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274. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre III. Théorie de la fable poétique »

On peindra donc ses contemporains et ses compatriotes ; on marquera les détails les plus délicats et les plus fugitifs du ton, du langage, des manières, et le poëte, sans y songer, deviendra historien. — Cette recomposition des personnages recomposera l’action. […] Les mots les plus familiers et les plus originaux sont accourus sur les lèvres, parce que seuls ils peignent tout l’objet d’un seul coup. […] Le renard, qui tant sait de guille (ruses) Vit que cil déprise et aville Les autres, et se prise et se loue ; Si lui dit en faisant la moue : « Ainsi cuides-tu que mieux vaille, Pour ta peau où tant a de mailles, Dont les deux, non mie les trois, Ne valent pas un petit pouois (poids) Tu te fais de ta peau moult cointes Pour les mailles qui y sont pointes (peintes) Mais je ne pris rien tel peinture Ni ne me fi, ni n’asségure. […] Il ne verra dans le lion que l’animal royal, et la noble bête sera toujours majestueuse comme Louis XIV, « qui en jouant au billard conservait l’air du souverain du monde. » Il ne peindra les qualités diverses que pour les rapporter à la qualité principale qui engendre toutes les autres.

275. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Alphonse Daudet  »

Il ne faut donc pas le demander à ceux qui font profession de ne peindre que des réalités plates ou brutales, ou qui affectent de n’être curieux que du monde extérieur et de la plastique des choses. […] A Lyon, où il fait souvent l’école buissonnière et passe des journées dans les bois ou le long de l’eau ; au collège de Sarlande, où il invente des histoires pour les « petits », à Paris même, où, fraîchement débarqué, de ses yeux de myope encore tout pleins de songerie, il s’essaye à regarder ce monde nouveau qu’il peindra si bien, le petit Chose, délicat et joli comme une fille, timide, fier, impressionnable, distrait, continue de rêver effrontément, fait des vers sur des cerises, des bottines et des prunes, chante le rouge-gorge et l’oiseau bleu, soupire le Miserere de l’amour, et adresse à Clairette et à Célimène des stances cavalières qui semblent d’un Musset mignard et où l’ironie, comme il convient, se mouille d’une petite larme. […] Rien de meilleur, en somme, pour peindre le monde comme il est, que d’avoir beaucoup d’imagination et de sensibilité. […] Ce qui excite la pitié, Aristote l’écrivait il y a longtemps, c’est le malheur immérité d’un homme semblable à nous et en qui nous puissions nous reconnaître sans être dégoûtés de nous-mêmes : et la pitié est plus grande quand ce malheur est, en outre, exprimé par un homme semblable à nous, lui aussi, doué seulement d’une sensibilité plus délicate et du don prestigieux de peindre par les mots  Que de tendresse et que « d’humanité » dans les petits récits de notre conteur !

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