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760. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Essai de critique naturelle, par M. Émile Deschanel. »

Il y faut tant de préparation en effet, que je me dis quelquefois qu’au milieu de cette vie pressée, affairée, bourrée de travaux et d’études, où chacun en a assez de sa veine à suivre et de sa pointe à pousser, ceux même qui sont du même métier et du même bord n’auront pas toujours le temps, l’espace, la liberté et l’élasticité d’impressions nécessaires pour être justes envers leurs devanciers. […] Et pourtant je sens la force ou plutôt l’agrément des raisons qu’on m’oppose ; je le sens si bien, que je suis tenté parfois de m’y associer et de pousser aussi mon léger soupir ; tout en marchant vers l’avenir, je suis tout prêt cependant, pour peu que j’y songe, à faire, moi aussi, ma dernière complainte au passé en m’écriant : Où est-il le temps où, quand on lisait un livre, eût-on été soi-même un auteur et un homme du métier, on n’y mettait pas tant de raisonnements et de façons ; où l’impression de la lecture venait doucement vous prendre et vous saisir, comme au spectacle la pièce qu’on joue prend et intéresse l’amateur commodément assis dans sa stalle ; où on lisait Anciens et Modernes couché sur son lit de repos comme Horace pendant la canicule, ou étendu sur son sofa comme Gray, en se disant qu’on avait mieux que les joies du Paradis ou de l’Olympe ; le temps où l’on se promenait à l’ombre en lisant, comme ce respectable Hollandais qui ne concevait pas, disait-il, de plus grand bonheur ici-bas à l’âge de cinquante ans que de marcher lentement dans une belle campagne, un livre à la main, et en le fermant quelquefois, sans passion, sans désir, tout à la réflexion de la pensée ; le temps où, comme le Liseur de Meissonier, dans sa chambre solitaire, une après-midi de dimanche, près de la fenêtre ouverte qu’encadre le chèvrefeuille, on lisait un livre unique et chéri ?

761. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Le général Jomini. [V] »

Les États modernes sont assez enclins d’eux-mêmes à graviter vers la centralisation, sans qu’on les y pousse. […] Et d’abord il garda l’anonyme, — un anonyme assez transparent, il est vrai, — mais enfin il n’attacha point son nom au titre de l’ouvrage ; puis surtout il imagina de mettre toute cette relation sur le compte et dans la bouche de Napoléon lui-même, qui serait censé plaider sa cause aux Champs Élysées au tribunal de César, d’Alexandre et de Frédéric… Une fiction surannée, dira-t-on, imitée et réchauffée de Lucien et de Fontenelle, ou encore une manière de Dialogue de Sylla et d’Eucrate, un dialogue ou plutôt un monologue agrandi, démesuré et poussé jusqu’à quatre gros volumes, un bien long discours de 2,186 pages et bien invraisemblable assurément.

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