L’Empire tomba, le livre reparut, illustré par un châtiment qu’on avait appelé une persécution, et la France vécut plus de trente ans famélique-ment sur les idées de madame de Staël. […] Si on vivait fort, on ne s’ennuierait pas. Mais voilà précisément le cas fâcheux de ce grand Gœthe : il n’a pas la puissance de nous faire vivre fort. […] Cet homme des yeux, qui ne parlait que de ses yeux, qui ne vivait que par ses yeux, ne leur donna jamais des bains d’or et de pourpre. […] Je ne sais, mais tout le temps qu’il a vécu jamais chapelle ne fut plus hantée par les pèlerins que sa maisonnette de Weimar… L’Europe y déferlait en flots incessants.
Comme nous n’avons point coutume de nous observer directement nous-mêmes, mais que nous nous apercevons à travers des formes empruntées au monde extérieur, nous finissons par croire que la durée réelle, la durée vécue par la conscience, est la même que cette durée qui glisse sur les atomes inertes sans y rien changer. […] Il se forme ici, au sein même du moi fondamental, un moi parasite qui empiétera continuellement sur l’autre, Beaucoup vivent ainsi, et meurent sans avoir connu la vraie liberté. […] Or ces intervalles sont précisément la durée vécue, celle que la conscience perçoit : aussi la conscience nous avertirait-elle bien vite d’une diminution de la journée, si, entre le lever et le coucher du soleil, nous avions moins duré. […] On conçoit même que cette conscience pût vivre d’une vie assez lente, assez paresseuse, pour embrasser la trajectoire entière du corps céleste dans une aperception unique, comme il nous arrive à nous-mêmes quand nous voyons se dessiner, sous forme d’une ligne de feu, les positions successives d’une étoile filante. […] C’est pourquoi il ne saurait être question d’abréger la durée à venir pour s’en représenter à l’avance les fragments ; on ne peut que vivre cette durée, au fur et à mesure qu’elle se déroule.