Elle caressait et réalisait le mieux qu’elle pouvait le doux roman d’une royauté simple et pastorale, élégante et familière. […] Mais il est un point sur lequel je tiendrai ferme et protesterai à l’égal des plus vifs défenseurs de Marie-Antoinette : non, cette reine charmante, noble et fière, aimable, sensible, élégante, n’aimait pas et ne pouvait pas aimer les vilaines lectures, et si elle avait de la prédilection pour quelques romans, je pourrais bien vous dire lesquels : c’était pour ceux de Mme Riccoboni ; là et non ailleurs serait sa nuance ; les Lettres de Juliette Catesby lui plaisaient, et si elle avait été condamnée à lire un peu trop longtemps par pénitence, c’est de ce joli roman ou de l’Histoire d’Ernestine qu’elle eût fait volontiers son livre d’Heures 62. […] Louis Lacour, qu’il n’avait jamais eu l’intention, en imprimant cette liste de romans et en produisant ces extraits, de faire tort à la mémoire de Marie-Antoinette. […] Et puis toutes les grandes dames de ce temps, les plus honnêtes et les plus vertueuses, avaient dans leur bibliothèque ces livres en vogue, ces romans à la mode qui nous paraissent aujourd’hui scandaleux et qui alors ne produisaient pas cet effet. » — De son côté, le bibliophile Paul Lacroix, qui a publié le catalogue des livres du Petit-Trianon, et qui a mis en tête une préface sous forme de lettre adressée à Jules Janin, ne dit pas autre chose : « Car pour être reine, on n’en est pas moins femme, et les femmes, avant la Révolution, ne lisaient guère que des romans, des poésies et des pièces de théâtre. » Si tout le monde est à peu près d’accord, on se demande pourquoi donc tout ce bruit et cette querelle. […] On ouvrait, et c’était un roman de Mme Riccoboni.
Il prend plaisir, en regard des romans exaltés et des inventions systématiques du jour, à rappeler ce livre tout naturel, qui résume la morale de l’expérience. À ces philosophes charlatans ou crédules, qui retraçaient à tout propos le tableau des progrès de l’esprit humain « depuis le déluge jusqu’au Directoire », il oppose exprès ce roman, qui n’en est pas un, qui n’est que l’histoire de la vie humaine, vrai miroir qui nous montre les hommes « tels qu’ils sont, tels qu’ils ont été, tels qu’ils seront toujours ». […] Jean-Jacques Rousseau dit quelque part que, dans sa jeunesse, une femme de sa connaissance lui prêta Gil Blas, et qu’il le lut avec plaisir ; mais il ajoute qu’il n’était pas mûr encore pour ces sortes de lectures, et qu’il lui fallait alors des romans à grands sentiments. […] Pendant toute sa vie, il n’a vu le monde qu’à travers le nuage de ses préjugés ; à vingt ans, il ne goûtait pas les romans à grands sentiments ; à cinquante, il n’a composé que des romans à grands sentiments… Et si Geoffroy ne le dit pas, il nous aide à conclure que la politique de Rousseau n’était elle-même qu’un roman de ce genre. […] On trouverait pourtant de justes remarques de lui dans ce qu’il dit des romans de Walter Scott, pour lesquels on était alors fort monté sans vouloir entendre à aucune restriction.