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1335. (1834) Des destinées de la poésie pp. 4-75

  Job, Homère, Virgile, Le Tasse, Milton, Rousseau, et surtout Ossian et Paul et Virginie ; ces livres amis me parlaient dans la solitude la langue de mon cœur ; une langue d’harmonie, d’images et de passion ; je vivais tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, ne les changeant que quand je les avais pour ainsi dire épuisés. […] Tout à coup, comme une plainte douce et amoureuse, comme un murmure grave et accentué par la passion sortit des ruines derrière ce grand mur percé d’ogives arabesques et dont le toit nous avait paru écroulé sur lui-même ; ce murmure vague et confus s’enfla, se prolongea, s’éleva plus fort et plus haut, et nous distinguâmes un chant nourri de plusieurs voix en chœur, un chant monotone, mélancolique et tendre qui montait, qui baissait, qui mourait, qui renaissait alternativement et qui se répondait à lui-même : c’était la prière du soir que l’évêque arabe faisait avec son petit troupeau, dans l’enceinte éboulée de ce qui avait été son église, monceaux de ruines entassées récemment par une tribu d’Arabes idolâtres. […] La poésie de nos jours a déjà tenté cette forme, et des talents d’un ordre élevé se sont abaissés pour tendre la main au peuple ; la poésie s’est faite chanson, pour courir sur l’aile du refrain dans les camps ou dans les chaumières ; elle y a porté quelques nobles souvenirs, quelques généreuses inspirations, quelques sentiments de morale sociale ; mais cependant il faut le déplorer, elle n’a guère popularisé que des passions, des haines ou des envies. […] C’est le symbole vague et confus de mes sentiments et de mes idées à mesure que les vicissitudes de l’existence et le spectacle de la nature et de la société les faisaient surgir dans mon cœur ou les jetaient dans ma pensée ; ces sentiments et ces idées ont varié avec ma vie même, tantôt sereines et heureuses comme le matin du cœur, tantôt ardentes et profondes comme les passions de trente ans, tantôt désespérées comme la mort et sceptiques comme le silence du sépulcre, quelquefois rêveuses comme l’espérance, pieuses comme la foi, enflammées comme cet amour divin qui est l’âme cachée de toute la nature.

1336. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre III. Pascal »

L’individu suit sa passion, cherche son plaisir, rejetant toute règle : et quelle règle plus gênante que la règle chrétienne ? […] De ce temps serait ce Discours des passions de l’amour qu’on lui attribue : certaines propositions et le ton général de l’ouvrage sentent l’épicurien ; cette fois, le jansénisme de Pascal fut sérieusement en danger. […] Ce fut une fière nature, à l’énergie indomptable, aux passions de flamme, d’un amour-propre ardent, qui put bien s’épurer, mais non pas s’éteindre par la foi, d’une personnalité impérieuse, qui le fit intraitable à se conserver l’honneur de ses recherches scientifiques, et qui l’amena dans sa pénitence à exiger instamment de Jésus qu’il lui eût donné sur la croix une pensée, une goutte de son sang, personnellement, à lui Pascal, pour sa rédemption particulière : nature tourmentée et superbe, qu’aigrit encore et troubla la maladie, intelligence puissante, étendue en tous sens et comme en toutes dimensions, un des plus beaux et plus forts esprits d’homme qu’il y ait jamais eu. […] Toutes les sortes d’éloquence y sont renfermées, comme a dit Voltaire : vigueur de raisonnement, ou de passion, ironie délicate ou terrible.

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