Pour faire cette opération d’une main plus sûre, pour que l’œil ne soit pas troublé et prenne une vue exacte des choses, il sera bon d’attendre, après avoir écrit, que l’effervescence de la composition soit calmée, que l’esprit soit reposé, que d’autres occupations aient rafraîchi les idées et changé leur cours.
Ce sont bien des confidences, en effet, ces poèmes où le rythme semble dérouler tout ce qui, dans la nature, souffre, s’effraie et s’atténue : l’automne et les suprêmes parfums passant dans le sillage des départs ailés ; les couchants dont des nuages en fuite pansent la gloire meurtrie ; les yeux stagnants des vieilles résignant, songe à songe, leur vie ; les vaisseaux que cerne la brume marine ; les pleurs que font tinter dans l’air les clochers exhalant l’Angélus ; — et la mélancolie du Désir, nostalgique et toujours inassouvi, qui supplante aux fins de l’étreinte la fougue lassée du déduit.
La langue est aussi trop facile, trop quelconque ; on voit là des marquises avoir « l’œil sympathique et fin », par exemple, et ne pas craindre de se servir, à la rime, de l’adjectif « incontestable ».
Farouche, vénérant, sous leurs affronts infâmes, Tes malheurs, Je baiserai tes pieds, France, l’œil plein de flammes Et de pleurs.
Psyché, de cette cène où s’éveilla ton âme, Tes yeux noirs regardaient avec étonnement, Sur le front de l’époux tout transpercé de flamme, Je ne sais quel rayon d’un plus pur élément : C’était l’ardent brasier qui consume la vie, Qui fait la flamme ailleurs, le charbon ici-bas !
combien frémira son ombre épouvantée, Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée, Contrainte d’avouer tant de forfaits divers, Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers !
Et cette demoiselle de Sens, qui fait égorger par son garde-chasse un pauvre paysan qui chaumait dans les champs un jour avant la permission elle verra à toute éternité couler sous ses yeux le sang de ce malheureux. — À toute éternité, c’est bien longtemps.
Pendant qu’il parle ainsi sans discontinuer, d’une voix claire, les yeux baissés, une espèce de sourire vague à sa bouche (assez gracieux dans son dédain) annonce cette profonde et douce satisfaction, cette intime et parfaite certitude qu’il a de lui-même. […] Quel joli portrait de lui on ferait, onctueux, brillant, transparent, avec son œil clair et félin, miroir de l’âme ! […] Tel j’étais dès mon arrivée, et ces idées que la nature m’avait données toutes faites, l’âge n’a fait que me les confirmer chaque jour. » En parlant de Corneille, il demande pardon à son ami Cousin qui vient de sortir : « … Mais mon ami Cousin, ajoute-t-il, dit souvent bien des folies ; il ferme les yeux, et il s’imagine qu’il voit des statues. […] On ne rend pas assez de justice à cette histoire ; peu de gens la lisent comme il faut, en détail, les cartes sous les yeux ; ce n’est pas là un de ces livres dont on prend idée en le parcourant. — Thiers est à cette date (février 1848) dans la plénitude de sa maturité et de son développement ; et il a gardé toute la vivacité de la jeunesse. […] Nous autres dits romantiques, ce brave André Chénier en tête, nous avons essayé de pratiquer cette grande manière d’art, selon nos forces, et nous sommes restés aux yeux du grand nombre bizarres.
Benjamin Constant, sous le coup de cette note, commençant son discours quelques heures après, était obligé de dire pour exorde : « Il eût été à désirer que le premier projet de loi soumis à la discussion du Tribunat eût pu être par lui adopté ; la malveillance n’aurait pas le prétexte de dire que cette enceinte est un foyer d’opposition… » J’ai eu sous les yeux des lettres qui prouvent à quel point Benjamin Constant et son monde, au moment où ils ouvraient les hostilités, furent sensibles eux-mêmes à de si promptes représailles. […] Cette vie qu’on menait au Bois-Roussel a été décrite assez vivement et avec assez de relief par un témoin ou du moins par le fils d’un voisin de terre66 ; ces sortes de descriptions d’intérieur sont trop délicates pour pouvoir être reprises à distance par ceux qui n’en ont pas vu de leurs yeux quelque chose. […] « Pour Roederer, disait-il, je lui crois trop d’activité dans l’esprit pour être un grand administrateur, et peut-être même pour être constant dans ses affections. » Le correctif et le complément nécessaire de ces Mémoires de Joseph seraient dans les Conversations inédites de Napoléon avec Roederer sur Joseph lui-même, conversations que j’ai eues sous les yeux.
