Elle se manifeste sur les lèvres par les mots d’épanouissement, de bonheur, de volupté noble ; en même temps, la vue intérieure a saisi quelque image correspondante, une fleur qui s’ouvre, un visage qui sourit, un corps penché qui s’abandonne, un accord riche et plein d’instruments doux, une caresse d’air parfumé dans une campagne ; voilà des comparaisons et métaphores expressives, c’est-à-dire des représentations sensibles, des souvenirs particuliers, des résurrections de sensations, toutes analogues à celles que je viens d’éprouver, du même ton et du même tour. […] Ce langage est mouvant, incessamment transformé, autre que le nôtre ; non seulement les mots y sont défigurés ou inventés, mais encore le sens des mots n’y est pas le même que dans le nôtre ; jamais un enfant, qui pour la première fois prononce un nom, ne le prend au sens exact que nous lui donnons ; ce sens est pour lui plus étendu ou moins étendu que pour nous, proportionné à son expérience présente, chaque jour élargi ou réduit par ses expériences nouvelles, et très lentement amené aux dimensions précises qu’il a pour nous6. — Une petite fille de dix-huit mois rit de tout son cœur quand sa mère et sa bonne jouent à se cacher derrière un fauteuil ou une porte et disent : « Coucou. » En même temps, quand sa soupe est trop chaude, quand elle s’approche du feu, quand elle avance ses mains vers la bougie, quand on lui met son chapeau dans le jardin parce que le soleil est brûlant, on lui dit : « Ça brûle. » Voilà deux mots notables et qui pour elle désignent des choses du premier ordre, la plus forte de ses sensations douloureuses, la plus forte de ses sensations agréables.
Les maux particuliers s’évanouiront dans la sensation fondamentale d’être et d’agir ; et du respect des formes de la vie hors de soi comme en soi découlera la douceur à l’égard des hommes et des choses, indulgente sociabilité ou résignation stoïque. […] Elle a pour caractère de ne point séparer la sensation concrète de la connaissance abstraite : ce n’est point une science de cabinet qui substitue en quelque sorte à l’univers sensible un univers intelligible, aussi rigoureusement équivalent qu’infiniment dissemblable. […] Ici il élimine à peu près tout de la nature, là il ne supprime rien de la vie : et partout il donne la sensation de toute la nature et de toute la vie.