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377. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XX. La fin du théâtre » pp. 241-268

Non point, car nous ne considérons pas le public comme une foule étrangère à amuser ; comme un but, principal ou accessoire. […] Lagneau, certains économistes conseillent d’insuffler quelques sangs étrangers dans nos veines appauvries, d’autres cosmopolites convaincus promettent, par la transfusion du théâtre exotique, la convalescence du nôtre : le malheur est qu’on ne veut pas comprendre les traductions, et que les adaptations ne servent à rien. — Notre esthétique est d’une triste exactitude, si la prévision négative suggérée par l’individualisme contemporain se réalise aussi juste. […] Sans parler d’Ibsen dont le génie étranger ne nous est sensible que par un effort quasiment archéologique, les talents initiateurs de MM. 

378. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XI, les Suppliantes. »

Dans des temps où régnait la force, où tout étranger était un ennemi, tout être faible une proie, l’homme avait senti le besoin de se prémunir contre sa propre violence ; il avait bridé ses fureurs par des freins sacrés. […] Car les Dieux, qui prennent toutes les formes, passent souvent par les villes, semblables à des étrangers errants, afin de reconnaître la justice ou l’iniquité des mortels. » — Apollonios de Rhodes raconte qu’un jour, Héra, déguisée en vieille femme, pleurait et se lamentait sur le rivage de l’Anauros gonflé par les neiges, « pour éprouver la bonté des hommes ». […] » — Mais ce langage d’esclaves offense l’oreille de Pélasgos, « pasteur » et non « conculcateur des peuples », comme s’intitulaient les rois égyptiens, monarque patriarcal de l’ordre homérique, c’est-à-dire premier entre des égaux. — « Je te l’ai déjà dit : quand j’en aurais le pouvoir, je ne déciderais rien sans le peuple, de peur qu’il ne me dise un jour, si quelque revers arrivait : — Pour sauver des étrangères, tu as perdu la cité. » Même sous cette condition, Pélasgos temporise et hésite encore.

379. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers. Tome IXe. » pp. 138-158

En un mot, une information si ample, puisée à des sources si directes, servie d’un langage si lucide et si étranger aux prestiges, constitue, chez l’historien qui traite un sujet contemporain, la plus rare comme la plus sûre des impartialités. […] Il agit noblement en repoussant le bien qui lui venait d’une main étrangère, et, sans yeux, il vit plus juste que les hommes éclairés, en croyant qu’on pouvait tenir tête au conquérant auquel n’avaient pu résister les plus puissantes armées et les plus grands généraux. […] On arrive enfin à Saragosse, à ce siège unique, effroyable, qu’on est bien forcé d’admirer au milieu de l’horreur, et qui restera comme le plus fameux exemple de la résistance patriotique en face d’une invasion étrangère : Rien dans l’histoire moderne, dit M. 

380. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Théodore Leclercq. » pp. 526-547

Théodore Leclercq l’avait accompagné en Angleterre en 1802 ; il l’accompagna également dans sa préfecture de la Nièvre (1813-1815) ; et partout, à l’étranger, en province, tandis qu’auprès de lui on faisait de l’observation politique et de l’administration, il s’amusa à observer la société et à la prendre dans le sens gai et facile, à y voir des sujets de proverbes, et, dès qu’il y avait moyen, à en jouer. […] Étranger, par ma position et mon caractère, aux grands événements qui ont agité le monde, mes amitiés et le désir de voir m’ont conduit dans divers pays, et, partout où je me suis trouvé, j’ai joué et fait jouer des proverbes. […] Je suis resté étranger à ces arrangements.

381. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Le duc de Lauzun. » pp. 287-308

À un voyage qu’il fait dans le Palatinat, et où il est des mieux accueillis par une baronne de Dalberg, il dit plaisamment : On aime, dans les pays étrangers, à se faire honneur de ce qu’on a. […] C’est cependant à cet homme-là qu’on ose attribuer les satires les plus odieuses contre des femmes françaises et étrangères, et les calomnies les plus grossières contre une personne auguste (Marie-Antoinette), qui, dans le rang suprême, avait montré autant de bonté qu’elle fit éclater de grandeur d’âme dans l’excès de l’infortune. […] Une lettre de vous, ôtant à ces Mémoires leur authenticité, les anéantit, et les étrangers, que nos malheurs ont rendus si importants, n’y verront plus qu’un roman.

382. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — I. » pp. 41-62

Une lettre écrite au début de ses voyages montre qu’il eut un instant l’idée de devenir ambassadeur et d’être employé dans les cours étrangères ; mais le plus sûr est qu’il soit resté ce que nous le savons et ce que nous l’admirons, le grand, l’immortel investigateur, souvent hasardeux mais toujours fécond, de l’esprit de l’histoire. […] Si les Mexicains, par exemple, avaient eu un Descartes avant le débarquement des Espagnols, Fernand Cortez ne les aurait point conquis ; car l’effroi qu’ils eurent des Espagnols, et cette idée que ces étrangers étaient des dieux, n’était « qu’un simple effet de l’ignorance d’un principe de philosophie ». […] Il remarque que, de son temps, les ambassadeurs ou ministres étrangers ne connaissaient pas plus l’Angleterre qu’un enfant de six mois ; la liberté de la presse les abusait : « Comme on voit le diable dans les papiers périodiques, on croit que le peuple va se révolter demain ; mais il faut seulement se mettre dans l’esprit qu’en Angleterre comme ailleurs le peuple est mécontent des ministres, et que le peuple y écrit ce que l’on pense ailleurs. » Montesquieu apprécie cette liberté dont chacun veut là-bas et sait jouir : « Un couvreur se faisait apporter la gazette sur les toits pour la lire. » Il ne se fait point d’ailleurs d’illusion en beau sur l’état du pays et des institutions ; il juge au vrai la corruption des mœurs politiques, la vénalité des consciences et des votes, le côté positif et calculateur, cette peur d’être dupe, qui mène à la dureté.

383. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre sixième. Genèse et action des idées de réalité en soi, d’absolu, d’infini et de perfection »

De même qu’en nous rien n’est étranger à la pensée et à la volonté, puisque rien n’existe pour nous que ce qui tombe sous notre conscience et sous notre activité volontaire, de même, au dehors de nous, rien ne doit être étranger à la pensée et à la volonté, et tout en doit envelopper le germe. Le naturalisme matérialiste se figure un monde complet en soi indépendamment de tout élément d’ordre mental, de tout rudiment de conscience, de sentiment, de désir, une sorte d’univers qui existerait et se suffirait alors même que nulle part il n’arriverait à sentir, à penser, à vouloir ; mais alors, d’où viendrait cette pensée surajoutée au monde par surcroît, étrangère à sa nature essentielle et pourtant capable de surgir du sein des choses, de sentir et de comprendre l’insensible et inintelligent univers ?

384. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Ivan Tourguénef »

Tourguénef pose ses créatures, les façonne en un coup de main, nous explique leurs mobiles, leur caractère, et nous voilà entraînés à suivre l’existence d’un étranger, dont le visage nous est devenu familier et dont l’âme va nous être révélée jusque dans son essence. […] Mais toute sa vie, quand la vieillesse arrive, se résume en ce zéro : « Des paroles, toujours des paroles, jamais d’actions. » Roulant ainsi d’entreprise en entreprise, de place en place, d’un pays à un autre, il finit par se faire obscurément et inutilement fusiller sur une barricade, à l’étranger, sans armes, et lorsque l’émeute est déjà réprimée. […] De plus, les conceptions intellectuelles qui ont envahi ce cerveau, sont étrangères, assimilées, factices : elles ont fait de Roudine un homme expulsé de toutes les traditions nationales, mis à part de sa race.

385. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Chateaubriand, jugé par un ami intime en 1803 » pp. 2-15

« Je me suis convaincu depuis longtemps », m’écrivait à ce sujet un étranger qui sait à merveille notre littérature, « que, pour presque tout le monde, la vérité dans la critique a quelque chose de fort déplaisant ; elle leur paraît ironique et désobligeante ; on veut une vérité accommodée aux vues et aux passions des partis et des coteries. » Et, pour me consoler, cet étranger, qui est Anglais, ajoutait qu’une telle disposition à se révolter contre une entière vérité et sincérité de critique appliquée à de certains hommes et à de certains noms consacrés, était poussée plus loin encore en Angleterre qu’en France, où l’amour des choses de l’esprit est plus vif et fait pardonner en définitive plus de hardiesse et de nouveauté, quand on y sait mettre quelque façon.

386. (1874) Premiers lundis. Tome I « Alexandre Duval de l’Académie Française : Charles II, ou le Labyrinthe de Woodstock »

Duval ; maintenant en voici les effets désastreux : Comme les jeunes rédacteurs d’un journal scientifique et littéraire emploient beaucoup de talent et d’esprit à prouver que tous les ouvrages français n’ont pas le sens commun et à proposer pour modèles les étrangers, qui n’ont pas d’autre théâtre que le nôtre, il s’en est suivi : 1° que, de nos jours, tout vise à l’originalité, au bizarre ; que la vraisemblance et la raison sont bannies ; et que, à force de chercher la vérité, on arrive au trivial pour tomber bientôt dans l’absurde ; 2° que les jeunes gens, égarés par les prédicateurs des nouvelles doctrines, ne sachant plus quelle est la meilleure route, de celle qu’ont suivie nos pères ou de celle qu’on leur indique, se bornent, en attendant la solution du problème, à faire des tiers de vaudevilles, ou à mettre de petits articles dans les journaux littéraires ; et que notamment l’un d’entre eux, à force d’esprit et de savoir-faire, en est venu (ô scandale !) […] Il croit par là embarrasser beaucoup ses adversaires ; mais il oublie trop que nous-mêmes n’avons jamais préconisé les théâtres étrangers actuels, et que, si nous avons proposé Shakspeare Gœthe et Schiller, non pas à l’imitation, mais à l’admiration, à la méditation de nos poètes, nous avons les premiers signalé, à l’occasion du théâtre anglais, cette manie d’importations exotiques, de vaudevilles lourdement travestis, dont l’académicien voyageur semble tirer un sujet de triomphe.