Tout homme qui a assisté à de grandes choses est apte à faire des mémoires, mais à une condition, c’est qu’il ne les fasse que sur ce qu’il a vu, vu de ses propres yeux, observé de particulier et de précis, laissant à d’autres plus ambitieux ou mieux doués la prétention ou la gloire des tableaux, des histoires et descriptions générales. […] Ils se tromperont ; ce que je rapporte est très vrai : les gens honnêtes, les bons citoyens gémirent, en 1793, d’être forcés d’assister aux luttes de ces hommes de sang, qui, en nous déshonorant aux yeux des nations civilisées, finirent par mettre le comble à leurs forfaits en assassinant un prince vertueux, qui ne pouvait être accusé que d’une seule chose, de ne pas savoir défendre sa couronne, et de n’avoir pas assez de tête pour présider à la réforme d’un passé gros d’abus et de haines. […] Les paroles du général font une impression profonde sur les imaginations ; ses actes sont d’un souverain plus que d’un chef d’armée, il y avait déjà habitué ses troupes dans la campagne d’Italie ; il s’exerce plus que jamais à ce rôle pendant toute l’expédition d’Égypte : il y fait son expérience et comme sa répétition de souveraineté et d’empire, à huis clos, dans cet Orient où il est enfermé, et loin de l’Europe qui a les yeux sur lui, mais dont un rideau magique le sépare.
Aux tendres soins qu’il prodigua au malade pendant toute la crise, personne n’eut pu deviner la suite, et un témoin oculaire disait à l’ambassadeur de Florence, quelques jours après, que « voir le prince dans son lit, la pâleur de la mort sur le visage, avait été certes un sujet de grande compassion, mais que voir le roi servir incessamment son fils, les yeux remplis de larmes, avait été un spectacle à faire pleurer les pierres. » Chacun, au reste, rivalisa de soins et de zèle ; à cette époque, il est bien clair que ni son père ni personne dans l’État ne désespérait encore du moral du jeune prince âgé de dix-sept ans, et ce fut, par toute l’Espagne, à qui ferait des vœux et des dévotions extraordinaires pour obtenir du Ciel sa guérison et son salut. […] Il a les cheveux bruns et lisses, la tête médiocre, le front assez peu élevé, les yeux gris, les lèvres moyennes, le menton un peu long, la figure très-pâle. […] Évitons, dans l’art sérieux, de rendre trop sensible le divorce entre la poésie et la vérité ; la première ne peut qu’y perdre et se décréditer à vue d’œil.
Tout ce qui a passé et défilé sous nos yeux depuis trente-cinq ans en fait de mœurs, de costumes, de formes galantes, de figures élégantes, de plaisirs, de folies et de repentirs, tous les masques et les dessous démasqués, les carnavals et leur lendemain, les théâtres et leurs coulisses, les amours et leurs revers, toutes les malices d’enfants petits ou grands, les diableries féminines et parisiennes, comme on les a vues et comme on les regrette, toujours renaissantes et renouvelées, et toujours semblables, il a tout dit, tout montré, et d’une façon si légère, si piquante, si parlante, que ceux même qui ne sont d’aucun métier ni d’aucun art, qui n’ont que la curiosité du passant, rien que pour s’être arrêtés à regarder aux vitres, ou sur le marbre d’une table de café, quelques-unes de ces milliers d’images qu’il laissait s’envoler chaque jour, en ont emporté en eux le trait et retenu à jamais la spirituelle et mordante légende. […] Cette géométrie première, qu’il poussera plus tard jusqu’à la science, lui servit de tout temps à mieux saisir les disproportions et les désaccords ; il eut de bonne heure, comme on dit, le compas dans l’œil. […] Gavarni littérateur a écrit d’autres choses que ses légendes, et j’ai sous les yeux, en épreuves, un petit recueil projeté et non publié, se composant des divers morceaux qu’il a insérés çà et là, et qui devaient paraître réunis sous ce titre : Manières de voir et façons de penser.
Auguste Colbert, dès vingt-trois ans, était en pleine lumière, et il y resta ; il ne cessa de combattre sur une scène en vue, sous l’œil de César, en soldat de la grande armée, et sa mort sur le champ de bataille illustrait à jamais aux yeux de la patrie. […] Les prisonniers sont introduits dans la place, sous l’escorte d’un détachement de cavalerie, les yeux bandés d’un mouchoir. […] Plus loin, à Badajoz. ils entrèrent les yeux bandés comme à Ciudad-Rodrigo.
Si parfois de mon sein s’envolent mes pensées, Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées ; S’il me plaît de cacher l’amour et la douleur Dans le coin d’un roman ironique et railleur ; Si j’ébranle la scène avec ma fantaisie, Si j’entre-choque aux yeux d’une foule choisie D’autres hommes comme eux, vivant tous à la fois De mon souffle, et parlant au peuple avec ma voix ; Si ma tête, fournaise où mon esprit s’allume, Jette le vers d’airain, qui bouillonne et qui fume, Dans le rhythme profond, moule mystérieux, D’où sort la Strophe, ouvrant ses ailes dans les cieux ; C’est que l’amour, la tombe, et la gloire, et la vie, L’onde qui fuit, par l’onde incessamment suivie, Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal, Fait reluire et vibrer mon âme de cristal, Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore Mit au centre de tout comme un écho sonore ! […] Littérairement, d’ailleurs, nous nous sommes dit qu’écrire ces détails sur un homme bien jeune encore, sur un poëte de vingt-neuf ans, à peine au tiers de la carrière qu’il promet de fournir, ce n’était, pour cela, ni trop tôt ni trop de soins ; que ces détails précieux qui marquent l’aurore d’une belle vie se perdent souvent dans l’éclat et la grandeur qui succèdent ; que les contemporains les savent vaguement ou négligent de s’en enquérir, parce qu’ils ont sous les yeux l’homme vivant qui leur suffit ; que lui-même, avec l’âge et les distractions d’alentour, il revient moins volontiers sur un passé relativement obscur, sur des souvenirs trop émouvants qu’il craint de réveiller, sur des riens trop intimes dont il aime à garder le mystère ; et qu’ainsi, faute de s’y être pris à temps, cette réalité originelle du poëte, cette formation première et continue, dont la postérité est si curieuse, s’évanouit dans une sorte de vague conjecture, ou se brise au hasard en quelques anecdotes altérées. […] Hugo n’y comprenait rien : il fallut lui expliquer que, dans le temps, sa lettre avait été décachetée à la poste, et mise le soir même sous les yeux du roi Louis XVIII, comme c’était l’usage pour toutes les révélations de quelque importance .
