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3704. (1857) Cours familier de littérature. III « XVIIIe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset » pp. 409-488

J’ai mis mon bonheur dans moi-même pour qu’il ne dépendît que de ma raison : jeune, j’ai évité la dissipation, persuadé qu’un peu de bien était nécessaire aux commodités d’une vie avancée ; vieux, j’ai cessé d’être économe, pensant que la nécessité est peu à craindre quand on a peu de temps à en souffrir. […] Si on met les noms propres, tous éclatants au moins de jeunesse, sur chacune de ces innombrables catégories d’esprits alors en sève ou en fleur, si on y ajoute, dans l’ordre des sciences exactes (où le génie consiste à se passer d’imagination,) La Place, qui sondait le firmament avec le calcul ; Cuvier, qui sondait le noyau de la terre et qui lui demandait son âge par ses ossements ; Arago, qui rédigeait en langue vulgaire les annales occultes de la science ; Humboldt, qui décrivait déjà l’architecture cosmogonique de l’univers, et tant d’autres leurs rivaux, leurs égaux peut-être, qui négligèrent d’inscrire leurs noms sur leurs découvertes ; si on rend à tout cela le souffle, la vie, le mouvement, le tourbillonnement de la grande mêlée religieuse, politique, philosophique, littéraire, classique, romantique de la restauration, on aura une faible idée de cette renaissance, de cet accès de seconde jeunesse, de cette énergie de sève et de fécondité de l’esprit français à cette date.

3705. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — I. Faculté des arts. Premier cours d’études. » pp. 453-488

Par une sorte de vanité qui n’est pas la moins insensée, l’homme met souvent à ses jeux, à la Plus dangereuse et la plus frivole de ses occupations, plus d’importance qu’à ses affaires d’intérêt. […] À cela je réponds qu’on peut exercer et étendre la mémoire des enfants aussi facilement et plus utilement avec d’autres connaissances que des mots grecs et latins ; qu’il faut autant de mémoire pour apprendre exactement la chronologie, la géographie et l’histoire, que le dictionnaire et la syntaxe ; que les exemples d’hommes qui n’ont jamais su ni grec ni latin, et dont la mémoire n’en est ni moins fidèle, ni moins étendue, ne sont pas rares ; qu’il est faux qu’on ne puisse tirer parti que de la mémoire des enfants ; qu’ils ont plus de raison que n’en exigent des éléments d’arithmétique, de géométrie et d’histoire ; qu’il est d’expérience qu’ils retiennent tout indistinctement ; que quand ils n’auraient pas cette dose de raison qui convient aux sciences que je viens de nommer, ce n’est point à l’étude des langues qu’il faudrait accorder la préférence, à moins qu’on ne se proposât de les enseigner comme on apprend la langue maternelle, par usage, par un exercice journalier, méthode très avantageuse sans cloute, mais impraticable dans un enseignement public, dans une école mêlée de commensaux et d’externes ; que l’enseignement des langues se fait par des rudiments et d’autres livres ; c’est-à-dire qu’elle y est montrée par principes raisonnes, et que je ne connais pas de science plus épineuse ; que c’est l’application continuelle d’une logique très-fine, d’une métaphysique subtile, que je ne crois pas seulement supérieure à la capacité de l’enfance, mais encore à l’intelligence de la généralité des hommes faits, et la preuve en est consignée dans l’Encyclopédie, à l’article CONSTRUCTION, du célèbre Dumarsais, et à tous les articles de grammaire ; que si les langues sont des connaissances instrumentales, ce n’est pas pour les élèves, mais pour les maîtres ; que c’est mettre à la main d’un apprenti forgeron un marteau dont il ne peut ni empoigner le manche, ni vaincre le poids ; que si ce sont des clefs, ces clefs sont trèsdifficiles à saisir, très-dures à tourner ; qu’elles ne sont à l’usage que d’un très-petit nombre de conditions ; qu’à consulter l’expérience et à interroger les meilleurs étudiants de nos classes, on trouvera que l’étude s’en fait mal dans la jeunesse ; qu’elle excède de fatigue et d’ennui ; qu’elle occupe cinq ou six années, au bout desquelles on n’en entend pas seulement les mots techniques ; que les définitions rigoureuses des termes génitif, ablatif, verbes personnels, impersonnels sont peut-être encore à faire ; que la théorie précise des temps des verbes ne le cède guère en difficulté aux propositions de la philosophie de Newton, et je demande qu’on en fasse l’essai dans l’Encyclopédie, où ce sujet est supérieurement traité à l’article TEMPS ; que les jeunes étudiants ne savent ni le grec ni le latin qu’on leur a si longtemps enseigné, ni les sciences auxquelles on les aurait initiés ; que les plus habiles sont forcés à les réétudier au sortir de l’école, sous peine de les ignorer toute leur vie, et que la peine qu’ils ont endurée en expliquant Virgile, les pleurs dont ils ont trempé les satires plaisantes d’Horace, les ont à tel point dégoûtés de ces auteurs qu’ils ne les regardent plus qu’en frémissant : d’où je puis conclure, ce me semble, que ces langues savantes propres à si peu, si difficiles pour tous, doivent être renvoyées à un temps où l’esprit soit mûr, et placées dans un ordre d’enseignement postérieur à celui d’un grand nombre de connaissances plus généralement utiles et plus aisées, et avec d’autant plus de raison qu’à dix-huit ans on y fait des progrès plus sûrs et plus rapides, et qu’on en sait plus et mieux dans un an et demi, qu’un enfant n’en peut apprendre en six ou sept ans.

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