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1534. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXVIIIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 65-128

Tant qu’il avait vécu, la bonne fille n’avait pas voulu tenter de délivrer son amant pour ne pas priver son vieux père des douceurs qu’il trouvait dans son jeune camarade de chaîne, et pour qu’on ne punît pas le vieillard de l’évasion du jeune homme ; mais quand son père fut mort et que la pauvre enfant pensa qu’on allait donner je ne sais quel compagnon de lit et de fers à son amant, alors elle ne put plus tenir à sa douleur, à sa honte, et elle pensa à se perdre, s’il le fallait, pour le délivrer ; un signe, un demi-mot, une lime cachée dans un morceau de pain blanc rompu du bon côté, malgré le surveillant, sur le seuil de sa porte ; un rendez-vous nocturne, indiqué à demi-voix pour la nuit suivante, sur la côte à l’embouchure de l’Arno, furent compris du jeune homme. […] Les colombes mêmes battaient des ailes comme de plaisir à m’entendre, ces jolies bêtes se regardaient, se becquetaient, se lissaient les plumes et semblaient se dire : « Tiens ! […] Tenez ! […] La femme du bargello aimait bien les airs que je jouais ainsi pour un autre, et elle me disait le matin : — Je ne sais pas ce qu’il y a dans ta zampogne, mais elle me fait rêver et pleurer malgré moi, comme si elle disait je ne sais quoi de ma jeunesse à mon cœur ; ne crains pas, mon garçon, d’en jouer tout à ton aise, même quand tu devrais me tenir éveillée pour l’entendre : j’ai plus de plaisir à veiller qu’à dormir, en l’écoutant. […] CCXIII Secondement, le père Hilario remonta péniblement et tout essoufflé par le sentier de la ville au couvent, et, jetant sa double besace pleine comme une outre sur la table du logis : — Tenez, nous dit-il, voilà l’aumône de la semaine pour le corps ; le prieur m’a dit de quêter d’abord pour vous comme les plus misérables ; le couvent ne manque de rien pour le moment, grâce aux pèlerinages de la Notre-Dame de septembre, qui va remplir les greniers de farine et les celliers d’outres de vin.

1535. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIIe entretien. Madame de Staël »

À côté du fauteuil de madame Necker était un petit tabouret de bois où s’asseyait sa fille, obligée de se tenir bien droite. […] C’est la transcendance du langage, c’est la concentration de la pensée ou du sentiment dans peu de mots, c’est l’explosion de la phrase éclatant comme le canon sous la charge qu’une main vigoureuse a introduite et bourrée dans le tube de bronze ; c’est l’idée, le sentiment, l’image, le son, la brièveté fondus ensemble d’un seul jet au feu de l’inspiration et formant ce métal de Corinthe dont nul n’a pu découvrir le secret en le décomposant ; c’est l’algèbre sans chiffres qui abrége tout, qui dit tout, qui peint tout d’un seul trait ; c’est la conception et l’enfantement de l’âme en un seul acte, c’est le délire raisonné surexcitant au dernier degré les facultés expressives de l’homme, mais c’est le délire se connaissant, se possédant, s’exaltant en se jugeant, se contenant avec la suprême autorité du sang-froid comme le coursier emporté qui tiendrait lui-même son propre frein. […] Elle était en effet à cette époque la plus haute supériorité intellectuelle et sociale de Paris, elle régnait sur les salons, elle maniait les esprits, elle tenait les fils des factions les plus diverses, elle donnait le ton aux opinions, elle pouvait populariser ou dépopulariser d’un mot le nouveau gouvernement. […] Il ne se contentait pas de la tenir à distance, il cherchait à l’humilier quand elle se présentait devant lui. […] Son antipathie contre madame de Staël tenait moins à la crainte qu’il avait de son génie qu’à sa haine contre la révolution française.

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