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785. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 321-384

Le malheur voulut que, dans ce moment-là, la petite sortait de laver les agneaux dans le bassin d’eau sombre, où vous voyez reluire le ciel bleu au milieu des joncs fleuris, au fond du pré, sous les lauriers ; elle s’essuyait les pieds, debout, avec une brassée de feuilles de noisetier, avant de remonter vers la cabane ; sa chemise, toute mouillée aux bras et collant sur ses membres, n’était retenue que par la ceinture de son court jupon de drap rouge, qui ne lui tombait qu’à mi-jambes ; ses épaules nues, partageant en deux ses tresses déjà longues et épaisses de cheveux, qui reluisaient comme de l’or au soleil du matin ; elle tournait çà et là son gracieux visage et riait à son image tremblante dans l’eau, à côté des fleurs, ne sachant pas seulement qu’un oiseau des bois la regardait. […] Ils dansaient ainsi de joie, pour danser, sans se douter seulement que le malheur les épiait sous la figure de ce capitaine des sbires et de ses amis, en habits noirs, derrière les arbres. […] LXXXVII Le surlendemain, les commissaires-arbitres montèrent avec leur écritoire, leurs piquets et leurs compas, à la cabane ; nous ne voulûmes seulement pas voir ce qu’ils faisaient, tout cela nous fendait le cœur. […] Le terrain sur lequel nos pères l’avaient plantée et les vieux ceps tortus et moussus comme la barbe des vieillards ne nous restaient pas en propriété ; seulement les vieux pampres qui sortaient du terrain enclos de pierres grises, qui avaient grimpé de roc en roc jusqu’à la maison, et qui formaient une treille devant la fenêtre et un réseau contre les murs de la cabane et jusque sur le toit, nous restaient ainsi que les grappes que ces branches pouvaient porter en automne ; c’était assez pour notre boisson, car les enfants et ma belle-sœur ne buvaient que de l’eau, et je ne buvais du vin moi-même que quelques petits coups les jours de fêtes. […] Le padre Hilario était le frère commissionnaire du couvent des Camaldules de San Stefano ; c’était un beau vieillard à grande barbe blanche ; une couronne de cheveux fins comme des fils de la Vierge, autour de sa tonsure, le rendait tout à fait semblable aux statues de san Francisco d’Assise, sur les murs du chœur des Franciscains de Lucques ; il était si vieux qu’il nous avait tous vus naître ; mais il n’était point cassé pour son âge, il était seulement un peu voûté par l’habitude de porter des besaces gonflées des cruches d’huile et des outres de vin du couvent, et de monter à pas mesurés les sentiers à pic de la montagne.

786. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre I. Littérature héroïque et chevaleresque — Chapitre I. Les chansons de geste »

Mais la société laïque, l’aristocratie féodale avait pourtant déjà ses poèmes qui l’enchantaient, des chansons, et surtout des récits de caractère épique : seulement on ne les écrivait pas. […] On a supposé — et non pour la France seulement — que des cantilènes lyrico-épiques plus brèves et de rythme plus rapide avaient précédé les vastes narrations épiques, et par une application du système de Wolff qui longtemps a été en faveur pour les poèmes homériques, on a soutenu que les chansons de geste n’étaient que des cantilènes cousues ensemble. […] Une grande conception légendaire s’est condensée autour du mince noyau historique, autour de ce combat d’arrière-garde où périrent trois hommes de marque seulement, Roland, Anselme et Eggihard, le 15 août 778. […] Ils ont vécu, et non pas seulement de cette vie individuelle qu’enregistre l’histoire : ils ont vécu en cent lieux, sous cent noms ; ce sont des types. […] Il faut seulement noter que le grand poète, en jetant sur ces vieilles légendes l’artistique perfection de sa forme, les a, si je puis dire, « sublimées » aux dépens du simple bon sens.

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