Le monde moral où il entre par cette dépendance éclairée de sa liberté, est le vrai monde où son âme doit vivre, tandis que son corps vit dans un monde tout différent, où la liberté n’a presque plus rien à faire. […] Il impliquerait contradiction que, pour se faire obéir, la loi morale employât des moyens qui ne seraient pas purement moraux. […] Mais si le rapport du bonheur et de la vertu est suffisant dès ici-bas, ce qui ne l’est point, c’est le rapport moral de l’âme à Dieu. […] De plus, l’homme éclairé par l’expérience et sincèrement ami du bien peut faire tourner à son profit cette influence possible du physique sur le moral. […] Cependant il ne peut y avoir deux lois morales, et il est bien évident que la politique est soumise aux mêmes conditions que la morale individuelle ; les principes ne changent pas pour s’appliquer à une nation.
Le but moral de la Nouvelle Héloïse n’est pas moins chimérique que les sentiments. […] Il lui semble plus moral de dire à Émile : « Les pauvres ont bien voulu qu’il y eût des riches » ; affreux mot qui pourra donner aux pauvres l’idée de retirer la concession, ou, s’ils sont trop sensés pour écouter cette provocation, voilà la charité abolie et la pauvreté aggravée. […] Quand les utopistes deviennent nombreux chez une nation, et qu’ils y ont du crédit, on peut affirmer que le sens moral va s’y affaiblissant. […] Non, il n’y a jamais eu de société qui pût ainsi pervertir et dénaturer un homme ; non, pas même la société romaine, au temps où un Tacite, pour échapper aux délateurs de Domitien, pouvait bien tenir ses lèvres fermées et enfouir sa pensée, comme on enfouit son or en temps d’invasion, mais gardait intact ce sens moral par lequel « le plus grand peintre de l’antiquité117 » en est un des plus grands moralistes. […] La gloire de ses écrits sera toujours celle des livres qui laissent douter laquelle des deux forces qui se disputent le monde moral en a tiré le plus de secours, si c’est le mal ou si c’est le bien.