Le crépuscule, qui n’est d’abord ni le jour ni la nuit, image de nos faibles pensées, image qui avertit le philosophe de s’arrêter dans ses spéculations, avertit aussi le voyageur de ramener ses pas vers son asyle. […] Après un second instant de silence et de réflexion, j’ajoutai : les philosophes disent que deux causes diverses ne peuvent produire un effet identique, et s’il y a un axiôme dans la science qui soit vrai, c’est celui-là ; et deux causes diverses en nature ce sont deux hommes… et l’abbé, dont la rêverie allait apparemment le même chemin que la mienne, continua en disant : cependant deux hommes ont la même pensée et la rendent par les mêmes expressions, et deux poëtes ont quelquefois fait deux mêmes vers sur un même sujet. […] C’est qu’il n’y a dans la même pensée rendue par les mêmes expressions, dans les deux vers faits sur un même sujet, qu’une identité de phénomène apparente, et c’est la pauvreté de la langue qui occasionne cette apparence d’identité. — J’entrevois, dit l’abbé. à votre avis, les deux parleurs qui ont dit la même chose dans les mêmes mots, les deux poëtes qui ont fait les deux mêmes vers sur le même sujet n’ont eu aucune sensation commune ; et si la langue avait été assez féconde pour répondre à toute la variété de leurs sensations, ils se seraient exprimés tout diversement ?
Pour moi, je m’en accommoderai de mon mieux ; mais je ne veux ni vous leurrer ni me leurrer moi-même par des illusions qui me rendent la réalité plus insupportable encore. » Ainsi parlerait, ou à peu près ainsi, l’homme qui serait assez avisé pour comprendre ses impressions et sa pensée, et assez mal avisé pour les exprimer. […] Plus large chez quelques-uns, elle admet le libre jeu de plus de pensées et de plus de désirs.