Il y eut peut-être un moment où Virgile jeune, dans l’orgueil de ses vastes pensées, méditant une œuvre plus immortelle que Rome elle-même, se croyait au-dessus des lois de la critique et dédaignait de rien puiser qu’à la source directe de la nature ; mais quand il eut tout bien examiné des deux parts, il trouva que la nature et Homère, ce n’était qu’un. » Certes la poésie des seconds âges, des âges polis et adoucis, n’a jamais été mieux exprimée par un exemple. Le poète critique attribue même un peu trop à Homère quand, se souvenant à son sujet d’un mot d’Horace pour le réfuter, il dit que là où nous voyons une faute et une négligence, il n’y a peut-être qu’une ruse et un stratagème de l’art : « Ce n’est point Homère qui s’endort, comme on le croit, c’est nous qui rêvons. » Le beau rôle du vrai critique, Pope l’a défini et retracé en divers endroits pleins de noblesse et de feu, et que je rougis de n’offrir ici que dépolis et dévernis en quelque sorte, dépouillés de leur nette et juste élégance : « Un juge parfait lira chaque œuvre de talent avec le même esprit dans lequel l’auteur l’a composée : il embrassera le tout et ne cherchera pas à trouver de légères fautes là où la nature s’émeut, où le cœur est ravi et transporté : il ne perdra point, pour la sotte jouissance de dénigrer, le généreux plaisir d’être charmé par l’esprit. » Et ce beau portrait, l’idéal du genre, et que chaque critique de profession devrait avoir encadré dans son cabinet : « Mais où est-il Celui qui peut donner un conseil, toujours heureux d’instruire et jamais enorgueilli de son savoir ; que n’influencent ni la faveur ni la rancune ; qui ne se laisse point sottement prévenir, et ne va point tout droit en aveugle ; savant à la fois et bien élevé, et quoique bien, élevé, sincère ; modeste jusque dans sa hardiesse, et humainement sévère ; qui est capable de montrer librement à un ami ses fautes, et de louer avec plaisir le mérite d’un ennemi ; doué d’un goût exact et large à la fois, de la double connaissance des livres et des hommes ; d’un généreux commerce ; une âme exempte d’orgueil, et qui se plaît à louer, avec la raison de son côté ? […] « Le véritable esprit (ou talent), c’est la nature, — la nature mise à son avantage ; ce qui a été souvent pensé, mais ce qui n’avait jamais été encore exprimé si bien ; quelque chose dont la vérité nous trouve convaincus déjà à première vue, qui nous rend une certaine image que nous avions dans l’esprit. » Il est pour le choix, il n’est pas pour le trop, pas même pour le trop d’esprit ou de talent : « Une œuvre peut pécher par le trop d’esprit, comme le corps peut périr par excès de sang23. » Toutes ces vérités délicates sont rendues chez Pope en vers élégants et en bien moins de mots que je n’en mets ici ; car autant que de Malherbe on peut dire de lui : D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir. […] On voit dans ses œuvres quel soin et quelle élégance il apportait à ses divers commerces épistolaires ; il adaptait le tour et le ton de ses lettres à ceux à qui il écrivait. […] Taine, tel qu’il s’offre dans cette première forme une et entière, subsistera comme une des œuvres les plus originales de notre temps.
C’est à l’œuvre et par la pratique qu’ils se sont formés. […] L’indépendance des idées est nécessaire à l’indépendance de l’admiration. » Ils veulent du présent, du vif, du saignant dans les œuvres : « En littérature, on ne fait bien que ce qu’on a vu ou souffert. » L’Antiquité leur paraît encore à juger ; ils ne paraissent accepter rien de ce qu’on en dit ; ils croient que tout est à revoir, et que le procès à instruire n’est pas même commencé ; ce respect du passé en littérature, ce culte des anciens à tous les degrés, qu’il s’agisse des temps d’Homère ou du siècle de Louis XIV, est, selon eux, la dernière des religions qu’on se prendra à examiner et à percer à jour : « Quand le passé religieux et politique sera entièrement détruit, peut-être commencera-t-on à juger le passé littéraire. » Ils ne font grâce entre les anciens qu’à Lucien, peut-être à Apulée, à cause de l’étonnante modernité qu’ils y retrouvent : ce sont pour eux des contemporains de Henri Heine ou de l’abbé Galiani. […] Leur prose rivalise avec la palette pour refléter la physionomie des œuvres. […] Or c’est le bon sens charmant, multiple, alerte, infatigable, vraiment diabolique en Voltaire, c’est ce bon sens, cet esprit philosophique s’appliquant à tout, qui a tant agi en son temps, mais qui a tant à faire encore du nôtre ; il faudrait désespérer de la France si l’œuvre de Voltaire était considérée comme épuisée. […] Michelet, qu’admirent MM. de Goncourt, et qui le leur rend, a très-bien dit dans son œuvre récente114 : « Cherchons le cœur du xviiie siècle, il est double : Voltaire, Diderot. » Pour moi, je ne considérerai la moyenne des esprits comme tout à fait émancipée en France et la raison comme bien assise, même à Paris, que lorsque Voltaire aura sa statue, non pas dans le vestibule ou dans le foyer d’un théâtre, mais en pleine place publique, au soleil.