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629. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame Émile de Girardin. (Poésies. — Élégies. — Napoline. — Cléopâtre. — Lettres parisiennes, etc., etc.) » pp. 384-406

Rien n’est piquant pour un instant comme de se reporter à ses premiers vers, aux éditions de ses premiers chants qui ont pour vignette une harpe, quand on vient de relire tout fraîchement les jolis feuilletons dans lesquels se joue, en un sens si différent, un talent également sûr, une plume ferme et fine, une de celles vraiment qui font le mieux les armes. […] Dans une lettre finale en prose qui est censée le testament ou la confession de Napoline, mais où chaque ligne atteste le prosateur et l’observateur le plus exercé, l’auteur est le premier à dénoncer cette lèpre d’égoïsme et de vanité qui envahit si vite dans le monde un talent et une âme : Les ennuyeux, dit Mme de Girardin (elle qui a si peur des ennuyeux), endorment le génie et ne le dénaturent point mais le monde ! […] Malgré le talent viril de détail et de versification, Cléopâtre n’est pas encore ce qu’on peut appeler mascula proles. […] Mme de Girardin se demande : « Ces grands égards que témoigne pour Mlle Rachel le monde parisien, sont-ils accordés à son talent ? […] Pour ceux qui, comme nous, ont la manie de chercher encore autre chose et mieux que ce qu’on leur offre, il reste à regretter que l’esprit, chez Mme de Girardin, si brillant qu’il soit, ait pris dès longtemps une prédominance si absolue sur toutes les autres parties dont se compose l’âme du talent, et qu’elle se soit perfectionnée comme écrivain dans un sens qui n’est pas précisément celui du sérieux et du vrai.

630. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — I. » pp. 414-435

Ce sont ces affections qui, lorsque notre état leur est contraire, nous inspirent des constances inébranlables et nous livrent, au milieu de la foule, des luttes perpétuelles et malheureuses contre les autres et contre nous-même : mais, lorsqu’elles viennent à se développer dans des circonstances heureuses, alors elles font éclore des arts inconnus et des talents extraordinaires. […] Hennin et Bernardin, dans toute cette correspondance, sont deux hommes représentant des races différentes : l’un représente la race des bons esprits, probes, exacts, laborieux et positifs ; l’autre, celle des chimériques plaintifs, chez qui le roman l’emporte, et qui, à la fin, le talent et la fée s’en mêlant, ont le privilège de se faire pardonner et admirer. […] Et nous, nous voyons chemin faisant le talent d’écrire naître de lui-même sous sa plume et les images éclore. […] Dans ce premier essai de Bernardin, on saisit déjà le fond et les lignes principales de son talent : c’est moins développé, moins idéal, mais, en cela même aussi, plus réel par endroits et plus vrai en un sens que ce qu’il dira plus tard dans les Études et les Harmonies. L’ouvrage ne fut remarqué que de quelques-uns : pour que les hommes fassent attention à un talent et à un génie, il faut qu’il leur apparaisse avec plénitude et surcroît, et qu’il leur en donne toujours un peu trop.

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