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1294. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Mémoires du général La Fayette (1838.) »

Saint-Marc Girardin, en louant La Fayette dans les Débats (preuve qu’il est bien mort), a conjecturé que, s’il avait vécu au Moyen Age, il aurait fondé quelque ordre religieux avec la puissance d’une idée morale fixe. […] Son armée devint l’appui des jacobins, en opposition aux troupes d’Allemagne, qu’on appelait les Messieurs  ; les campagnes à jamais célèbres de cette armée couvrirent de lauriers chaque échelon de la puissance du chef. […] On doit plaindre l’ambition secondaire qu’il a eue, dans de telles circonstances, de régner arbitrairement sur l’Europe ; mais, pour satisfaire cette manie géographiquement gigantesque et moralement mesquine, il a fallu gaspiller un immense emploi de forces intellectuelles et physiques, il a fallu appliquer tout le génie du machiavélisme à la dégradation des idées libérales et patriotiques, à l’avilissement des partis, des opinions et des personnes ; car celles qui se dévouent à son sort n’en sont que plus exposées à cette double conséquence de son système et de son caractère ; il a fallu joindre habilement l’éclat d’une brillante administration aux sottises, aux taxes et aux vexations nécessaires à un plan de despotisme, de corruption et de conquête, se tenir toujours en garde contre l’indépendance et l’industrie, en hostilité contre les lumières, en opposition à la marche naturelle de son siècle ; il a fallu chercher dans son propre cœur à se justifier le mépris pour les hommes, et dans la bassesse des autres à s’y maintenir ; renoncer ainsi à être aimé, comme par ses variations politiques, philosophiques et religieuses, il a renoncé à être cru ; il a fallu encourir la malveillance presque universelle de tous les gens qui ont droit d’être mécontents de lui, de ceux qu’il a rendus mécontents d’eux-mêmes, de ceux qui, pour le maintien et l’honneur des bons sentiments, voient avec peine le triomphe des principes immoraux ; il a fallu enfin fonder son existence sur la continuité du succès, et, en exploitant à son profit le mouvement révolutionnaire, ôter aux ennemis de la France et se donner à lui-même tout l’odieux de ces guerres auxquelles on ne voit plus de motifs que l’établissement de sa puissance et de sa famille. […] Personne ne connaît et ne respecte plus que moi la puissance de l’opinion, de la culture morale et des connaissances politiques ; je pense même que, dans une société bien constituée, l’homme d’État n’a besoin que de probité et de bon sens ; mais il me paraît impossible de méconnaître, surtout dans les temps de trouble et de réaction, le rapport nécessaire des événements avec les principaux moteurs.

1295. (1928) Les droits de l’écrivain dans la société contemporaine

Si les héritiers savaient la vanité de leurs efforts, peut-être résisteraient-ils moins activement à cette puissance progressive de diffusion qu’enferme par elle-même une grande œuvre. […] Il faut que la pensée ait par elle-même une puissance presque irrésistible pour qu’elle ait triomphé en partie des préjugés et de la sottise illimitée de la majorité des hommes. […] Pareil à certains corps radioactifs, il dégagera une énergie perpétuelle sans rien perdre de sa puissance. […] De deux choses l’une, en effet : ou nous sommes trop vieux pour rien refaire de nouveau, et alors à quoi bon conserver ces témoignages d’une puissance que nous ne possédons plus ?

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