Domitien, naturellement féroce, et d’autant plus implacable dans sa haine qu’elle était plus cachée, était cependant retenu par la prudence et la modération d’Agricola ; car il n’affectait point ce faste de vertu et ce vain fanatisme qui, en bravant tout, veut attirer sur soi l’œil de la renommée ; que ceux qui n’admirent que l’excès sachent que même sous de mauvais princes, il peut y avoir de grands hommes, et qu’une vertu calme et modeste, soutenue par la fermeté et les talents, peut parvenir à la gloire, comme ces hommes qui n’y marchent qu’à travers les précipices, et achèvent la célébrité par une mort éclatante, mais inutile à la patrie46. » Toutes les fois que Tacite parle des vertus d’Agricola, son âme fière et ardente paraît s’adoucir un peu ; mais il reprend la mâle sévérité de son pinceau pour peindre le tyran soupçonné d’avoir fait empoisonner ce grand homme, s’informant avec une curiosité inquiète des progrès de sa maladie, attendant sa mort de moment en moment, et osant feindre de la douleur, lorsqu’assuré qu’Agricola n’est plus, il est enfin tranquille sur l’objet de sa haine. L’orateur (car Tacite l’est dans ce moment) félicite Agricola de sa mort ; il n’a point vu les derniers crimes du tyran, il n’a point vu ces temps où Domitien, las de verser le sang goutte à goutte, frappa, pour ainsi dire, la république et Rome d’un seul coup, lorsque le sénat se vit entouré d’assassins, quand le tyran lui-même, spectateur des meurtres qu’il ordonnait, jouissait de la pâleur des mourants, et calculait, au milieu des bourreaux, les soupirs et les plaintes. « Tu as été heureux, lui dit-il ; mais ta fille et moi, qui nous consolera d’avoir perdu un père ?
Elle devient, cela signifie — et c’est un pléonasme de l’énoncer — qu’elle devient à tout moment autre qu’elle n’était. Ainsi la loi d’une chose en mouvement et qui n’existe qu’à la condition d’être toujours divisée avec elle-même, de n’atteindre jamais à un état de repos, c’est de devenir à tout moment autre qu’elle n’est.