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402. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre II. Deuxième élément, l’esprit classique. »

Mais on en conclurait à tort que le public verra juste ; car il reste encore à examiner l’état de ses yeux, s’il est presbyte ou myope, si, par habitude ou par nature, sa rétine n’est pas impropre à sentir certaines couleurs. […] En effet, d’un bout à l’autre de sa philosophie, pour toute préparation il ne demande à ses lecteurs que « le bon sens naturel », joint à cette provision d’expérience courante que donne la pratique du monde. — Comme ils sont l’auditoire, ils sont les juges. « C’est le goût de la cour qu’il faut étudier, dit Molière350, il n’y a point de lieu où les décisions soient si justes… Du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s’y fait une manière d’esprit qui, sans comparaison, juge plus finement les choses que tout le savoir enrouillé des pédants. » — À partir de ce moment, on peut dire que l’arbitre de la vérité et du goût n’est plus, comme auparavant, l’érudit, Scaliger par exemple, mais l’homme du monde, un La Rochefoucauld, un Tréville351. […] Jamais on n’a vu d’exordes si adroits, de preuves si bien disposées, de raisonnements si justes, de transitions si fines, de péroraisons si concluantes. […] Il y a donc un défaut originel dans l’esprit classique, défaut qui tient à ses qualités et qui, maintenu d’abord dans une juste mesure, contribue à lui faire produire ses plus purs chefs-d’œuvre, mais qui, selon une règle universelle, va s’aggraver et se tourner en vice par l’effet naturel de l’âge, de l’exercice et du succès.

403. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre IV. Construction de la société future »

De là deux conséquences  En premier lieu, la société ainsi construite est la seule juste ; car, à l’inverse de toutes les autres, elle n’est pas l’œuvre d’une tradition aveuglément subie, mais d’un contrat conclu entre égaux, examiné en pleine lumière et consenti en pleine liberté429. […] Contre lui la révolte n’est qu’une juste défense ; quand nous nous ôtons de ses mains, nous ne faisons que reprendre ce qu’il détient à tort et ce qui est légitimement à nous  En second lieu, le code social, tel qu’on vient de l’exposer, va, une fois promulgué, s’appliquer sans obscurité ni résistance : car il est une sorte de géométrie morale plus simple que l’autre, réduite aux premiers éléments, fondée sur la notion la plus claire et la plus vulgaire, et conduisant en quatre pas aux vérités capitales. […] Si l’aiguille marque l’heure à peu près juste, c’est par l’effet d’une rencontre qui est une merveille, pour ne pas dire un miracle, et l’hallucination, le délire, la monomanie, qui habitent à notre porte, sont toujours sur le point d’entrer en nous. […] Ces articles sont « l’existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois450.

404. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre IV. Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) — Chapitre III. Montaigne »

Le fameux passage des « pertes triomphantes à l’envi des victoires », des « quatre victoires sœurs, les plus belles que le soleil aye vu de ses yeux », est au chapitre des Cannibales : et les six ou sept pages les plus exquises que Montaigne ait écrites sur les anciens et sur la langue française, s’accrochent, Dieu sait comme, à une citation de Lucrèce, dans un chapitre intitulé Sur des Vers de Virgile, tout juste au milieu des plus scabreuses réflexions que Montaigne nous ait défilées. […] Il veut mettre dans le monde tout juste assez de doute pour que le monde vive en paix, pour que Montaigne ne soit tracassé, tourmenté ni par ses passions, ni par les passions de ses voisins : prêcher la tolérance, c’est fort bien ; insinuer le Que sais-je ? […] Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire la nécessité de boire et de manger… J’accepte de bon cœur et reconnaissant ce que la nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue… Nature est un doux guide ; mais non pas plus doux que prudent et juste : je quête partout sa piste… C’est une absolue perfection et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. » Cet optimisme épicurien, très décidé et très affirmatif, n’est pas moins le fond et l’âme des Essais que le scepticisme. […] Cette morale est tout juste l’antithèse de la morale chrétienne : elle exclut, par essence, l’abnégation, le sacrifice, la charité.

405. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre IV. La fin de l’âge classique — Chapitre II. La Bruyère et Fénelon »

Sa peinture de l’homme est juste, un peu banale ; c’est l’homme de Montaigne, de La Rochefoucauld et de Pascal : égoïste, léger, inconstant, toujours en deçà et au-delà du vrai, prenant pour raison sa fantaisie, son habitude et son intérêt, incapable d’un sentiment profond et durable, plus capable d’un grand effort d’un instant que d’une vertu moyenne et constante, allant aux belles actions par vanité, ou par fortune, soumis à la mode dans ses mœurs, dans ses idées comme dans son vêtement. […] Cependant, comme, après tout, il avait travaillé « l’après nature, les gens qui vivaient dans son monde avaient chance parfois de rencontrer juste, et si les caractères d’Emile, de Straton, de Ménippe, de Pamphile, d’autres encore, ne sont pas des portraits strictement personnels, il est certain pourtant que Condé, Lauzun, Villeroy, Dangeau, etc., ont fourni les éléments principaux de chaque portrait. […] Les idées abondent dans ce petit ouvrage, souvent justes, parfois chimériques, toujours intéressantes : éducation agréable, leçons de choses, emploi de l’art et du sens esthétique, exclusion de la musique, agent d’exaltation nerveuse, au profit du dessin, subordination du savoir au jugement et à l’utilité pratique, etc. […] Il se soumet tout juste au point de vue des théologiens ; mais il se soumet de façon à saisir le public, avec une humilité glorieuse et irrésistible.

406. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Victor Hugo, Toute la Lyre. »

A cause de cela, plusieurs m’ont traité de pygmée, ce qui est fort juste  mais aussi de cuistre, de zoïle et même de batracien, ce qui est bien sévère. […] Vous y verrez qu’aucun homme n’a jamais su développer une seule idée par un si grand nombre de comparaisons et de métaphores, ni si justes, ni si brillantes, ni si rares, ni, en général, si claires, et n’a su enchaîner ces images dans des périodes qui eussent tant de mouvement, ni un mouvement si large, si emporté, si continu, — ni qui emplissent l’oreille de rythmes plus sensibles, d’une musique plus drue et plus sonore. […] Et si son nom est encore livré aux vaines disputes des hommes, s’il est malaisé de déterminer l’étendue et les limites de son génie, c’est peut-être que son cas ressemble assez à celui de Ronsard ; c’est que son œuvre n’est pas toute dans ses livres ; c’est qu’il a eu (non pas seul, mais plus qu’aucun autre) la gloire de rajeunir l’imagination d’un siècle et de renouveler une langue, et que, par conséquent, nous ne pouvons pas savoir au juste ce que nous lui devons… Pourquoi lui ? […] Le juste monte, va on ne sait où, dans quelque planète.

407. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre neuvième »

En attendant, je me contente d’un récit qui m’en apprend assez sur les causes de la guerre pour que je ne confonde pas cette conquête manquée avec une guerre juste, et l’ambition du roi avec la querelle de la France ; qui des luttes intérieures de la Hollande fait ressortir cette triste vérité, que l’invasion même ne réconcilie pas les partis ; qui m’intéresse aux deux nations, à la Hollande par la justice et par le respect du faible, à la France par le patriotisme et l’amour de la gloire ; qui, parmi plusieurs portraits d’un dessin aussi juste que brillant, me laisse imprimées dans l’esprit les deux grandes figures royales du siècle, Louis XIV et Guillaume III, esquissées comme certains croquis de grands maîtres, dont le crayon ne laisse plus rien à faire au pinceau. […] Otez du discours d’un homme d’esprit ce qui est pensée ou sentiment juste, raillerie fine, louange délicate, il reste encore quelque chose qui ne nous apprend rien et pourtant qui n’est pas de trop. […] Les erreurs de cet esprit si juste sont des jugements intéressés où il a pris sa commodité pour règle.

