Ce pauvre Don Quichotte, répétant les exploits des anciens chevaliers avec une si parfaite bonne foi et une candeur si unique, donne jour à une telle variété de rencontres et d’aventures, — l’écuyer Sancho, dès la seconde sortie, accompagne et double si grotesquement son maître, avec ce perpétuel contraste de demi-bon sens et de demi-bêtise qui ne feront que s’accroître et se solidifier en avançant, — l’auteur, par des stations ménagées à propos, sait si naturellement entremêler d’autres récits et nous intéresser, chemin faisant, par les côtés passionnés et romanesques de notre nature, — il profite si justement et avec une si légitime hardiesse des instants lucides de son héros qui n’extravague que sur un point, pour le faire noblement et fermement discourir des matières que lui-même avait le plus à cœur de traiter, — tout cet ensemble vit, marche, se déduit si aisément, d’un cours si large, si abondant, et avec une telle richesse de développements imprévus et d’embranchements inépuisables, qu’on est bien réellement en plein monde, en plein spectacle, en plein air sous le ciel, qu’on nage dans un courant de curiosité humaine de tous côtés excitée et satisfaite, et que rien ne sent ni ne rappelle l’application critique et satirique née dans le cabinet. […] Le commun des malins, en bien des matières, se contente, comme Sancho, d’admettre un tiers ou un quart de la grosse absurdité, — assez encore pour qu’elle subsiste. […] La religion et les matières d’État sont absentes de son livre, et tel qu’on le connaît, dans l’habitude de la vie, il ne s’en occupait pas.
Tous les grands conquérants, les illustres guerriers fondateurs d’empire, ont été dans tous les temps matière à épopée, c’est-à-dire à des récits plus ou moins merveilleux, lesquels, accueillis, grossis par la bouche des peuples, colportés par des chanteurs toujours écoutés : Pugnas et exactos tyrannos Densum humeris bibit aure vulgus, se sont quelquefois résumés et fixés en œuvre durable sous la main d’un poëte de génie. […] La quantité de préludes que nous entendons, la riche matière poétique qu’on broie à l’envi sur ce sujet, au lieu de préparer l’œuvre finale, ne la rendent-ils pas plus difficile ? […] Ses réflexions sur cette matière technique, et qui lui était tout à fait étrangère avant l’ouvrage actuel, sont pleines de finesse et d’intention d’artiste.
Des cellules, constituées par une membrane et par un ou plusieurs noyaux, sont semées dans une matière granuleuse, sorte de pulpe mollasse ou de gelée grisâtre composée de noyaux et d’innombrables fibrilles ; ces cellules se ramifient en minces prolongements qui probablement s’unissent avec les fibres nerveuses, et l’on suppose que par ce moyen elles communiquent entre elles et avec les parties blanches conductrices. […] L’hétérogénéité apparente serait moins alors dans la nature même de l’agent physique que dans les fonctions de l’instrument physiologique qui forme les sensations ; de sorte qu’en transportant, par une fausse attribution, les dissemblances de l’effet à la cause, on aurait en réalité classé les phénomènes médiateurs par lesquels nous avons conscience des modifications de la matière, plutôt que l’essence même de ces modifications… Tous les phénomènes physiques, quelle que soit leur nature, semblent n’être au fond que les manifestations d’un seul et même agent primordial ». […] Voir aussi les deux admirables chapitres de Stuart Mill, Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, sur la notion du monde extérieur et sur les qualités premières de la matière.
Je fais abstraction de la physiologie fantaisiste qu’il contient, et qui est celle que le temps permettait : notons-y pourtant la fermeté de la conception générale, qui lie tous les faits moraux à des mouvements de la matière. […] Voilà pourquoi il écrit en français, non pas en latin : le bon sens n’est pas le privilège des savants qui, au contraire, sont souvent en ces matières plus aveuglés que les autres par un faux respect des anciens. […] L’absolue séparation de la pensée et de la matière, la dignité supérieure attribuée à la pensée ne pouvaient que confirmer la littérature dans l’élimination de la nature et dans l’étude exclusive de l’homme moral.
