Ce qui est admirable, c’est que, portant dans son esprit cette négation et dans son cœur ce désespoir, — et croyant, dans le fond, à moins de choses encore qu’un Sainte-Beuve, si vous voulez, ou un Renan, — Alfred de Vigny ait fait toute sa vie, avec une exactitude attentive, les gestes de son rôle social : gentilhomme accompli ; très bon officier ; royaliste intransigeant ; fidèle, sous Louis-Philippe, à la branche aînée ; respectueux de la religion ; homme du monde peu répandu, mais fort convenable en discours : de sorte que ceux de sa caste purent croire que, sauf dans ses vers (mais des vers, n’est-ce pas ? […] Quoique ces deux classes se touchent souvent et se mêlent (et cette rencontre même est un phénomène social que l’auteur du Prince d’Aurec a étudié d’un effort très sérieux), elles lui inspirent des sentiments bien différents. […] Ils vont jusqu’à croire que la facile magnanimité de leur rêve les autorise à courir la chance des pires calamités publiques pour l’établissement aléatoire d’un régime social qu’ils sont même incapables de définir avec exactitude. […] Et je voudrais que, de ce contentement si naturel et si légitime, il restât à la République un sourire, une douceur, le désir de juger toujours dans un esprit équitable ce passé qui, en cette occasion, lui fut si avantageux ; qu’elle acquît par là l’utile notion de la lenteur nécessaire des transformations politiques et sociales, et qu’alors, sans rien perdre de sa générosité et sans rien répudier de ses rêves, elle se défiât un peu plus de ses ignorances, de ses impatiences, de ses intolérances, et se gardât aussi de quelques-uns de ses conducteurs.
Mais par le fond, elle est sociale : et si toute observation bien faite n’était une conquête, j’oserais presque dire qu’elle ne lui appartient pas. […] Avant lui, autour de lui et même en lui, elle subsistait, travaillée par le milieu social dans lequel il pense et qui lui a appris à penser. […] Et, d’ailleurs, n’importe où, ni dans leurs romans, ni dans leurs poèmes (Moore a fait un poème fashionable), ni dans Don Juan, la plus belle œuvre que le dandysme, servi par une tête de génie, ait créée jamais, la pensée anglaise n’a exprimé sur cette haute question d’art humain et d’esthétique sociale — l’élégance dans la vie ! […] je laisse là les opinions ou les intentions criminelles de Rabelais, qui dirigea son esprit, comme une catapulte, contre un ordre social magnifique et qu’on ne calomnie que parce qu’on l’ignore, mais je parle de l’essence la plus subtile de sa pensée et des influences dont elle a pénétré les générations littéraires qui l’ont suivi.