408. (1890) L’avenir de la science « XVIII »

Mais, de fait, la réaction qui leur a résisté n’en a triomphé qu’en leur cédant ce qu’elles renfermaient de juste et de légitime. […] L’inégalité n’est concevable et juste qu’au point de vue de la société morale. […] L’inégalité est révoltante, quand on considère uniquement l’avantage personnel et égoïste que le supérieur tire de l’inférieur ; elle est naturelle et juste, si on la considère comme la loi fatale de la société, la condition au moins transitoire de sa perfection. […] Celui qui détruit ne peut être juste pour ce qu’il détruit ; car il ne l’envisage que comme une borne, une sottise, une absurdité  Mais songez donc que c’est l’humanité qui l’a fait.

409. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — Y. — article » pp. 529-575

La sagesse consiste dans un juste équilibre. Cet équilibre est le soutien de l’ordre, dans le moral, comme dans le physique : or, la Religion l’établit ce juste équilibre, & la raison qui le méconnoît & voudroit le rompre, n’est plus une raison, c’est une phrénésie. […] Les Loix civiles ont le pouvoir d'arrêter les injustices, ou du moins de remédier à celles qui sont sensibles & connues : la Religion fait non seulement des Hommes justes, elle veut encore que la justice, la modération, la bienfaisance, soient aussi réelles qu'apparentes ; elle exige que les vertus ne se bornent pas à paroître, mais qu'elles aient leur racine dans le cœur, qu'elles existent dans toute leur perfection. […] Comme l’ordre de la Société exige pour son propre soutien de la subordination, de la dépendance, de la fatigue ; comme la corruption de l’humanité répand sur le général & sur les particuliers, des afflictions, des peines, des travaux, des oppressions, des injustices : quel homme pourroit se soumettre aux rigueurs d’un partage si cruel à la Nature, sans une lumiere qui lui apprît à supporter les amertumes de son sort ; sans un contrepoids qui réprimât les soulévemens d’une sensibilité trop souvent juste ; sans une loi de soumission qui lui fît accepter, par des vûes sur-humaines, tout ce qui peut blesser son esprit & révolter son cœur ?

410. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Malesherbes. » pp. 512-538

Rapprochant les doctrines politiques et philosophiques longtemps professées par ce grand homme de bien, des réformes sociales qui se sont réalisées depuis, il en a tiré des vues justes et neuves. […] Ses lettres de ce temps sont remplies, à tout propos, de véritables invectives contre M. de Malesherbes, qu’il représente comme le protecteur des feuilles de Fréron, parce que cet homme juste n’en était pas le persécuteur. […] Mais que M. de Malesherbes quitte la direction de la Librairie, alors Voltaire, ramené au sang-froid et à des sentiments plus justes, écrira à d’Argental (14 octobre 1763) : « M. de Malesherbes n’avait pas laissé de rendre service à l’esprit humain en donnant à la presse plus de liberté qu’elle n’en a jamais eue. […] Si peu ménagé par Voltaire, il ne manquait à M. de Malesherbes, pour se sentir tout à fait dans la vraie voie et dans le juste milieu, que d’être dénoncé par Pompignan, et c’est ce qui arriva.

411. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1879 » pp. 55-96

Et comme il aurait été amusant, au nom de Raphaël, à propos de tel tableau qu’on admire, d’indiquer ce que les restaurateurs ont laissé juste de peinture, même de dessin du maître, mais c’était un travail immense de recherches, de courses, de conversations avec les gens techniques, et il ne fallait ni erreurs, ni exagérations. […] et je n’y comprends rien, mais c’était comme ça… Il y a un moment dans le galop, où le pied gauche ne laissait plus de trace, ne laissait que cette petite marque presque invisible. » Et voilà l’original garçon, qui se met à parler du galop du cheval, avec une grande science, des aperçus nouveaux, des divagations amusantes, tout en me faisant passer sous les yeux des croquetons, où il s’est essayé à saisir la réalité du galop : « C’est le diable, vois-tu, cette jambe est vraie, et elle paraît bête, c’est juste et ça semble faux. Au fond dans les tableaux hippiques, il y a une convention pour le galop… On fait tous les chevaux galopants maintenant, à l’image de Pégase, les quatre pieds dans l’air, et le dévorant… et jamais le galop, à moins d’un éloignement infini, ne se présente ainsi… Enfin c’est la mode moderne… Le curieux, tu connais les bas-reliefs du Parthénon, eh bien, je les ai étudiés à fond, c’est extraordinairement juste… bien plus juste que tous les Horace Vernet du monde… Il y a là dedans une volte d’un cheval sur ses pieds de derrière… c’est d’une rouerie… Oui, dans ces bas-reliefs, c’est tout le contraire, du galop contemporain… toujours les deux jambes de derrière sont ramassées sous l’arrière-train… pourquoi cela ?

412. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire littéraire de la France. Ouvrage commencé par les Bénédictins et continué par des membres de l’Institut. (Tome XII, 1853.) » pp. 273-290

Enfin l’abbé Prévost (c’est tout simple) proposait un plan agréable, expéditif et un peu mondain, et il n’entrait pas dans celui de dom Rivet, dont l’originalité était dans le complet même : Ce sont, disait encore dom Rivet insistant sur ce plan qu’il voulait fertiliser à force de patience et animer d’une certaine vie suffisante aux esprits solides, ce sont les monuments connus de la littérature gauloise et française, recherchés avec soin, réunis avec méthode, rangés dans leur ordre naturel, éclaircis avec une juste étendue, accompagnés des liaisons convenables, dont nous formons l’Histoire littéraire de la France. […] À mesure qu’on avancera dans le monde moderne, il deviendra pourtant de plus en plus difficile aux rédacteurs qui seront en exercice alors de se contenir à l’exposé des faits à l’analyse des ouvrages, sans y mêler quelque chose des idées et des impressions qui sortent presque inévitablement : mais jusqu’à présent l’esprit essentiel et primitif de l’œuvre, convenablement entendu et dans une juste extension, a été fidèlement observé. […] Fauriel, en citant tout ce passage, a dit : « Ce qui me frappe le plus dans ce discours, ce n’est pas d’être pathétique et naturel, c’est d’être, et d’être éminemment ce que nous ne saurions mieux exprimer que par l’épithète d’homérique. » L’expression est si juste que, dans ce qui suit, on est forcé encore de se ressouvenir de Virgile et surtout d’Homère, et des noirs sourcils du roi des dieux, dont un mouvement fait trembler tout l’Olympe.

413. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « De la dernière séance de l’Académie des sciences morales et politiques, et du discours de M. Mignet. » pp. 291-307

En louant Jouffroy et en le faisant souvent par des traits d’une juste ressemblance, M.  […] Mignet a touché d’une manière juste le passage de Jouffroy dans la politique. […] Il est bien juste assurément que M. 

414. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Journal du marquis de Dangeau — I » pp. 1-17

Ici j’arrête Saint-Simon, et je crois qu’il n’est pas juste pour un écrit dont il a beaucoup usé et profité, et dont tous profiteront. […] Que de précautions toutefois pour que cette imagination soit juste et non chimérique ni impertinente ! […] Il n’est que juste de remercier tout d’abord les jeunes érudits et antiquaires, MM. 

415. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers. (Tome XII) » pp. 157-172

Je ne sais si je limite mon observation au point juste où je le désire : je ne voudrais rien retrancher à l’exposé des faits de guerre, tels que les présente M.  […] Mais il doit aussi être juste, et ne pas prétendre que je reste plus longtemps où je suis, mannequin responsable de tout le mal qu’il ne peut ni prévoir ni empêcher… (Septembre 1810.) […] Il fait d’une remarque juste un semblant de système ; d’une condition essentielle qu’il nomme d’un nom nouveau, il fait la condition unique et universelle.

416. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres complètes de Saint-Amant. nouvelle édition, augmentée de pièces inédites, et précédée d’une notice par M. Ch.-L. Livet. 2 vol. » pp. 173-191

Il possédait à fond la littérature italienne, celle des Tassoni, des Marini, et savait mieux que Chapelain lui-même combien il y avait au juste de stances dans le poème de L’Adone 26. […] J’ai nommé Scarron : il ne serait pas juste de le mettre tout à côté de Saint-Amant. […] Pour moi, qui me réserve de faire un choix sévère dans cette masse de poésies, ma simple conclusion sera : relisons ces livres du passé, connaissons-les bien pour éviter les jugements tout faits et nous former le nôtre, pour nous faire une juste idée avant tout des mœurs et des modes d’esprit aux diverses époques ; soyons comme les naturalistes, faisons des collections ; ayons-les aussi variées et aussi complètes qu’il se peut, mais ne renonçons point pour cela au jugement définitif ni au goût, cette délicatesse vive : c’est assez que nous l’empêchions d’être trop impatiente et trop vite dégoûtée, ne l’abolissons pas.

417. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « L’abbé de Marolles ou le curieux — I » pp. 107-125

Il convient, pour être juste, de faire en lui plusieurs parts. […] Il parle une fois très sensément contre l’astrologie judiciaire ; il paraît avoir une conception assez juste et assez saine du système du monde ; il démontre par des considérations physiques et naturelles la chimère qu’il y a à prétendre tirer des horoscopes sur la fortune des hommes ; et l’instant d’après, parlant d’un voyage en mer que fait devant Dieppe la princesse Marie et d’un vent violent qui, se levant tout d’un coup, aurait pu la mettre en danger : « Cela me fit souvenir, dit-il, d’un songe que j’avais eu la nuit précédente pour un certain débordement d’eaux que je m’étais imaginé, comme il arrive assez souvent. » Il ne croyait pas à l’astrologie, et il a l’air de croire aux songes. […] Taschereau, et sans ce secours unique, sans l’ensemble de notes manuscrites qui y sont jointes, je n’aurais pas eu le moyen, je l’avoue, de me faire une juste idée de Marolles, de l’œuvre de Marolles, si l’οn peut employer le mot sans rire ; je n’en aurais pu parler tout à fait pertinemment.

418. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance de Buffon, publiée par M. Nadault de Buffon » pp. 320-337

Les jugements littéraires qui viennent parfois se mêler à ces détails d’existence provinciale sont justes, mais assez en gros. […] N’oublions pas qu’un excellent témoin qui l’avait vu à Montbard dans les dernières années, Mallet du Pan, a dit : « Buffon vit absolument en philosophe ; il est juste sans être généreux, et toute sa conduite est calquée sur la raison ; il aime l’ordre, il en met partout. » Pour en revenir à ses jugements littéraires, après Voltaire poète, Buffon ne paraît guère estimer qu’un autre poète en son temps, Pindare-Le Brun, comme il l’appelle, celui qui l’a si noblement célébré lui-même et en qui il reconnaît avec impartialité le pinceau du génie. […] [NdA] Comme il faut être juste envers tout le monde, je me permets d’indiquer un témoignage qui est en faveur et à la décharge de Mme de Buffon (Mémoires secrets du comte d’Allonville, 1838, tome i, page 269).

419. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-Golha et autres lettres de lui inédites, publiées par MM. Évariste, Bavoux et Alphonse François. Œuvres et correspondance inédites de J-J. Rousseau, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou. — II » pp. 231-245

Quelle est au juste la portée de cet essai ? […] A-t-il voulu faire entendre qu’entre la première manière de comprendre l’Être divin et toutes les autres il y a précisément toute la distance de la vérité à la fiction, et qu’un seul et même voile d’illusion, sauf la juste différence du plus au moins, s’étendra indistinctement sur tout ce qui sera vu dans le songe ? […] Sayous, Rousseau trace de sa plume éloquente un tableau de la venue du Christ où la figure du Christ est peinte avec amour : pour ce portrait du juste persécuté, c’est Rousseau lui-même qui a posé devant le peintre ; on ne peut s’y tromper. » Mille pardons : Rousseau a pu être troublé dans sa raison et se montrer maniaque assez d’autres fois, mais il ne l’a pas été ce jour-là, et j’ai beau prendre tous mes verres de lunettes, il m’est impossible de voir dans la belle page de Rousseau autre chose que le plus sincère hommage rendu à ce qu’il a appelé ailleurs « la sainteté de l’Évangile ».

420. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Louis XIV et le duc de Bourgogne, par M. Michelet »

Le duc de Bourgogne, quand on veut s’en faire une juste idée, ne saurait se séparer un instant de son maître et précepteur Fénelon. […] Prenez bien garde de ne lui rien dire qui ne soit juste, précis et exactement raisonnable : il saurait bien en prendre avantage et vous-donner adroitement le change17; il passerait d’abord de son tort au vôtre, et deviendrait raisonnable pour le seul plaisir de vous convaincre que vous ne l’êtes pas. […] Je conçois qu’un historien n’entre aucunement dans ces détails beaucoup trop particuliers ; mais, en jugeant un prince qui est mort si jeune et qui n’a laissé que des espérances, il n’est que juste cependant que le souvenir d’une telle enfance et de l’effort heureux qui y triompha ait son écho et son retentissement rapide jusque dans les pages de l’histoire.

421. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Les Saints Évangiles, traduction par Le Maistre de Saci. Paris, Imprimerie Impériale, 1862 »

On reprochait à Aristote d’avoir secouru un homme qui ne le méritait pas : « Ce n’est pas l’homme que j’ai secouru, répondit-il, c’est l’humanité souffrante. » L’imagination de Platon avait fait plus et semblait s’être portée spontanément au-devant du christianisme : on le voit, dans un de ses dialogues, se plaire à figurer en face du parfait hypocrite, honoré et triomphant, le modèle de l’homme juste, simple, généreux, qui veut être bon et non le paraître : « Dépouillons-le de tout, excepté de la justice, disait un des personnages du dialogue, et rendons le contraste parfait entre cet homme et l’autre : sans être jamais coupable, qu’il passe pour le plus scélérat des hommes ; que son attachement à la justice soit mis à l’épreuve de l’infamie et de ses plus cruelles conséquences et que jusqu’à la mort il marche d’un pas ferme, toujours vertueux, et paraissant toujours criminel… Le juste, tel que je l’ai représenté, sera fouetté, mis à la torture, chargé de fers ; on lui brûlera les yeux à la fin, après avoir souffert tous les maux, il sera mis en croix… » C’est une vraie curiosité que ce passage de Platon, et même, à le replacer en son lieu et à n’y chercher que ce qui y est, c’est-à-dire une supposition à l’appui d’un raisonnement, sans onction d’ailleurs et sans rien d’ému ni de particulièrement éloquent, ce n’est qu’une curiosité. […] Enfin c’est un homme qui, par son excellente beauté et ses divines perfections, surpasse les enfants des hommes. » Ce Lentulus, quel qu’il soit, parle déjà comme Jean-Jacques en son Vicaire savoyard. — Et maintenant, comment cette parole du Christ, cette manne première qui tombait et pleuvait sur les cœurs simples, au penchant des collines ou le long des blés, et que le Juste avait en mourant arrosée de son sang, comment, bientôt armée et revêtue de la doctrine et de la théorie de saint Paul, est-elle sortie de la Galilée et de la Judée pour s’approprier aux Gentils et pour leur être inoculée par lui ?

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