Le premier Dictionnaire de l’Académie (1694) définissait simplement un auteur classique, « un auteur ancien fort approuvé, et qui fait autorité dans la matière qu’il traite ». […] Les interruptions, les repos, les sections, ne devraient être d’usage que quand on traite des sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances : autrement le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l’assemblage ; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l’auteur demeure obscur… Et il continue sa critique, ayant en vue L’Esprit des lois de Montesquieu, ce livre excellent par le fond, mais tout morcelé, où l’illustre auteur, fatigué avant le terme, ne put inspirer tout son souffle et organiser en quelque sorte toute sa matière. […] Goethe, que j’aime à citer en pareille matière, a dit : J’appelle le classique le sain, et le romantique le malade.
Ce sont les moyens de la pensée, dont l’intuition seule a le privilège de procurer la matière. […] Il adopte en toute matière les sentiments excentriques ; le rare, le précieux, le bizarre, l’exceptionnel lui sont la marque du beau. […] Quelques esprits réservés et modestes ne se hasardent point à considérer des matières aussi subtiles et leur silence semble un aveu de sa supériorité.
Ne sortons point de ce qui fait la matière de ce chapitre ; et, après les considérations générales auxquelles nous venons de nous livrer, entrons dans quelques développements et quelques remarques de détail : ne mettons pas trop de soin à faire des applications particulières ; elles se montreront d’elles-mêmes par la suite. […] le mouvement, comme à la matière ; et le mouvement ne manque jamais ni à l’une ni à l’autre. […] Je n’ai fait qu’indiquer dans ce chapitre la marche progressive de l’esprit humain : ce serait la matière d’un beau livre, qui est au-dessus de mes forces.
Zola de la supériorité sociale de l’art d’écrire sur celui de fabriquer de la toile ou de cultiver la terre, uniquement attentifs à « soigner », comme on dit, leur réputation et leur vente, ils n’ont vu, dans tout ce qui n’avait pas écrit L’Assommoir ou La Tentation de saint Antoine, que matière à caricature. […] Ou plutôt, et depuis un mois qu’on s’y complait, on n’aurait pas ainsi remué cette matière, si l’on en ressentait une telle et si vive indignation. […] Il nous avait semblé qu’au lieu de se servir de la nature, comme nos romantiques, pour la défigurer, peut-être serait-on tenté de l’imiter de plus près, de l’étudier plus consciencieusement, avec plus d’amour et de naïveté, de l’exprimer enfin plus fidèlement ; et ainsi qu’on pourrait rendre à l’art, avec son véritable objet, son inépuisable matière.
Jefferson, au reste, doué d’un esprit exact et sagace, avait pénétré assez avant, sur la fin de la vie, dans les matières métaphysiques ; on voit dans une lettre à John Adams qu’à l’exemple de Locke, Stewart, Bonnet, il inclinait à être déiste matérialiste, c’est-à-dire à considérer la pensée comme liée nécessairement à quelque atome de matière subtile : ce qui ne l’empêchait nullement de croire à l’immortalité.
Plus pénétrant que La Bruyère et que Lesage, opérant sur la matière vivante, toujours en mouvement et qui se dérobe à chaque instant, il démonte les actions avec une sûreté magistrale, dissèque les sentiments, saisit les plus fugitives traces des forces qui composent la vie morale. […] Il écrit d’un style heurté, fougueux, tout plein de contrastes, de disparates, de brusqueries, d’audaces, de négligences. « Je ne suis point un sujet académique, dit-il de lui-même ; je suis toujours emporté par la matière. » C’est en effet sa passion qui se dégage, sa sensation qui se réveille.
Et tout de même, comme il est jeune et qu’un sang de campagnard, de chasseur et de marin coule dans ses veines, il laisse voir assez fréquemment une prédilection pour les tableaux charnels soit qu’il porte en ces matières l’esprit du naturalisme antique, ou l’amertume pessimiste qui est à la mode depuis vingt ans. […] Vous, mon cher Bourget, vous avez un tas d’intentions et d’affectations ; nul romancier ne transforme plus complètement que vous la matière première de ses récits ; vous ajoutez votre esprit tout entier à chacune des parcelles du monde que vous exprimez dans vos livres ; vous vous donnez un mal de tous les diables, vous fatiguez, vous exaspérez ; avec tout cela vous contraignez à penser et l’on peut disserter sur vous indéfiniment.
Leur seul défaut, c’est d’être un peu loin ; mais le télescope va les rapprocher de nous, et alors nous verrons comment la matière s’y comporte. […] La matière s’y montrera à nous sous mille états divers, depuis ces gaz raréfiés qui semblent former les nébuleuses et qui s’illuminent de je ne sais quelle lueur d’origine mystérieuse, jusqu’aux étoiles incandescentes et aux planètes si voisines et pourtant si différentes de nous.
