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529. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre X. Les sociales »

celui qui n’a pas senti, à la première idée de départ, une répugnance invincible, un soulèvement de tout lui que nul raisonnement n’apaiserait, n’avait pas l’âme courageuse. […] Les lettres de Dreyfus, lamentations monotones d’un enfant qui souffre sans comprendre et d’un bourgeois qui, lui aussi, se sent diminué par « le déshonneur légal », te paraissent « admirables ». […] » Il ne sent pas, l’inconscient, que sottise et maladresse peuvent aller jusqu’au sacrilège et que ses doigts grossiers salissent la mémoire de son père. […] Le parnassien est un pharisien ; lui aussi se satisfait à se sentir différent ; il jouit de l’impeccabilité et du relief de sa correction et son expression cherchée laisse voir ce plaisir vaniteux. […] Mais il a souvent le plaisir adroit et haineux de sentir que son épée empoisonnée vient de glisser, précise et meurtrière, au défaut de la cuirasse.

530. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Le père Lacordaire orateur. » pp. 221-240

Dès le début, celui qui avait pour vocation presque naturelle de prêcher la jeunesse du xixe  siècle, cette jeunesse dont il avait été et dont, par l’accent, il ne cessera jamais d’être, se sentit en plein dans son élément. […] Mais qu’importe à l’orateur qui croit, si, moyennant ce procédé même, son auditoire le saisit mieux et lui accorde davantage, si lui-même il sent que sa parole entre et pénètre ! […] À peine établi dans cette chaire de Notre-Dame, il n’avait pas été sans se rendre compte de sa puissance d’action sur son public ; il avait senti qu’il était en voie d’opérer une œuvre, et, selon qu’il l’espérait, une œuvre bénie. […] Et ici l’orateur entre dans des détails familiers auxquels l’oraison funèbre classique (hormis parfois celle de Bossuet) ne nous avait guère accoutumés : Le jeune Drouot s’était senti poussé à l’étude des lettres par un très précoce instinct. […] Tout y est dit d’une manière nette, charmante ; tout y est senti.

531. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Mme du Châtelet. Suite de Voltaire à Cirey. » pp. 266-285

Elle aimait les sciences exactes et s’y sentait poussée par une véritable vocation. […] Hochet, sont touchantes et parfois admirables de ton et de passion ; on y sent, dès les premiers mots, la femme qui aime : Je suis à cent cinquante lieues de votre ami, et il y a douze jours que je n’ai eu de ses nouvelles. […] Mme du Châtelet sent la faute ; elle s’en plaint à d’Argental avec tristesse, avec éloquence : Si un ami de vingt ans lui demandait ce manuscrit, il devrait le lui refuser ; et il l’envoie à un inconnu et prince ! […] Simonide le disait mieux dans des vers dont voici le sens : « La santé est le premier des biens pour l’homme mortel ; le second, c’est d’être beau de nature ; le troisième, c’est d’être riche sans fraude ; et le quatrième, c’est d’être dans la fleur de jeunesse entre amis. » Ces traités où la théorie s’évertue à démontrer les machines et les industries de détail du bonheur, et à inventer à grande peine ce qui naît de soi-même dans la saison, me rappellent encore un joli mot de d’Alembert, et qui ne sent pas trop le géomètre : « La philosophie s’est donné bien de la peine, dit-il, pour faire des traités de la vieillesse et de l’amitié, parce que la nature fait toute seule les traités de la jeunesse et de l’amour. » Il est pourtant des endroits bien sentis dans le traité de Mme du Châtelet : elle y parle dignement de l’étude, qui, « de toutes les passions, est celle qui contribue le plus à notre bonheur ; car c’est celle de toutes qui le fait le moins dépendre des autres ». […] Elle y parle très bien aussi, nudité à part, et d’une manière vive et sentie, de l’amour ; elle le proclame le premier des biens s’il est donné de l’atteindre, le seul qui mérite qu’on lui sacrifie l’étude elle-même.

532. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Balzac. » pp. 443-463

Né en 1799, il avait quinze ans à la chute de l’Empire ; il a donc connu et senti l’époque impériale avec cette clairvoyance et cette pénétration de coup d’œil particulière à l’enfance, et que la réflexion achèvera ensuite, mais dont rien n’égalera la jeune lucidité. […] Ces impressions de l’enfance, ressaisies plus tard dans les jugements ou dans les peintures, s’y font sentir par un fonds d’émotion singulière, et sont précisément ce qui y donne la finesse et la vie. […] M. de Balzac se piquait d’être physiologiste, et il l’était certainement, bien qu’avec moins de rigueur et d’exactitude qu’il ne se l’imaginait ; mais la nature physique, la sienne et celle des autres, joue un grand rôle et se fait sentir continuellement dans ses descriptions morales. […] Pour soutenir cette victoire, pour porter cette vogue, n’en être ni effrayé ni découragé, ne pas défaillir et ne pas abdiquer sous le coup comme fit Léopold Robert, il faut avoir une force réelle, et se sentir arrivé seulement à son niveau. […] On sent d’abord le besoin d’aller s’y retremper, d’aller se jeter dans quelque lecture limpide et saine au sortir des Parents pauvres, — de se plonger dans quelque chant de Milton, in lucid streams , dans les purs et lucides courants , comme dit le poète.

533. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boullée. (1848.) » pp. 407-427

On aime à revoir les lieux qu’on a habités dans son enfance… Je crois rajeunir en quelque manière ; je crois voir renaître ces jours précieux, ces jours irréparables de la jeunesse… On est assez embarrassé d’avoir à citer avec d’Aguesseau, car rien en particulier n’est original, ni bien vif, ni bien neuf, et il convient d’attendre et de prolonger la lecture jusqu’à ce que l’affection dont j’ai parlé opère ; mais alors l’agrément se fait sentir, un agrément honnête et sûr, et salubre. […] Cette paresse a besoin d’explication quand le mot s’applique à un homme aussi constamment et aussi diversement laborieux que l’était d’Aguesseau ; mais je crois qu’il la faut prendre dans le sens de lenteur de tempérament, d’absence de verve et de longueur de phrases, ce qui est incontestable quand on lit d’Aguesseau ; on sent qu’il a dû passer bien du temps à limer, à polir ce qui paraît encore un peu traînant à la lecture, et qu’aussi il s’est amusé à bien des études d’inclination et de fantaisie qui peuvent ressembler à de la paresse aux yeux des hommes d’action et d’affaires. […] Dans la belle lettre à M. de Valincour sur l’incendie d’une bibliothèque, et où il cite tant Cicéron, il parle d’Astrée, c’est-à-dire de Mme la chancelière elle-même, célébrée sous ce nom par M. de Valincour dans je ne sais quelle idylle qui sentait son âge d’or. […] Tout le tissu du discours est rempli et comme nuancé de ces distinctions morales si senties et si touchantes. […] On peut juger que la philosophie du temps ne trouvait guère son compte avec lui, et qu’elle frémissait souvent d’impatience et de colère de se sentir ainsi contenue.

534. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Charles Perrault. (Les Contes des fées, édition illustrée.) » pp. 255-274

Daunou) ; je ne vois rien dans cette activité de Perrault qui sente le corrupteur ; je ne vois pas plus en lui le courtisan qu’en bien d’autres de ce temps-là, qu’en Racine et en Boileau même. […] Il fallut que le savant Huet le rappelât à la modération, et lui fît sentir qu’il ne représentait pas à lui seul toute l’Antiquité. […] Notez qu’une des premières conditions qu’il convient aux modernes d’apporter dans cette dispute (et Perrault le sent bien), c’est le dégagé. […] Perrault sent bien, au reste, toute la portée de ce qu’il entreprend. […] Boileau sent les hérésies de Perrault en matière de poésie et s’en irrite.

535. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Boileau. » pp. 494-513

Nous fîmes alors ce qu’il était naturel de faire ; nous prîmes les œuvres de Boileau en elles-mêmes : quoique peu nombreuses, elles sont de force inégale ; il en est qui sentent la jeunesse et la vieillesse de l’auteur. […] Mais à voir l’ensemble, comme on sent bien que ce personnage vivant était le contraire du triste et du sombre, et point du tout ennuyeux ! […] — Et dans ces noms qui suivent, et qui ne semblent d’abord qu’une simple énumération, quel choix, quelle gradation sentie, quelle plénitude poétique ! […] Mais, même les choses étant telles, que ceux du moins qui se sentent en eux quelque part du bon sens et du courage de Boileau et des hommes de sa race, ne faiblissent pas. […] Et pourtant il y a la race encore de ceux qui, voyant ce faux et ce convenu hypocrite, n’ont pas de cesse que, sous une forme ou sous une autre, la vérité, comme ils la sentent, ne soit sortie et proférée.

536. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le président de Brosses. Sa vie, par M. Th. Foisset, 1842 ; ses Lettres sur l’Italie, publiées par M. Colomb, 1836. » pp. 85-104

Né à Dijon le 7 février 1709, d’une ancienne et noble famille originaire de Savoie, et qui n’avait pris la robe qu’après avoir porté l’épée, le jeune de Brosses fit des études brillantes en sa ville natale, qui avait alors toutes ses ressources au complet, et qui sentait de tout point sa capitale. […] De Brosses le sentait bien, et, dans son voyage d’Italie, voyant à quels détails sa recherche le conduisait, il se disait qu’il tournait le dos au goût du siècle, et peut-être à celui de l’avenir : Tout ce qui est du ressort de la littérature, disait-il (prenant ici la littérature comme on l’entendait du temps de Casaubon), n’est plus guère du goût de notre siècle, où l’on semble vouloir mettre à la mode les seules sciences philosophiques, de sorte que l’on a quasi besoin d’excuses quand on s’avise de faire quelque chose dans un genre qui était si fort en vogue il y a deux cents ans. […] » Il sent qu’on est, par ennui, à la veille d’une réaction ; que les Hollandais et les Flamands, non pas seulement les plus grands comme Van Dyck et Rubens, mais ceux d’une moindre manière, vont l’emporter et prendre le dessus dans l’estime : « Ne serait-ce pas l’extrême platitude du coloris de nos peintres français qui aurait contribué à jeter notre goût dans l’excès opposé ?  […] Ce goût gothique, il ne l’a pas étudié, et il ne le sent pas. […] On sent bien que je cause avec le président de Brosses, ou plutôt que je le fais causer devant nous, et que je ne prétends pas analyser son voyage.

537. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1880 » pp. 100-128

Dans cette grande ville inconnue, sans relations aucunes, sans une lettre de recommandation, sans même la connaissance de la langue qu’on y parle, il se sent tout à coup pris d’un immense découragement, au milieu duquel il s’endort. […] * * * — Dans Gavarni et L’Art du dix-huitième siècle, j’ai écrit l’histoire du grand art que je sentais. […] J’ai senti qu’un lien, parfois desserré, mais inextricablement noué, nous attachait secrètement l’un à l’autre. […] Nous étions à quatre heures, à Croisset, dans cette triste maison, où je ne me suis pas senti le courage de dîner. […] Qu’il le veuille ou qu’il ne le veuille pas l’aristo perce dans chaque parole du démocrate, et parle-t-il de Gambetta, qu’il dénomme le prince de la goujaterie, on sent tout le dédain de l’homme bien né pour le fils de l’épicier de Cahors, et pour tous les côtés roturiers du parvenu.

538. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Charles Baudelaire  »

