On se disait : « Frédéric nous perd, il perd la Prusse par son ambition, par son opiniâtreté : il faut qu’il traite, qu’il fasse au plus vite sa paix avec la France. » On disait cela surtout dans le cercle des jeunes princes Auguste-Guillaume et Henri, et l’on se croyait patriote prussien en le disant. […] Les paroles de Frédéric sont d’une grande autorité, et nous arrivent en accents qui vibrent encore : Vous avez mis, par votre mauvaise conduite, mes affaires dans une situation désespérée ; ce n’est point mes ennemis qui me perdent, mais les mauvaises mesures que vous avez prises. […] J’ai enfin perdu la patience, et j’ai moulé ma conduite sur la vôtre. […] Bien au contraire, il cherche constamment à le pousser, à l’enhardir à la guerre, à lui faire livrer plus de batailles qu’il n’en livre (et certainement il ne voulait pas les lui faire perdre), à lui donner plus de ressort et de mouvement, quelque chose qui ressemble davantage à ce qu’il a lui-même. […] Toutes mes peines dans cette campagne, et la fortune qui m’a secondé, tout est perdu par Frédéric.
L’insouciance dédaigneuse exerce un grand pouvoir sur l’enthousiasme le plus pur ; la douleur même perd jusqu’à l’éloquence dont la nature l’a douée, lorsqu’elle rencontre un esprit moqueur ; l’expression énergique, l’accent abandonné, l’action même, l’action généreuse est inspirée par une sorte de confiance dans les sentiments de ceux qui nous environnent ; une froide plaisanterie peut la glacer. […] D’ailleurs il faut, pour réussir dans ce genre dangereux, qui réunit la grâce des formes à la dépravation des sentiments, une finesse d’esprit extraordinaire ; et l’exercice un peu fort de ses facultés auquel on est appelé dans une république, fait perdre cette finesse. […] Le temps fera disparaître les hommes qui sont encore des modèles en ce genre, et l’on finira par en perdre le souvenir ; car il ne suffit pas des livres pour se le rappeler. […] Une femme perd de son charme, non seulement par les paroles sans délicatesse qu’elle pourrait se permettre, mais par ce qu’elle entend, par ce qu’on ose dire devant elle. […] L’affection et le respect s’attachent au caractère individuel, et l’homme qui se croit un autre lorsqu’il a été nommé à une grande place, vous indique lui-même que, s’il la perd, votre intérêt et votre considération doivent passer à son successeur.