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1879. (1856) Cours familier de littérature. I « IVe entretien. [Philosophie et littérature de l’Inde primitive (suite)]. I » pp. 241-320

Voilà, selon nous, toute l’origine et toute l’explication du vers, cette transcendance de l’expression, ce verbe du beau, non dans la pensée seulement, mais dans le sentiment et dans l’imagination. […] Le rideau enfin qui nous cachait les Indes, rideau qui s’est déchiré plus récemment, qui se déchire de jour en jour davantage par la main des savants anglais, depuis le jour où les armes de l’Angleterre ont accompli cette conquête des Indes, rêvée seulement et à peine ébauchée par Alexandre. […] La morale de ces grands poèmes symboliques et sacrés de l’Inde primitive est donc aussi divine que la poésie en est sublime ; il en découle partout une onction qui n’attendrit pas seulement l’imagination, mais qui édifie le cœur. En fermant le livre on n’est pas seulement charmé ; on est meilleur : le poète y est le sanctificateur de l’âme ; ce n’est pas de l’ivresse qui monte de sa lyre, c’est de l’encens.

1880. (1856) Cours familier de littérature. II « VIIIe entretien » pp. 87-159

Ce n’est plus le récit, c’est le drame ; ce n’est plus la draperie, c’est le nu ; ce n’est plus le portrait, c’est l’homme ; l’homme avec tous ses traits vivants, calqués sur les beautés comme sur les difformités de sa nature ; la photographie du siècle ; un roi, une cour, des flatteurs, des courtisans, des ambitieux, des hypocrites, des hommes de bien, des méchants, des femmes, des pontifes, une nation tout entière saisie au passage dans son mouvement le plus accéléré, et reproduite, non pas seulement par l’art, mais par la passion. […] Les langues ne servent pas seulement à écrire, elles servent surtout à causer. […] Énumérez seulement quelques-unes des conditions innombrables de ce qu’on nomme style, et jugez s’il est au pouvoir de la rhétorique de créer dans un homme ou dans une femme une telle réunion de qualités diverses : Il faut qu’il soit vrai, et que le mot se modèle sur l’impression, sans quoi il ment à l’esprit, et l’on sent le comédien de parade au lieu de l’homme qui dit ce qu’il éprouve ; Il faut qu’il soit clair, sans quoi la parole passe dans la forme des mots, et laisse l’esprit en suspens dans les ténèbres ; Il faut qu’il jaillisse, sans quoi l’effort de l’écrivain se fait sentir à l’esprit du lecteur, et la fatigue de l’un se communique à l’autre ; Il faut qu’il soit transparent, sans quoi on ne lit pas jusqu’au fond de l’âme ; Il faut qu’il soit simple, sans quoi l’esprit a trop d’étonnement et trop de peine à suivre les raffinements de l’expression, et, pendant qu’il admire la phrase, l’impression s’évapore ; Il faut qu’il soit coloré, sans quoi il reste terne, quoique juste, et l’objet n’a que des lignes et point de reliefs ; Il faut qu’il soit imagé, sans quoi l’objet, seulement décrit, ne se représente dans aucun miroir et ne devient palpable à aucun sens ; Il faut qu’il soit sobre, car l’abondance rassasie ; Il faut qu’il soit abondant, car l’indigence de l’expression atteste la pauvreté de l’intelligence ; Il faut qu’il soit modeste, car l’éclat éblouit ; Il faut qu’il soit riche, car le dénûment attriste ; Il faut qu’il soit naturel, car l’artifice défigure par ses contorsions la pensée ; Il faut qu’il coure, car le mouvement seul entraîne ; Il faut qu’il soit chaud, car une douce chaleur est la température de l’âme ; Il faut qu’il soit facile, car tout ce qui est peiné est pénible ; Il faut qu’il s’élève et qu’il s’abaisse, car tout ce qui est uniforme est fastidieux ; Il faut qu’il raisonne, car l’homme est raison ; Il faut qu’il se passionne, car le cœur est passion ; Il faut qu’il converse, car la lecture est un entretien avec les absents ou avec les morts ; Il faut qu’il soit personnel et qu’il ait l’empreinte de l’esprit, car un homme ne ressemble pas à un autre ; Il faut qu’il soit lyrique, car l’âme a des cris comme la voix ; Il faut qu’il pleure, car la nature humaine a des gémissements et des larmes ; Il faut… Mais des pages ne suffiraient pas à énumérer tous ces éléments dont se compose le style.

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