On l’emmène, il s’enivre de sa parole, il ne s’appartient plus ; et en même temps il met tout en train autour de lui, il fait le divertissement et les délices de la table qui l’accueille et qui le retient, que ce soit celle d’un bourgeois, d’un magistrat ou d’un prince ; et il s’en revient le soir à son couvent comme il peut. […] C’est ainsi du moins que Santeul se fait adresser la parole élégamment par Pellisson, dans une pièce en tête des hymnes, qui lui est consacrée : « Pone, inquis, falsas musarum et Apollinis artes. […] On peut trouver qu’il y a dans ces paroles un excès de crainte et de tremblement qui est le défaut de cette école chrétienne austère ; mais, bien loin d’y voir un affaiblissement du christianisme, on y verrait plutôt un redoublement. […] Tu m’as donné des chants pour te célébrere ; donne-moi les prières, donne-moi les larmes par où je puisse laver les taches de ma vie antérieure, poète trop peu chrétien ; et que tu n’aies point à me percer un jour de cette parole de David, qui est comme un javelot : « Pourquoi racontes-tu mes justices et prends-tu mon testament à travers tes lèvres ? […] On raconte que, lorsque ses hymnes eurent été adoptées dans les bréviaires et qu’elles se chantèrent dans les offices, il ne se tint pas de joie ; il courait les églises où on les chantait ; il grondait ceux près de qui il était placé lorsque leur ton n’était pas à son gré, et quand le chant lui paraissait convenir à la beauté des paroles, il sautait et grimaçait tellement qu’il lui fallait sortir, de peur d’esclandre.
L’adversité a cela de particulier, qu’elle donne à Frédéric le sentiment du droit, qu’il n’a pas toujours eu très présent et très vif en toutes les circonstances de sa vie : en cette crise d’alors, il se considère comme iniquement assailli et traqué, lui le champion d’une grande et juste cause, le soutien de la liberté de l’Allemagne et de l’indépendance protestante : « L’Allemagne est à présent dans une terrible crise : je suis obligé de défendre seul ses libertés, ses privilèges et sa religion ; si je succombe, pour le coup, c’en sera fait. » Il ajoute ces remarquables paroles, qui ont dans sa bouche une singulière autorité et dont il paraît s’être mal souvenu dans d’autres temps : A-t-on jamais vu que trois grands princes complotent ensemble pour en détruire un quatrième qui ne leur a rien fait ? […] Frédéric lui écrit le 7 juillet (1757) ces paroles significatives, qui définissent bien, dans ces conjonctures si graves, le rôle délicat qu’elle s’est donné et qu’il lui confirme : Puisque, ma chère sœur, vous voulez vous charger du grand ouvrage de la paix, je vous supplie de vouloir envoyer ce M. de Mirabeau (ce nom est-il bien exact ?) […] Elle n’avait cessé d’être en de bons termes avec Voltaire et de correspondre avec lui avant et depuis sa disgrâce de Berlin : « Je vous ai promis, monsieur, de vous écrire, et je vous tiens parole, lui disait-elle en décembre 1750 au début de leur relation, quinze jours après l’avoir vu à Berlin. […] Il n’avait pas en sa veine de quoi justifier cet autre mot du même poète, et qui porte avec lui sa preuve lumineuse : « Elle vit plus longtemps que les actions, la parole que la langue a tirée d’un esprit profond avec la rencontre des grâces. » Les grâces, il les rencontrait souvent, il les accostait volontiers, mais c’étaient les grâces familières ; et cette autre condition que veut Pindare, la profondeur, était absente. […] La gravité, l’autorité de la parole, celle des doctrines, cette immortalité religieuse acceptée et passée dans le cœur, puisée à la source des croyances, qui s’étend de celui qui parle aux personnes qu’il célèbre et les revêt de leurs vertus épurées comme d’un linceul éblouissant et indestructible, tout cela manquait ; et, il faut le dire, la mémoire même de la généreuse et noble margrave n’y prêtait pas.