/ 2510
349. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre troisième. Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. — Chapitre troisième. La reconnaissance des souvenirs. Son rapport à l’appétit et au mouvement. »

Notre activité se sent couler dans un lit tout fait ; notre pensée rencontre un cadre tout préparé à la recevoir : l’image présente, et en ce sens nouvelle, se trouve remplir une sorte de vide intérieur dont nous avions le sentiment, et c’est ce sentiment vague que nous appelons attente. […] À l’origine, le sentiment de reconnaissance était enveloppé dans la satisfaction même de l’appétit : l’enfant qui aspire le lait maternel, à chaque aspiration, sent la coïncidence de la sensation nouvelle avec l’image de la sensation passée ; son imagination se remplit, pour ainsi dire, de la même manière que sa bouche : on peut dire qu’ainsi il reconnaît le plaisir déjà éprouvé et le lait déjà sucé. […] Parfois enfin le sentiment de familiarité et de reconnaissance produit par une impression nouvelle vient de ce que nous avons rêvé des choses analogues. […] Quand le petit enfant fixe les yeux pour la première fois sur le visage humain, qui sait s’il n’éprouve pas le vague sentiment d’une chose qui n’est pas absolument nouvelle et qu’il a vue comme dans un songe ? […] Mais dès qu’elle a été capable de laisser un résidu, de constituer dans l’animal une mémoire au sens psychique, qui a capitalisé son passé au profit de son avenir, une chance nouvelle de survie s’est produite.

350. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre IV. Comparaison des variétés vives et de la forme calme de la parole intérieure. — place de la parole intérieure dans la classification des faits psychiques. »

La parole intérieure calme mérite d’être étudiée pour elle-même ; c’est une véritable création de l’âme, à la fois l’œuvre et l’instrument de la pensée ; le mécanisme ordinaire de la formation des images ayant fourni la parole imaginaire, image de la parole extérieure, l’activité intelligente de l’âme a simplifié cette image et l’a adaptée, sous sa nouvelle forme, à un rôle nouveau. […] Mais le même raisonnement peut s’appliquer au néologisme intérieur : car les syllabes et les lettres sont faites, elles aussi, pour être groupées de mille façons et former les différents mots d’une langue par la diversité de leurs groupements ; il n’y aurait donc innovation véritable dans le langage que dans le cas purement théorique de la création d’une voyelle ou d’une consonne nouvelle, et l’imagination linguistique n’aurait guère existé qu’aux origines de l’humanité. […] Or le choix de l’unité phénoménale est livré à l’arbitraire de mon esprit ; si je dis, avec la psychologie classique, qu’il n’y a pas d’imagination sans mémoire, c’est que j’ai introduit dans mon analyse l’idée toute métaphysique du phénomène-atome, élément indivisible des phénomènes divisibles ; mais je puis tout aussi bien convenir avec moi-même qu’un fait digne de ce nom dure au moins deux heures ; cette convention admise, la mémoire subsiste comme faculté, comme principe matériel de certains faits dont la forme est toujours originale et nouvelle ; mais il n’y a plus de faits de mémoire, il n’y a plus de souvenirs, à proprement parler ; se souvenir est nécessaire, car l’invention n’est pas une création ex nihilo ; mais un souvenir est impossible, car je ne puis me répéter deux heures durant sans glisser quelque élément nouveau dans la reproduction de mon passé ; la mémoire se déduit, elle ne s’observe plus. […] Semblable à une statue ailée qui délaisserait son piédestal inutile et s’élèverait dans les airs pour aller puiser dans l’atmosphère une vie nouvelle et supérieure, l’image de la sensation a rompu sans violence avec ses origines matérielles ; appelée par une destinée plus noble, elle s’est tournée vers les régions supérieures de l’être ; désormais elle existe et se maintient, sinon pour et par elle-même, du moins pour et par la seule pensée ; et elle vit alors d’une vie si intense qu’elle peut même, — l’étude du sommeil le montrerait, — être dissociée d’avec la pensée sans subir pour cela un anéantissement passager, comme si l’être ailé, ayant dépassé les limites de l’atmosphère, volait encore d’un vol automatique, soutenu par son impulsion première. […] La parole intérieure n’est pas un simple écho de la parole, une simple habitude ; car l’habitude proprement dite, l’habitude pure et simple, mérite, si l’on considère ses effets, le nom d’habitude négative que nous lui avons souvent donné ; plus un fait est habituel, plus il est fréquent, c’est-à-dire moindre est l’intervalle qui sépare chacune de ses apparitions à la conscience ; mais aussi, à chaque nouvelle apparition, une moindre quantité de conscience lui est attribuée, c’est-à-dire qu’il dure moins et qu’il est moins intense.

/ 2510