Mais tout à côté sont des personnages choisis, le chevalier qui est allé à la croisade à Grenade et en Prusse, brave et courtois, « aussi doux qu’une demoiselle, et qui n’a jamais dit une vilaine parole213 » ; le pauvre et savant clerc d’Oxford ; le jeune squire, fils du chevalier, « un galant et amoureux, tout brodé comme une prairie pleine de fraîches fleurs blanches et rouges. » Il a chevauché déjà et servi vaillamment en Flandre et en Picardie, de façon à gagner la faveur de sa dame ; « il est frais comme le mois de mai, chante ou siffle toute la journée, sait bien se tenir à cheval et chevaucher de bonne grâce, faire des chansons et bien conter, jouter et danser aussi, bien pourtraire et écrire ; il est si chaudement amoureux, qu’aux heures de nuit il ne dort pas plus qu’un rossignol ; courtois de plus, modeste et serviable, et à table découpant devant son père214. » — Plus fine encore, et plus digne d’une main moderne est la figure de la prieure « madame Églantine », qui, à titre de nonne, de demoiselle, de grande dame, est façonnière et fait preuve d’un ton exquis. […] Si quelquefois217, sentant derrière lui le souffle ardent d’un poëte, il dégage ses pieds embourbés dans le limon du moyen âge et d’un bond atteint le champ poétique où Stace imite Virgile et égale Lucain, d’autres fois, à propos de « messire Phœbus ou Apollo-Delphicus », il retombe dans le bavardage puéril des trouvères ou dans le radotage plat des clercs savants. […] Le savant passe pour magicien, l’illuminé pour hérétique ; les Vaudois, les Cathares, les disciples de Jean de Parme, sont brûlés ; Roger Bacon meurt à temps pour ne pas être brûlé. […] Gower, un des plus savants hommes de son temps225, suppose « que le latin fut inventé par la vieille prophétesse Carmens ; que les grammairiens Aristarchus, Donatus et Didymus réglèrent sa syntaxe, sa prononciation et sa prosodie ; qu’il fut orné des fleurs de l’éloquence et de la rhétorique par Cicéron ; puis enrichi de traductions d’après l’arabe, le chaldéen, et le grec, et qu’enfin, après beaucoup de travaux d’écrivains célèbres, il atteignit la perfection finale dans Ovide, poëte des amants. » Ailleurs, il découvre qu’Ulysse apprit la rhétorique de Cicéron, la magie de Zoroastre, l’astronomie de Ptolémée et la philosophie de Platon.
Les vains systèmes de la science lui apprennent à se méfier des savants ; mais il converse avec les gens simples, s’arrête dans les champs, entre dans les cabanes, interroge les vieillards, s’instruit avec un enfant, et raconte naïvement ce qu’il vient d’apprendre avec eux. […] Ses personnages savent tout ce que les savants ignorent: c’est une autre expérience, une autre sagesse. […] Ce livre, évidemment né de Fénelon ou de Jean-Jacques-Rousseau, était aussi religieux que la nature elle-même ; il était aussi chimérique en beaucoup de points pratiques, mais infiniment plus moral ; en outre, il était plus savant, malgré ce qu’en ont dit depuis les savants de profession ; la pensée générale l’éclairait d’un instinct divin ; il se trompait peut-être sur quelques détails, comme la théorie des marées qu’on lui a tant reprochée sans preuve contraire, mais il ne se trompait certainement pas sur l’ensemble, qu’il interprétait mieux que les astronomes modernes qui, en voyant l’œuvre, ont nié l’ouvrier.