Baudelaire, qui les a cueillies et recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs du mal étaient belles, qu’elles sentaient bon, qu’il fallait en orner son front, en emplir ses mains, et que c’était là la sagesse. […] Figurez-vous cette langue, plus plastique encore que poétique, maniée et taillée comme le bronze et la pierre, et où la phrase a des enroulements et des cannelures, figurez-vous quelque chose du gothique fleuri ou de l’architecture moresque appliqué à cette simple construction qui a un sujet, un régime et un verbe ; puis, dans ces enroulements et ces cannelures d’une phrase, qui prend les formes les plus variées comme les prendrait un cristal, supposez tous les piments, tous les alcools, tous les poisons, minéraux, végétaux, animaux ; et ceux-là, les plus riches et les plus abondants, si on pouvait les voir, qui se tirent du cœur de l’homme : et vous avez la poésie de Baudelaire, cette poésie sinistre et violente, déchirante et meurtrière, dont rien n’approche dans les plus noirs ouvrages de ce temps qui se sent mourir. […] Prenez les diverses spécialités de sujets que Baudelaire admet à ses expériences, le récit « du littérateur », où vous trouvez, par exemple, des caricatures et des contorsions d’imagination comme celles-ci : « Vous vous sentirez vous évaporant, et vous attribuerez à votre pipe (dans laquelle vous vous sentez accroupi et ramassé comme le tabac), l’étrange faculté de vous fumer  » ; prenez le récit de La Dame un peu mûre, et dites si tout cela n’est pas d’un comique dont le haschisch n’est que l’occasion, et d’un comique d’autant plus piquant qu’il est… hypocrite. […] Je n’ai guères parlé jusqu’ici que de celui qui appartient plus particulièrement à Baudelaire : le livre qui traite du haschisch ; l’autre, qui traite de l’opium et dont le paradis est bien inférieur au paradis du premier, a été traduit ou du moins très inspiré de Quincey, un vieux mangeur d’opium qui fut poète dans le temps en Angleterre, et qui n’avait pas assez de sa poésie, sans doute, pour s’enivrer et se sentir vivre. […] Otez de ce livre de Quincey, que Baudelaire invente et vante, quelques fragments où le traducteur se sent par-dessus le traduit, par exemple : Les Trois NotreDames de tristesse, dont le développement allégorique est très beau et très poignant, et vous n’avez plus dans ce mangeur d’opium, — qui est plus intéressant quand il parle de lui sans opium que quand il s’en bourre des huit mille gouttes, — vous n’avez plus qu’un humouriste, hâve et déformé, du pays des humouristes noirs.

539. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Jean Richepin »

On sent, sous l’imitation, une nature, — et il faut le lui rappeler aujourd’hui, car M.  […] Il a, comme eux, ce je ne sais quoi, impossible à déterminer et même à nommer, mais qu’on sent dans les profondeurs de l’âme maîtrisée… Les poètes qui diffèrent le plus de ce dernier venu par le sujet de leurs chants, lui ressemblent par cela seul qui les fait poètes. […] On ne discute point un accent ; on le sent ou on ne le sent pas… Je vous montre un chêne, — un vrai chêne. […] Le Trissotin était monté jusqu’au Satan, et l’ensorcellement de son talent si formidable, que, quand on lit ses vers, sa rage et ses rugissements contre Dieu et sa création et l’ordre du monde n’apparaissent plus comme la plus insensée des folies, et qu’on sent avec épouvante passer en soi comme le frisson partagé des colères du Sacrilège ! […] Cet effrayant négateur de l’absolu est dévoré par l’absolu du désespoir… et pour lui comme pour tous les poètes, c’est la douleur, qu’elle soit réelle et sentie ou simplement imaginaire, qui donne aux cris de ses vers leur toute-puissance.

540. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre XV. »

ils ont senti ton retour, atteints au cœur de ta flamme. […] » Ceci n’est rien sans doute, quand le charme des vers a disparu, quand l’harmonie s’est envolée ; et toutefois, on y sent cette grâce naturelle, cette vérité vive qui charmait Fénelon. […] Qu’en effet Catulle, ou par un jeu d’esprit, ou par déférence officielle pour une fêle qui revenait à Rome au mois d’août chaque année, ait composé un hymne à Diane, nous y sentirons, sinon la même ironie, du moins la même froideur que dans quelques odes demi-religieuses d’Horace. […] Nul amour jamais ne réunit deux âmes par un accord tel que le sent Thétis, tel que le sent Pélée. […] Courez, fuseaux, courez en tissant vos trames181. » Avec la majesté de l’hexamètre latin, on sent ici le souffle de la muse grecque, et aussi comme un reste de la barbarie première dans l’image de Polyxène immolée sur le tombeau d’Achille.

