Il nous a dénombré en Virgile une foule de qualités d’un ordre élevé, mais littérairement secondaires : l’amour de la campagne et le talent spécial de décrire les choses de la nature, l’érudition, même celle des livres, cette triste poussière dont l’abeille romaine sut faire un miel d’or, le patriotisme tempéré par un esprit déjà moderne d’humanité universelle, etc., s’attachant avec raison à ces nuances qu’on ne pouvait pas oublier, mais n’allant pas plus loin que ces détails, extérieurs au génie, qui le parent, mais qui ne le constituent pas. […] Dans l’Épopée romaine, Virgile n’avait pas le choix des matériaux. […] « Virgile n’a voulu faire — nous dit-il — ni une Théséide, ni une Thébaïde, ni une Iliade purement grecque, en beau style latin ; il n’a pas voulu purement et simplement faire un poème à la Pharsale, tout latin, en l’honneur de César, où il célébrerait avec plus d’éloquence que de poésie la victoire d’Actium et ce qui a précédé chronologiquement et suivi ; il est trop poète par l’imagination pour revenir aux chroniques métriques d’Ennius et de Nævius, mais il a fait un poème qui est l’union et la fusion savante et vivante de l’une et de l’autre manière, une Odyssée pour les six premiers livres et une Iliade pour les six autres… une Iliade julienne et romaine… » Ainsi, on le voit, le critique revient sans cesse à cette idée de fusion qui calomnie Virgile et qu’il a eue déjà en voulant caractériser son génie, mais il nous est impossible, à nous, d’admettre un tel procédé dans le poète, il nous est impossible de croire à cette ingénieuse, trop ingénieuse fusion des deux poèmes d’Homère en un seul. […] Cette tradition, qui pesait sur le monde romain, comme l’indique l’archéologie de son langage (le mot exil, à Rome, ne voulait-il pas dire ex ilium ?)
Il est si rare de trouver des esprits aussi pénétrans que sages, pour saisir dans une juste précision ce qui constitue la vraie beauté de chaque genre ; il est si ordinaire de voir des esprits présomptueux donner leurs rêveries pour des découvertes, les égaremens de leur goût pour des regles sûres, les productions de leur plume pour des modeles irréprochables, qu’on doit regarder les Ecrits des vrais Littérateurs comme des préservatifs contre la décadence des Lettres, ou comme ces colonnes milliaires qui, chez les Romains, indiquoient les grandes routes, & éloignoient les voyageurs des chemins détournés.