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422. (1753) Essai sur la société des gens de lettres et des grands

S’ils eussent vécu dans les siècles que nous appelons barbares, ils eussent alors regardé l’ignorance comme l’ennemie de la vertu : le sage qui voit de sang-froid tous les siècles et même le sien, pense que les hommes y sont à peu près semblables. […] Enveloppé de ses talents et de sa vertu, il rit sans colère et sans dédain du personnage qu’il est alors obligé de faire. […] C’est d’après ce même principe de la dépendance prétendue ou doivent être les gens de lettres, qu’on a vu s’établir dans quelques célèbres académies l’esprit de despotisme qui y règne, et-qui, j’ose le dire, aurait été funeste aux progrès des sciences, sans les talents supérieurs de plusieurs membres de ces compagnies ; car dans un État despotique les vertus de citoyen sont des vertus de dupe : mais il faut savoir être dupe quelquefois, et il se trouve toujours des gens assez bien nés pour l’être. […] Elle se joue également de l’injustice de la fortune et de celle des hommes ; elle produit des génies rares au milieu d’un peuple barbare, comme elle fait naître des plantes précieuses chez des peuples sauvages qui en ignorent la vertu. […] C’est à elle que la Grèce a dû les grands hommes qu’elle a produits en tout genre ; c’est la faveur la plus précieuse que les lettres reçoivent aujourd’hui d’un monarque qui occupe le trône avec les lumières et les vertus de Julien sans en avoir la superstition.

423. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — II. (Fin.) » pp. 452-472

Ce seul premier volume renfermait bien des matières diverses : des considérations remarquables par l’ordre et l’étendue, des récits rapides ; les cruautés et les atroces bizarreries des Commode, des Caracalla, des Élagabal, les trop inutiles vertus des Pertinax, des Alexandre Sévère, des Probus ; le premier grand effort des Barbares contre l’Empire, et une digression sur leurs mœurs ; l’habile et courageuse défense de Dioclétien, sa politique nouvelle qui, toujours veillant aux frontières, se déshabitue de Rome, et qui, présageant l’acte solennel de Constantin, tend à transporter ailleurs le siège de l’Empire ; enfin les deux chapitres concernant l’établissement du christianisme et sa condition durant ces premiers siècles. […] Il n’a pas compris qu’il y eût en ce moment une vue morale, une vertu toute nouvelle qui naissait. […] Cette admiration pour un empire de plus de deux cents millions d’hommes, où il n’y a pas un seul homme qui ait le droit de se dire libre ; cette philosophie efféminée qui donne plus d’éloges au luxe et aux plaisirs qu’aux vertus ; ce style toujours élégant et jamais énergique, annoncent tout au plus l’esclave d’un électeur de Hanovre. » Ce jour-là Mirabeau avait évidemment besoin de faire l’orateur et de se donner un adversaire qu’il pût invectiver ; il se figura Gibbon en face de lui et lança son apostrophe. […] C’est là qu’il écrit les derniers volumes de son Histoire, et qu’il se réjouit d’être sorti de ces luttes publiques où il n’était qu’un spectateur souvent fatigué, un acteur sans éclat et sans vertu.

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