541. (1904) Propos littéraires. Deuxième série

On ne tient vraiment qu’à soi, on ne tient à une idée ou à un sentiment que quand cette idée ou ce sentiment est bien à soi, quand on la sent ou quand on le sent bien véritablement sorti du fond de soi-même. […] Il les sent inaccessibles à notre vue faible, et il aime à les sentir ainsi. […] On sent l’homme qui estime que la pensée de M.  […] Il est d’un homme de trente ans qui veut gouverner la terre par la pensée et par la parole ; et, notez ce point, il est déjà, par-ci par-là, d’un sophiste qui sent le rhéteur ou d’un rhéteur qui sent le sophiste, et en même temps d’un poète qui sent un peu le… Talma. […] « Tout savant sent le cadavre », a dit joliment quelqu’un dont M. 

542. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — G — article » pp. 406-407

Il les a classés & mis dans le jour le plus propre à en faire sentir la valeur, la force, l’énergie, & les diverses acceptions qui les distinguent. […] Beauzée a donné une nouvelle édition des Synonymes de M. l’Abbé Girard, où il en a ajouté quelques-uns de sa façon, sans parvenir à autre chose, qu’à faire sentir que son modele est inimitable.

543. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — [M. de Latena, Étude de l’homme.] » pp. 523-526

Pourtant, comme la diversité des esprits jusque dans les mêmes genres est infinie, comme la bonne foi et la sincérité en chacun est le grand secret pour tirer de sa nature tout ce qu’elle renferme, il y a moyen toujours, en ne disant que ce qu’on a senti, en n’écrivant que ce qu’on a observé, d’ajouter quelque chose peut-être à ce que les maîtres lumineux et perçants de la vie humaine ont déjà embrassé, ou du moins de faire en sorte que le lecteur soit ramené sur les mêmes chemins et vers les mêmes vues sans fatigue et sans ennui. […] … Le seul livre que j’aie constamment médité est celui qui est ouvert à tous, c’est-à-dire l’homme agissant sous les influences qui le dominent sans cesse, ses intérêts et ses passions ; et si quelquefois j’ai jeté un coup d’œil rapide sur La Bruyère et sur La Rochefoucauld, je ne l’ai fait que pour être certain de ne pas laisser de simples réminiscences se glisser parmi mes propres observations. » De cette manière de composer il est résulté quelquefois, en effet, que le lecteur, familier avec les écrits soit de Sénèque, soit de La Rochefoucauld et de La Bruyère, soit de Massillon, de Montesquieu et du comte de Maistre, sent se réveiller en lui des traces de pensées connues, en lisant tel passage de M. de Latena. […] On sent avec lui l’observateur de bonne foi et, si je puis dire, de la probité dans le moindre détail.

544. (1874) Premiers lundis. Tome I « Hoffmann : Contes nocturnes »

Pour moi, il me semble que ces hommes, doués d’une seconde vue, sont assez semblables à ces chauves-souris en qui le savant anatomiste Spallanzani a découvert un sixième sens plus accompli à lui seul que tous les autres… Ce sixième sens, si admirable, consiste à sentir dans chaque objet, dans chaque personne, dans chaque événement, le côté excentrique pour lequel nous ne trouvons point de comparaison dans la vie commune et que nous nous plaisons à nommer le merveilleux… Je sais quelqu’un en qui cet esprit de vision semble une chose toute naturelle. […] Aussi personne jusqu’ici, ni critique, ni poète, n’a-t-il senti et expliqué à l’égal d’Hoffmann ce que c’est qu’un artiste. […] Aussi, dès qu’il se borne à peindre l’art et les artistes dans ce moyen âge, où il y avait du moins harmonie et stabilité pour les âmes, quelque chose de calme, de doré et de solennel succède aux délirantes émotions qu’il tirait des désordres du présent ; depuis l’atelier de maître Martin le tonnelier, qui est un artiste, jusqu’à la cour du digne landgrave de Thuringe, où se réunissent autour de la jeune comtesse Mathilde, luth et harpe en main, les sept grands maîtres du chant, partout dans cet ordre établi, on sent que le talent n’est plus égaré au hasard, et que l’œuvre de chacun s’accomplit paisiblement ; s’il y a lutte encore par instants dans l’âme de l’artiste, le bon et pieux génie finit du moins par triompher, et celui qui a reçu un don en naissant ne demeure pas inévitablement en proie au tumulte de son cœur.

