Les formes sous lesquelles le passé apparaît aux hommes de notre temps, voilà pour le poëte la vraie réalité. » Il semblerait, d’après ce passage, que nous soyons autre chose que les très-proches contemporains de Napoléon. […] Le poëte n’a pas inventé, comme on l’a dit, des rhythmes nouveaux ; il n’a imprimé à la versification française aucune modification technique, comme l’ont fait Ronsard, Malherbe, et de nos jours M. […] Une individualité qui se peint dans ce poëme, peut-être à l’égal de celle de Napoléon, ne serait-elle pas celle même du poëte : poëte généreux, ingénu, au front éclairé et noyé de nobles lueurs, à la poitrine palpitante, à l’imagination inépuisable ? […] Une idée dominante chez le poëte, et celle peut-être qui l’inspire le mieux dans son poëme, est donc le ressentiment de l’invasion, de la double plaie de 1814 et de 1815. […] Or, le poëte guerrier que la France n’a pas eu alors, ce teutonique gaulois à opposer aux Uhland et aux Kœrner, c’est M.
Nous n’avons eu que des ébauches de grands poètes, comme Mathurin Régnier, comme Rabelais, et sans idéal aucun, sans la passion et le sérieux qui consacrent. […] Le moins classique, en apparence, des quatre grands poètes de Louis XIV, était Molière ; on l’applaudissait alors bien plus qu’on ne l’estimait ; on le goûtait sans savoir son prix. […] Homère, comme toujours et partout y serait le premier, le plus semblable à un dieu ; mais derrière lui, et tel que le cortège des trois rois mages d’Orient, se verraient ces trois poètes magnifiques, ces trois Homères longtemps ignorés de nous, et qui ont fait, eux aussi, à l’usage des vieux peuples d’Asie, des épopées immenses et vénérées, les poètes Valmiki et Vyasa des Indous, et le Firdousi des Persans : il est bon, dans le domaine du goût, de savoir du moins que de tels hommes existent et de ne pas scinder le genre humain. […] Les plus antiques des sages et des poètes, ceux qui ont mis la morale humaine en maximes et qui l’ont chantée sur un mode simple converseraient entre eux avec des paroles rares et suaves, et ne seraient pas étonnés, dès le premier mot, de s’entendre. […] Non loin de lui, et avec le regret d’être séparé d’un ami si cher, Horace présiderait à son tour (autant qu’un poète et qu’un sage si fin peut présider) le groupe des poètes de la vie civile et de ceux qui ont su causer quoiqu’ils aient chanté, — Pope, Despréaux, l’un devenu moins irritable, l’autre moins grondeur : Montaigne, ce vrai poète, en serait, et il achèverait d’ôter à ce coin charmant tout air d’école littéraire.