver comme été, il est enveloppé d’un cache-nez, dont le tortillage autour de son cou prend l’apparence gracieuse d’un châle, et lui donne je ne sais quelle voluptueuse mollesse d’une jeune femme aux cheveux coupés. […] chez le premier, une fonction heureuse de la main et de l’œil, en regard du supplice du cerveau du second ; et chez l’un le travail qui est une jouissance et chez l’autre une peine.

227. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Œuvres complètes de Buffon, revues et annotées par M. Flourens. » pp. 55-73

Ainsi parle Linné : et, en regard, il nous faut voir Buffon seul en été à six heures du matin, à Montbard, montant de terrasse en terrasse et en ouvrant les grilles qui fermaient chaque suite de degrés, arrivant ainsi d’un pas seigneurial jusqu’au cabinet d’étude à l’extrémité de ses jardins, et n’en sortant que pour se promener lentement, la tête pleine de conceptions, dans les hautes allées d’alentour, où nul n’oserait le venir troubler. […] On y devine quelque chose de doux dans le regard. […] Quelques erreurs ne doivent pas nous empêcher de lui payer un juste tribut d’admiration, de respect et surtout de reconnaissance ; car les hommes lui devront longtemps les doux plaisirs que procurent à une âme jeune encore les premiers regards jetés sur la nature, et les consolations qu’éprouve une âme fatiguée des orages de la vie en reposant sa vue sur l’immensité des êtres paisiblement soumis à des lois éternelles et nécessaires.

228. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le duc de Rohan — I » pp. 298-315

pour nous, et cependant qui peut être estimée pour son regard, et selon le monde, heureuse. » Et il explique en quoi et en quel sens (un peu païen et antique) cette mort fatale est heureuse pour le héros, une mort sans appréhension, sans douleur, commune à plusieurs grands personnages du passé, et qui laisse l’imagination rêver un avenir de gloire plus grand encore que ce qu’il avait obtenu. […] En face du profil de ce politique pénible et de ce guerrier contentieux, dont le chant de triomphe habituel était forcément une apologie, ne craignons pas de mettre le lumineux contraste pour nous consoler un peu le regard, d’autant que lui-même il a pu s’y arrêter et s’en faire l’application, en se disant : « Ce n’est pas comme moi ! […] » Car, de même, continue Plutarque, que la poésie d’Antimaque et les peintures de Denys, ces deux enfants de Colophon, avec tout le nerf et la vigueur qu’elles possèdent, donnent l’idée de quelque chose de forcé et de peiné, tandis qu’aux tableaux de Nicomaque et aux vers d’Homère, sans parler des autres mérites de puissance et de grâce, il y a, en outre, je ne sais quel air d’avoir été faits aisément et coulamment : c’est ainsi qu’auprès de la carrière militaire d’Épaminondas et celle d’Agésilas, qui furent pleines de labeur et de luttes ardues, celle de Timoléon, si on la met en regard, ayant, indépendamment du beau, bien du facile, paraît à ceux qui en jugent sainement l’œuvre non pas de la fortune, mais de la vertu heureuse.

229. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Madame Swetchine. Sa vie et ses œuvres publiées par M. de Falloux. »

Il est alors comme les monarques de l’Orient dont un regard tire l’esclave de sa poussière et l’y laisse retomber. » « À l’égard des princes, je dirais comme les Protestants pour un plus haut Maître : le service sans le culte. » « La plus dangereuse des flatteries est l’infériorité de ce qui nous entoure. » « C’est prodigieux tout ce que ne peuvent pas ceux qui peuvent tout !  […] Tout cela, je l’avoue, mis en regard des pensées de Mme Swetchine, m’a paru plus vrai, plus naturel, plus vraisemblable, sans mener d’ailleurs nécessairement à des conclusions rigoureuses. […] Si la vie du vieillard a été vertueuse, le long regard jeté par lui sur le passé est plein de douceur ; il contemple tous les éléments, tous les gages d’un immortel et heureux avenir.

230. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Lettres inédites de la duchesse de Bourgogne, précédées d’une notice sur sa vie. (1850.) » pp. 85-102

La moralité à tirer de cette première lettre ne me semblerait pas complète toutefois, si l’on ne mettait en regard une page des plus mémorables de Saint-Simon. […] Chaque partie du visage, à la prendre isolément, pouvait paraître défectueuse ou même laide, et de toutes ces laideurs, de tous ces défauts et de ces irrégularités, ajustées, attachées par la main des Grâces, il résultait je ne sais quelle harmonie de la personne, un ensemble délicieux dont le mouvement et le tourbillon vous ravissaient le regard et l’âme. […] Après cela, je ne demande pas mieux que de conclure avec Mme de Caylus, qui, en admettant le goût de la princesse pour M. de Nangis, se hâte d’ajouter : « La seule chose dont je doute, c’est que cette affaire soit allée aussi loin qu’on le croit, et je suis convaincue que cette intrigue s’est passée en regards, et en quelques lettres tout au plus. » Madame Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans et grand-mère de la duchesse de Bourgogne, disait, au moment de mourir, à Monsieur, à qui elle était suspecte : « Hélas !

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