La pensée s’y meut avec une aisance extrême ; les idées accessoires s’attirent les unes les autres, et sont si bien placées qu’elles semblent n’en faire qu’une seule. […] En même temps tous ces grands mots, relativité, subjectivité, réflexivité, spontanéité, font un cliquetis qui berce agréablement l’oreille, étourdit la pensée, et fait supposer au lecteur qu’il écoute un concert chinois. […] Cette remarque est venue plus tard, quand, en réfléchissant, j’ai observé ma pensée. […] Et après avoir pensé, on réfléchit sur sa pensée. […] Je prends une phrase très-courte, je suppose qu’un analyste du dix-huitième siècle soit ici et veuille la comprendre : comptez toutes les tranformations qu’il devra lui faire subir, et jugez par le nombre des traductions à quelle distance la pensée philosophique de M.
Désormais tout écrivain qui entreprendra l’histoire du goût et de la pensée au dix-septième siècle devra profiter de ses veilles ; il n’aura plus qu’à tailler et à assembler les matériaux que M. […] Cet amour des textes et ce goût du détail appliqués à la critique littéraire ont produit deux œuvres fort belles, la restitution des Pensées de Pascal et le Commentaire du Vicaire savoyard. […] Les luttes avaient cessé ; cette noble philosophie était éteinte ; la société qu’elle éclairait était à jamais ensevelie ; la langue même dans laquelle toutes ces grandes choses avaient été pensées et écrites avait fait place à une autre langue, qui elle-même n’était qu’une transition à une langue nouvelle. […] Mais un souffle intérieur emporte toutes ces phrases ; la pensée est noble, l’impression grande, et le morceau, dans ses défauts et dans ses mérites, rassemble assez bien les mérites et les défauts de M. […] Lorsque plus tard il écrivit, il se figurait toujours qu’il avait pour auditeurs ces esprits si délicats, si ennemis de toute affectation, si amateurs du style clair et des termes simples, et cette pensée le préserva des expressions abstraites ou vagues sur lesquelles les métaphysiciens chevauchent dans leurs promenades fantastiques, dont l’obscurité prétentieuse pouvait plaire à des écoliers, à des bourgeois, à des poètes, mais qui auraient exclu l’auteur du salon de Mme de la Fayette, et l’auraient relégué dans la société des sulpiciens.