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392. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre IV. Construction de la société future »

Les estampes431 représentent dans une chaumière délabrée deux enfants, l’un de cinq ans, l’autre de trois, auprès de leur grand’mère infirme, l’un lui soulevant la tête, l’autre lui donnant à boire ; le père et la mère qui rentrent voient ce spectacle touchant, et « ces bonnes gens se trouvent alors si heureux d’avoir de tels enfants qu’ils oublient qu’ils sont pauvres »  « Ô mon père432, s’écrie un jeune pâtre des Pyrénées, recevez ce chien fidèle qui m’obéit depuis sept ans ; qu’à l’avenir il vous suive et vous défende ; il ne m’aura jamais plus utilement servi. » — Il serait trop long de suivre dans la littérature de la fin du siècle, depuis Marmontel jusqu’à Bernardin de Saint-Pierre, depuis Florian jusqu’à Berquin et Bitaubé, la répétition interminable de ces douceurs et de ces fadeurs  L’illusion gagne jusqu’aux hommes d’État. « Sire, dit Turgot en présentant au roi un plan d’éducation politique433, j’ose vous répondre que dans dix ans votre nation ne sera plus reconnaissable, et que, par les lumières, les bonnes mœurs, par le zèle éclairé pour votre service et pour celui de la patrie, elle sera au-dessus des autres peuples. Les enfants qui ont actuellement dix ans se trouveront alors des hommes préparés pour l’État, affectionnés à leur pays, soumis, non par crainte, mais par raison, à l’autorité, secourables envers leurs concitoyens, accoutumés à reconnaître et à respecter la justice. » — Au mois de janvier 1789434, Necker, à qui M. de Bouillé montrait le danger imminent et les entreprises immanquables du Tiers, « répondait froidement et en levant les yeux au ciel qu’il fallait bien compter sur les vertus morales des hommes »  Au fond, quand on voulait se représenter la fondation d’une société humaine, on imaginait vaguement une scène demi-bucolique, demi-théâtrale, à peu près semblable à celle qu’on voyait sur le frontispice des livres illustrés de morale et de politique. […] Le peuple est souverain, et le gouvernement n’est que son commis, moins que son commis, son domestique. — Entre eux « point de contrat » indéfini ou au moins durable, « et qui ne puisse être annulé que par un consentement mutuel ou par l’infidélité d’une des deux parties ». — « Il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse jamais enfreindre. » — Point de charte consacrée et inviolable « qui enchaîne un peuple aux formes de constitution une fois établies ». — « Le droit de les changer est la première garantie de tous les autres. » — « Il n’y a pas, il ne peut y avoir aucune loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. » — C’est par usurpation et mensonge qu’un prince, une assemblée, des magistrats se disent les représentants du peuple. « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée… À l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus… Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien… Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires, ils ne peuvent rien conclure définitivement. […] Au nom de la raison que l’État seul représente et interprète, on entreprendra de défaire et de refaire, conformément à la raison et à la seule raison, tous les usages, les fêtes, les cérémonies, les costumes, l’ère, le calendrier, les poids, les mesures, les noms des saisons, des mois, des semaines, des jours, des lieux et des monuments, les noms de famille et de baptême, les titres de politesse, le ton des discours, la manière de saluer, de s’aborder, de parler et d’écrire, de telle façon que le Français, comme jadis le puritain ou le quaker, refondu jusque dans sa substance intime, manifeste par les moindres détails de son action et de ses dehors la domination du tout-puissant principe qui le renouvelle et de la logique inflexible qui le régit.

393. (1892) Boileau « Chapitre IV. La critique de Boileau (Suite). Les théories de l’« Art poétique » » pp. 89-120

Ils enjolivaient à plaisir une idée de leur esprit ou de l’esprit public, et figuraient Artamène ou Astrate, qui ne représentent aucune réalité vivante. […] Si les anciens sont admirables pour avoir rendu la nature avec vérité, et si nous pouvons juger de cette vérité, c’est donc que la nature qu’ils ont représentée est encore devant nos yeux. […] Pour peindre l’homme, il faut bien peindre des Romains, des Français, des Anglais : et si le poète qui représente Alexandre ou César ne sait pas ou ne daigne pas leur faire des âmes antiques, il en fera, sans y penser, ses contemporains. […] Il ne s’avise pas que Virgile et Homère ont mis des dieux dans leurs poèmes parce que c’étaient leurs dieux, les dieux nationaux et populaires : un coup d’œil jeté à côté du livre, sur la réalité que l’histoire représente, l’eût averti de son erreur.

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