Les compagnons du Béarnais se moquaient bien de la science ; Biron et Bellegarde n’avaient jamais étudié, et le dernier connétable de Montmorency, qui meurt en 1614, à en croire Saint-Evremond, ne savait pas lire289. […] Le « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » est la biographie d’une pensée ; et du seul caractère narratif et descriptif de l’ouvrage sortent visiblement deux traits de la physionomie intellectuelle de Descartes : au lieu d’une exposition théorique de sa méthode, il nous en décrit la formation dans son esprit, et présente ses idées comme autant d’actes successifs de son intelligence, de façon à nous donner en même temps qu’une connaissance abstraite la sensation d’une énergie qui se déploie ; le tempérament actif des hommes de ce temps est devenu chez Descartes une puissance créatrice d’idées et de « chaînes » d’idées. […] La raison cartésienne se met à la place de Dieu, et compose la machine du monde : mieux encore, elle n’explique pas seulement, elle agit, car de la science dépend la puissance ; par son progrès, elle vaincra la maladie et la mort même. […] Elle consiste essentiellement dans une conception scientifique de l’ensemble des choses, constituant la raison juge souverain du vrai, et lui proposant pour tâche de représenter par l’enchaînement logique de ses idées la liaison nécessaire des vérités : elle fixe une méthode rationnelle pour parvenir à la certitude, écartant toute autre voie, autorité, tradition, révélation ; elle espère, elle annonce que par le procédé rationnel, toute vérité sera un jour saisie, et ne fixe aucune limite aux ambitions légitimes de la science. […] Mais le cartésianisme, par son caractère rigoureusement scientifique, exclut l’art : il n’y a pas d’esthétique cartésienne, ou, si l’on veut, elle consiste à réduire l’art à la science, à l’y confondre.
N’est-ce point parce qu’il fallait un berceau pour les sciences humaines ; et que ce berceau ne pouvait être qu’une terre rendue habitable à force de travaux ? […] Les uns lèguent au monde les arts de l’imagination, les autres lui donnent les sciences exactes, d’autres sont établis gardiens des traditions, dépositaires des doctrines primitives. […] Ainsi l’apôtre des nations, saint Paul, en arrivant pour la première fois à Athènes, cette ancienne métropole des lumières, des sciences et des arts, y trouva l’autel du Dieu inconnu. […] Le développement de cette idée n’est point de mon sujet : mais si jamais elle est traitée avec quelque profondeur, la sagesse humaine sera obligée de reculer devant une telle lumière ; et la science philosophique sera tout étonnée de n’avoir pas du moins entrevu les voies de la Providence. […] À chaque âge il y a des rois qui gouvernent, des généraux qui gagnent de grandes batailles, des poètes et des philosophes qui laissent un nom, des savants qui étendent le domaine des sciences ; et, autour des rois, des générations obscures qui s’éteignent au pied du trône ; et, autour des grands capitaines, des soldats sans renommée qui ont acheté de leur vie la gloire de leur général ; et, autour des poètes, des philosophes, des savants, une multitude vaine et tumultueuse qui a honoré de ses suffrages le fruit de tant de veilles, sans laisser elle-même aucune trace dans la mémoire des hommes.