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995. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre II. Lois de la renaissance et de l’effacement des images » pp. 129-161

On monte l’escalier obscur, on sait où mettre la main pour trouver le bouton de la serrure, on s’imagine soi-même à table, à la place accoutumée, on revoit à droite la carafe et à gauche la salière, on savoure intérieurement le goût d’un certain plat du dimanche, on s’étonne, en levant les yeux, de ne pas voir, au même endroit du mur, une vieille gravure que, tout enfant, on a regardée. […] Un jour, je tombe par hasard sur un vieux journal que je relis, n’ayant rien de mieux à faire. […] En effet, si maintenant je retourne en arrière jusqu’à mon arrivée à l’auberge, je revois le vieux chêne à vingt pas de la maison, deux ou trois troncs abattus et une douzaine de polissons qui vaguent ou dorment sous la tiédeur du soleil du soir ; ainsi, en évoquant le point de jonction, c’est-à-dire le commencement de l’image, j’ai fourni à l’image le moyen de renaître tout entière. — C’est qu’à vrai dire il n’y a pas de sensation isolée et séparée ; une sensation est un état qui commence en continuant les précédents et finit en se perdant dans les suivants ; c’est par une coupure arbitraire et pour la commodité du langage que nous la mettons ainsi à part ; son commencement est la terminaison d’une autre, et sa terminaison le commencement d’une autre. […] Des lacunes se font dans la trame des souvenirs et vont s’élargissant comme des trous dans un vieux manteau. — On voit sans peine combien ces destructions doivent être continues et vastes ; tous les jours, nous perdons quelques-uns de nos souvenirs, les trois quarts de ceux de la veille, puis d’autres parmi les survivants de la semaine précédente, puis d’autres parmi les survivants de l’autre mois, en sorte que bientôt un mois, une année ne se retrouvent plus représentés dans notre mémoire que par quelques images saillantes, semblables aux sommets épars qui apparaissent encore dans un continent submergé, destinées elles-mêmes, du moins pour le plus grand nombre, à disparaître, parce que l’effacement graduel est une inondation croissante qui envahit une à une les cimes préservées, sans rien épargner, sauf quelques rocs soulevés par une circonstance extraordinaire jusqu’à une hauteur que nul îlot n’atteint.

996. (1890) L’avenir de la science « VIII » p. 200

Il faut renoncer définitivement à la tentative de la vieille école, de construire la théorie des choses par le jeu des formules vides de l’esprit, à peu près comme si, en faisant aller la manivelle d’un tisserand sans y mettre du fil, on prétendait faire de la toile, ou qu’on crût obtenir de la farine en faisant tourner un moulin sans y mettre du blé. […] Ces fictions de rois, de patrices, d’empereurs, de Césars, d’Augustes, transportées en pleine barbarie, ces légendes de Brut, de Francus, cette opinion que toute autorité doit remonter à l’Empire romain comme toute haute noblesse à Troie, cette manière d’envisager le droit romain comme le droit absolu, le savoir grec comme le savoir absolu, d’où venaient-elles, si ce n’est du grossier à-peu-près auquel on était réduit sur l’antiquité, du jour demi-fantastique sous lequel on voyait ce vieux monde, auquel on aspirait à se rattacher ? […] Comte est plus influencé qu’il ne pense par la vieille théorie historique des Quatre empires, qui se trouve en germe dans le livre apocryphe de Daniel 85 et qui, depuis Bossuet, a eu le privilège de former la base de l’enseignement catholique. […] Dans les sciences morales, au contraire, il n’est jamais permis de se confier ainsi aux formules, de les combiner indéfiniment, comme faisait la vieille théologie, en étant sûr que le résultat qui en sortira sera rigoureusement vrai.

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