387. (1874) Premiers lundis. Tome II « Chronique littéraire »

L’émotion patriotique, si unanime, d’il y a un mois, n’est pas si étrangère qu’on le pourrait croire, à l’émotion joyeuse qui a brusquement succédé ; je veux dire que l’une et l’autre se rattachent au même ressort interne, à une vigueur nationale qui se répare. […] La pensée première a ainsi à traverser trois ou quatre enveloppes étrangères, l’Espagne, l’Italie, le moyen âge ; la dent se fatigue à chercher la pulpe sous cette contexture redoublée, et l’on est tenté de rejeter le livre comme un de ces fruits qui ne sont qu’écorce jusqu’au cœur.

388. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XV. De l’imagination des Anglais dans leurs poésies et leurs romans » pp. 307-323

Si les Français supportent les détails inutiles qui sont accumulés dans ces écrits, c’est par la curiosité qu’inspirent des mœurs étrangères. […] Ce n’est pas le dur lien des lois humaines, ce lien si souvent étranger au choix du cœur, qui forme le nœud de leur vie, c’est l’harmonie elle-même, accordant toutes leurs passions dans le sentiment de l’amour.

389. (1823) Racine et Shakspeare « Chapitre premier. Pour faire des Tragédies qui puissent intéresser le public en 1823, faut-il suivre les errements de Racine ou ceux de Shakspeare ? » pp. 9-27

. — La, vous me citez des étrangers, et des Allemands encore ! […] vous ne me persuaderez jamais que les Anglais et les Allemands, tout étrangers qu’ils soient, se figurent réellement que des mois entiers se passent, tandis qu’ils sont au théâtre.

390. (1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre IV. L’écrivain (suite) »

21 Une cour magnifique, des bâtiments somptueux, des académies, un superbe appareil d’armées, de vaisseaux, de routes, une administration toute-puissante, une petite élite de gens parés et polis ; par-dessous, un amas de paysans hâves qui grattent la terre infatigablement, qu’on recrute de force et par des chasses, qui mangent du pain de fougère, qui s’accrochent aux voitures des étrangers pour mendier un morceau de véritable pain ; par-dessous les fêtes et les broderies de Versailles, une populace d’affamés et de déguenillés. […] Ils s’y développent, ils y agissent par leurs propres forces et d’eux-mêmes ; ils n’y sont point contraints par les passions ou les facultés qu’ils y rencontrent : ce sont des hôtes libres ; tout le soin du poëte est de ne point les gêner ; ils se remuent et il les regarde, ils parlent et il les écoute ; il est comme un étranger attentif et curieux devant le monde vivant qui s’est établi chez lui ; il n’y intervient qu’en lui fournissant les matériaux dont il a besoin pour s’achever et en écartant les obstacles qui l’empêcheraient de se former.

391. (1888) Demain : questions d’esthétique pp. 5-30

Où va t-elle sous les influences contraires qui se la partagent (idéalisme — positivisme, patriotisme esthétique et philosophique— lettres et doctrines étrangères, objectivisme — subjectivisme, doctrine de l’exception — triomphe de la démocratie, etc.) ? […] A cet effort synthétique pourquoi la poésie resterait-elle étrangère quand il lui fournit le seul bon moyen — peut-être — d’accomplir sa grande destinée finale : suggérer tout l’homme par tout l’art ?

392. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre deuxième »

Je suis bien aise d’ailleurs que la devise, je devrais dire la livrée, nous en soit venue de l’étranger. […] n’y a-t-il pas quelque imitation de l’étranger utile et de bon aloi ?

393. (1882) Qu’est-ce qu’une nation ? « II »

Séparées les unes des autres depuis près de sept cents ans, les deux populations sont devenues non seulement étrangères les unes aux autres, mais tout à fait dissemblables. […] D’un autre côté, il est clair qu’un tel culte n’avait pas de sens pour celui qui n’était pas d’Athènes ; aussi n’exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer des étrangers à l’accepter ; les esclaves d’Athènes ne le pratiquaient pas.

394. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre I. Place de Jésus dans l’histoire du monde. »

L’israélite pensait bien que son culte était le meilleur, et parlait avec mépris des dieux étrangers. […] Aucun israélite ne songeait à convertir l’étranger à un culte qui était le patrimoine des fils d’Abraham.

395. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre VII. Développement des idées de Jésus sur le Royaume de Dieu. »

Il n’avait plus de raisons désormais de prolonger son séjour dans un pays qui lui était à demi étranger. […] Par ce mot : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », il a créé quelque chose d’étranger à la politique, un refuge pour les âmes au milieu de l’empire de la force brutale.

396. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre III »

L’abondance des termes distincts est une pauvreté, par la difficulté que tant de sonorités étrangères trouvent à se loger dans une mémoire et aussi parce que chacun de ces mots, réduit à une signification unique, est en lui-même bien pauvre et bien fragile. […] Rien ne se fane plus vite dans une langue que les mots sans racines vivantes : ils sont des corps étrangers que l’organisme rejette, chaque fois qu’il en a le pouvoir, à moins qu’il ne parvienne à se les assimiler.

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