C’est l’instant où va se produire un schisme parmi les philosophes, où Rousseau va disputer à Voltaire la royauté des intelligences, où la sensibilité va s’opposer à la raison, où le courant négatif en matière religieuse va entrer en lutte avec un courant positif qui ramène les esprits vers le christianisme et les doctrines spiritualistes. […] Mais le romantisme, qui n’admet plus le style noble, les règles de Boileau, la séparation des mots et des genres en castes nettement tranchées, bref, qui abolit l’ancien régime en matière littéraire, ne triomphe que dans les trente premières années de notre siècle.
Que l’auteur puisse gagner cela d’attirer et embesogner à soi la postérité, ce que non seulement la suffisance [la capacité] mais autant ou plus la faveur fortuite de la matière peut gagner, qu’au demeurant il se présente, par bêtise ou par finesse, un peu obscurément et diversement, ne lui chaille : nombre d’esprits, le blutant et secouant, en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à côté, ou au contraire de la sienne, qui lui feront toutes honneur, et il se verra enrichi des moyens de ses disciples, comme les régents du lendit. C’est ce qui a fait valoir plusieurs choses de néant, qui a mis en crédit plusieurs écrits et les a chargés de toutes sortes de matières qu’on a voulu, une même chose recevant mille et mille et autant qu’il nous plaît d’images et considérations diverses. » Or bien, c’est juste le travail contraire qu’il convient que vous fassiez sur les auteurs difficiles.
Gautier, de ce poète de la matière rutilante ou ténébreuse, personne ne songeait depuis longtemps à nier l’étrange force de talent qui éclate ou se concentre dans ses vers. […] Théophile Gautier était le poète de la matière, somptueux ou dégoûtant comme elle, la prenant toute dans le terrible contraste de ses phénomènes, n’ayant pas plus d’horreur que le chimiste qui ne voit, lui, que des compositions ou des décompositions de gaz où nos sens voient des choses qui les font cabrer, indiffèrent enfant de la terre, comme dit Shakespeare, à tout ce qui n’est pas le rendu plastique de l’objet matériel, quel qu’il soit.
Or, en matière historique — sans parler de la rareté avec laquelle se montrent des rapports constants entre deux phénomènes — qui ne sait combien il est difficile de dire avec précision quand commence ou, quand finit chacun d’eux, et d’établir, par suite, celui qui est apparu le premier ? […] Nullement, s’il est vrai que les rapports « réversibles » sont presque de règle en matière historique.
[Dédicace] La matière manquant pour une seconde série de Bas-Bleus que Barbey d’Aurevilly voulait dédier à MADAME C.
Son amour pour la matière vivante ne pouvait que grandir et se fortifier, dans de semblables occupations d’esprit, et je suis persuadé que ses croyances positivistes datent de cette époque. […] À vingt ans, on le voit rêvant d’une vaste trilogie poétique, la Genèse, qui eût célébré la naissance des mondes et l’apparition de l’humanité d’entre les entrailles de la matière. […] Ce qui l’intéressait dans l’homme, ce n’était pas le fade mannequin romanesque qu’on avait coutume de représenter, mais c’était le fougueux fragment de matière vivante, soumis aux lois aveugles de la nature entière, dont il se proposait d’ausculter les palpitations. […] Elle est le suprême épanouissement de la matière, elle est la fructification la plus haute, la plus parfaite, la plus féconde de la riche plante humaine. Elle est la matière qui devient, peu à peu, consciente de soi-même.
Rossignol et à en tirer la matière d’une étude un peu développée, ce serait sur cette première partie, relative à la belle époque et antérieure à la portion byzantine du sujet, que je m’arrêterais le plus volontiers et que je m’oublierais comme en chemin. […] Sur neuf cent quatre-vingt-dix-sept vers de Théocrite, il y en a sept cent quatre-vingt-six qui offrent cette circonstance métrique ; et pour quiconque a pénétré la délicatesse habile et même subtile des anciens en telle matière, ce ne saurait être l’effet du hasard.
Mais l’artiste crée tout, sa méthode, sa matière et son œuvre, et l’auteur d’un système philosophique est comme l’artiste. […] Mais on s’apercevra que, si la matière est banale, elle exige un talent d’autant plus rare pour la relever, et l’on enviera la plume d’un Sainte-Beuve ou d’un Vitet.