« C’est un legs précieux, honorable, sacré… J’avais perdu par une goutte sereine un œil dans la guerre d’Amérique ; de longs travaux avaient affaibli l’autre ; les médecins me menaçaient de le perdre, si je l’exerçais trop. […] La sérénité rentrée dans mon âme se peignit bientôt dans mes regards, et je vois déjà dans les yeux de ceux que j’appelais mes ennemis un étonnement et un sentiment de regret, de honte et de compassion bienveillante qui va presque à l’admiration et au respect… je suis heureux, bien heureux. […] Je ne sais si je m’abuse, mais un tel trait bien simple, si on l’omettait quand on en a connaissance, ferait faute au portrait du moraliste, et l’on n’aurait pas tout entier devant les yeux l’auteur de l’Essai sur la Bienveillance.
Il devait le dérober aux yeux du roi et des courtisans jusqu’à la fin de ce règne. […] Madame de Maintenon, tremblant de se compromettre aux yeux du roi, se hâta de désavouer ses amis et de retirer ses faveurs. […] Il représenta au roi que la première dignité à ses yeux était la tendresse qui l’attachait à son petit-fils, et qu’il ne changerait volontairement contre aucune autre. « Non, lui répondit avec bonté Louis XIV, j’entends que vous restiez en même temps précepteur de mon petit-fils.
Molière est placé, à nos yeux, tellement au-dessus de toute cette foule de masques oubliés, que c’est presque une profanation que de l’y mêler lors même qu’on veut seulement marquer son point de départ. […] Il est difficile, si l’on n’a pas l’œuvre de Cicognini sous les yeux, de se rendre compte de la transformation que Molière lui a fait subir. […] Nous avons sous les yeux l’édition de Venise, Appresso Fabio e Agostino Zoppini fratelli, 1587.
Dans ce flot de rythmes et cet éblouissement d’images, l’oreille et les yeux font illusion à l’esprit, et c’est même la séduction de cette pièce, de surprendre le goût avant qu’il ait fait ses réserves. […] Ses yeux s’ouvrirent pour la première fois à cette splendide lumière du ciel de l’Orient, où toute chose forme tableau, où tout poète est peintre. […] Que dire de la Jeune Captive, et des beautés vengeresses de ces ïambes, qu’il envoyait à son père, de la prison de Saint-Lazare, avec son linge, écrits sur de petites bandes de papier enroulées, d’une écriture si serrée et si fine, qu’il fallait les yeux paternels pour les lire ; que dire des dernières tendresses et des dernières colères de ce cœur si passionné et si haut, sinon que le poète charmant des Élégies et des Idylles prenait l’essor d’un grand poète, au moment où le geôlier de Saint-Lazare vint le chercher pour l’échafaud !
avec quels yeux ? […] Le cœur, l’instinct, peuvent la guider, mais non la rendre inutile ; ils peuvent diriger le regard, mais non remplacer l’œil. […] À mes yeux au contraire, c’est la connaissance qui est le but, et l’action qui est le moyen.
Une chapelle bâtie et ornée à leur gré ressemble à une salle de théâtre, tant le bariolage des couleurs, l’éclat des marbres et des dorures, la profusion des statues sont calculés pour frapper et éblouir les yeux ! […] Aux catholiques l’habitude de s’adresser à l’imagination ; le goût des pompes théâtrales et des arts qui parlent aux yeux ; un style volontiers sensuel, coloré, voluptueux. […] Et qu’on ne cite pas Jean-Jacques comme une exception ; Jean-Jacques, il faut toujours s’en souvenir, est un protestant qui a été catholique ; un genevois qui, dans la mystique Savoie, à l’âge où l’âme garde, comme une cire molle, toutes les impressions, a pris part aux solennités de l’Eglise romaine ; il a suivi le lent déroulement des processions sous les arceaux des cathédrales ; il a respiré la fumée enivrante de l’encens ; il a rempli ses yeux d’un spectacle doux à la vue et son cœur d’une doctrine plus tendre que forte, plus féminine que virile.