Il est à la fois hardi et retenu, éprouvant chaque pensée antique à l’image qu’il s’était faite de l’esprit français, et chaque tour grec ou latin à sa langue ; hardi jusqu’où l’analogie peut le suivre, jusqu’où la clarté est assurée ; retenu quand l’analogie manqué, et que l’exactitude serait un inutile sacrifice de la langue traduite à la langue de l’original. […] Il y a dans cette infériorité même de l’écrivain original, comparé au traducteur, une marque singulière de sa vocation. […] Dans cette traduction célèbre, la seule qui ait eu la gloire des ouvrages originaux, il mit l’esprit français en présence de l’esprit ancien, et notre langue en regard de la plus riche des deux langues de l’antiquité. Par cette comparaison saisissante, il montra mieux que ses contemporains par leurs théories, et mieux qu’il n’eût fait lui-même par des écrits originaux, quels guides l’esprit français devait suivre, à quelles sources notre langue pouvait puiser des richesses durables. […] C’est Plutarque « depuis qu’il est françois135. » Montaigne n’aurait pu le lire dans l’original.
En cela, il s’est trompé ; car pour vouloir embellir son Original par les ornemens de l’Art, il l’a absolument défiguré. […] « Un habile Traducteur, dit-il*, doit être un Protée qui n’ait point de forme immuable, & qui sache prendre toutes les diverses formes des Originaux.