Il est évident, par ses ouvrages mêmes, qu’il ne connaissait qu’imparfaitement l’Antiquité ; s’il en eût bien connu les grands modèles, l’ordonnance de ses pièces y eût gagné sans doute ; mais, quand il aurait étudié les anciens avec autant de soin que nos plus grands maîtres, quand il aurait vécu familièrement avec les héros qu’il s’est attaché à peindre, eût-il pu rendre leur caractère avec plus de vérité ? […] Selon Grimm, il n’y a que deux manières de s’y prendre : ou bien s’appliquer à faire concevoir le plus clairement possible le petit nombre de vérités qu’on peut savoir (c’est ce qu’a fait Locke) ; ou bien peindre vivement l’impression particulière qu’on reçoit de ces mêmes vérités, ce qui sert du moins à multiplier les points de vue : et c’est ce qu’a fait Montaigne. La plupart des prétendus auteurs se contentent de travailler sur des idées étrangères, qu’ils retournent et qu’ils accommodent au goût du moment ; rien n’est plus rare que cette vivacité et cette hardiesse à peindre sa propre pensée et ses propres sentiments, qui fait l’auteur original.
Necker, qui est à la fois moins rebattue et moins épineuse : c’est de le lire comme un auteur qui, ayant beaucoup écrit, a beaucoup parlé de lui et qui s’est peint immanquablement lui-même. […] Un des meilleurs témoins de ce temps-là, Mme Du Deffand, dont M. et Mme Necker firent la connaissance. en 1773, nous les a peints, la femme et le mari, et surtout le dernier, d’une façon vraie et qui ne laisse rien à désirer au point de vue de la société : « Ils ont voulu me connaître, dit-elle, parce qu’on m’a donné auprès d’eux la réputation d’un bel esprit qui n’aime point les beaux esprits ; cela leur paraît une rareté digne de curiosité. » Elle se reproche d’abord d’avoir cédé à leur désir, puis bientôt, quand elle a connu M. […] Dans l’intervalle, il avait eu l’idée d’écrire sur les hommes et sur leurs caractères en société, et, quoiqu’il n’ait laissé sur ce sujet que des remarques éparses et des fragments de Pensées, il s’y est assez bien peint par un côté imprévu pour que j’y insiste ici.