545. (1875) Premiers lundis. Tome III «  La Diana  »

On a pourtant souffert dans ce pays de Saint-Étienne autant et plus que dans d’autres depuis deux années ; l’industrie y a traversé une pénible crise ; mais on a eu la force de souffrir sans s’irriter, sans accuser le gouvernement qu’on savait attentif et plein de sollicitude les plaintes étaient patientes, elles sentaient qu’elles arrivaient en lieu sûr, et personne n’eût dit ce mot injuste : « Ah ! […] Ce que je vais dire n’est pas un conte : je sais telle grande ville de province, siège de Facultés, dont la Bibliothèque possède un manuscrit d’Alfieri ; un jeune homme demande à le consulter : le bibliothécaire, gardien du trésor, s’effraie à cette seule demande : « Je puis bien vous le montrer, répond-il ; prenez le chiffre du format, le nombre de pages, si vous le voulez ; parcourez-le même, mais je ne puis vous en laisser copier une ligne. » Et pendant tout le temps que le manuscrit était en main, le malheureux homme en peine était là tournant, rôdant autour du pauvre curieux qui se sentait lui-même sur les épines de se voir ainsi épié. […] Une idée utile et toute pratique, une chaleureuse et patriotique étincelle, c’est ce que nous nous sommes plu à relever dans un discours, spirituel assurément, mais qui n’aurait pas été remarqué à ce degré s’il n’avait été l’expression de convictions senties, et s’il n’était venu à la suite et en compagnie d’actions nées du cœur.

546. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre VI. De l’envie et de la vengeance. »

Mais le mal que l’envieux sait causer, ne lui compose pas même un bonheur selon ses vœux ; chaque jour, la fortune ou la nature, lui donne de nouveaux ennemis ; vainement il en fait ses victimes, aucun de ses succès ne le rassure, il se sent inférieur à ce qu’il détruit, il est jaloux de ce qu’il immole ; enfin, à ses yeux mêmes, il est toujours humilié, et ce supplice s’augmente par tout ce qu’il fait pour l’éviter. […] L’occupation où l’on est de son ressentiment, l’effort qu’on fait sur soi pour le combattre remplit la pensée de diverses manières ; après s’être vengé, l’on reste seul avec sa douleur, sans autre idée que la souffrance ; vous rendez à votre ennemi, par votre vengeance, une espèce d’égalité avec vous ; vous le sortez de dessous le poids de votre mépris, vous vous sentez rapprochés par l’action même de punir ; si l’effort que vous tenteriez pour vous venger était inutile, votre ennemi aurait sur vous l’avantage qu’on prend toujours sur les volontés impuissantes, quelle qu’en soit la nature et l’objet : tous les genres d’égarement sont excusables dans les véritables douleurs ; mais ce qui démontre cependant combien la vengeance tient à des mouvements condamnables, c’est qu’il est beaucoup plus rare de se venger par sensibilité, que par esprit de parti ou par amour propre. […] La France ne peut être sauvée que par ce moyen, et les partisans de la liberté, les amateurs des arts, les admirateurs du génie, les amis d’un beau ciel, d’une nature féconde, tout ce qui sait penser, tout ce qui a besoin de sentir, tout ce qui veut vivre, enfin, de la vie des idées, ou des sensations fortes, implore à grands cris le salut de cette France.

547. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Avertissement »

« Bien écrire, c’est penser ou sentir quelque chose qui vaille la peine d’être dit, et le dire précisément comme on le pense ou comme on le sent. […] C’est de cette manière, ajouta-t-elle, que je lui ai montré, et vous avez vu les jolies lettres qu’il a faites.” » Ainsi conduit et dirigé, en effet, l’enfant, après plusieurs épreuves, sentira, tirera lui-même cette conclusion, « que le principal, pour bien écrire, est d’exprimer clairement et simplement ce que l’on pense ».

548. (1911) La valeur de la science « Introduction »

Il semble que j’abuse des mots, que je réunis ainsi sous un même nom deux objets qui n’ont rien de commun ; que la vérité scientifique qui se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui se sent. […] Autant demander si celui qui a vu, peut devenir aveugle et ne pas sentir la nostalgie de la lumière. […] Non, sans doute, une réalité complètement indépendante de l’esprit qui la conçoit, la voit ou la sent, c’est une impossibilité.

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