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955. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « MÉLEAGRE. » pp. 407-444

Au chant xiii de l’Odyssée, Ulysse, trop longtemps retenu à son gré chez les Phéaciens, a obtenu un vaisseau ; il doit partir le soir même, il assiste au dernier festin que lui donnent ses hôtes ; mais, impatient qu’il est de s’embarquer pour son Ithaque, il n’entend qu’avec distraction, cette fois, le chantre divin Demodocus, et il tourne souvent la tête vers le soleil comme pour le presser de se coucher : « Comme lorsque le besoin du repas se fait sentir à l’homme qui, tout le jour, a conduit à travers son champ les bœufs noirs tirant l’épaisse charrue : il voit joyeusement se coucher la lumière du soleil pressé qu’il est d’aller prendre son souper, et les genoux lui font mal en marchant ; c’est avec une pareille joie qu’Ulysse vit se coucher la lumière du soleil. » La passion de l’exilé sur le point de revoir sa patrie, comparée à celle du pauvre journalier pour son souper et son gîte à la dernière heure d’une journée laborieuse, ne se trouve point rabaissée en cela ; elle n’en paraît que plongeant plus à fond, enracinée plus avant dans la nature humaine ; mais rien n’est compris si cette circonstance naïve des genoux qui font mal en marchant est atténuée ou dissimulée ; car c’est justement cette peine qui est expressive, et qui aide à mesurer l’impatience même, la joie de ce simple cœur. […] Dans sa flamme amoureuse croissante, il s’écrie : « Ni la boucle de cheveux de Timo, ni la sandale d’Héliodora, ni le vestibule de la petite Démo, toujours arrosé de parfums, ni le tendre sourire d’Anticlée aux grands yeux, ni les couronnes fraîchement écloses de Dorothée, non, non, ton carquois, Amour, ne cache plus rien de ce qui te servait hier encore de flèches ailées ; car en moi sont tous les traits127. » Il diversifie cette pensée, et, y entremêlant d’autres noms, il se plaît à la redire, non point en pure fantaisie, mais d’un accent pénétré : « J’en jure par la frisure de Timo aux belles boucles amoureuses, par le corps odorant de Démo, dont le parfum enchante les songes, j’en jure encore par les jeux aimables d’Ilias, j’en jure par cette lampe vigilante qui s’enivre, chaque nuit, de mes chansons, je n’ai plus sur les lèvres qu’un tout petit souffle que tu m’as laissé, Amour ; mais si tu le veux, dis, et ce reste encore, je l’exhalerai. » C’est là sa plainte constante, c’est son vœu, même lorsqu’il a l’air de crier merci : « Le son de l’amour plonge sans cesse en mes oreilles, mon œil offre en silence sa douce larme aux désirs ; ni la nuit ni le jour n’ont endormi le mal, mais l’empreinte des filtres est déjà reconnaissable à plus d’un endroit dans mon cœur. […] Car déjà auparavant, à propos d’Alcmène, tu es allé au-devant de Jupiter, et tu n’ignores pas comment on s’en revient. » Dans une autre épigramme, qui est la contre-partie de la première, il accuse ce même Point du jour, qui allait si vite tout à l’heure, d’être trop lent à tourner autour du monde, maintenant qu’un autre plus heureux est accueilli en sa place et lui succède dans les mêmes douceurs : « Mais, lorsque je la tenais dans mes bras, la belle élancée, tu m’arrivais bien vite, comme pour me frapper d’une lumière qui rit de mes maux. » — Cette Démo, en effet, lui fut infidèle, on l’entrevoit, pour un Juif, et nous arrivons à Zénophila. […] » Bien que le plus grand nombre des traits qui composent ce tableau entre d’ordinaire, bon gré, mal gré, dans toute description du printemps, et que la poésie, en émigrant vers le nord, n’ait cessé de s’inspirer et de se ressouvenir de ces mêmes anciennes peintures du midi, comme si dans leurs objets elles restaient toujours présentes, on peut s’assurer qu’il n’en était pas ainsi pour Méléagre, et qu’il avait bien réellement sous les yeux le spectacle fortuné qu’il décrit.

956. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 321-384

LXXX Un vieux petit pèlerin tout mince et tout vêtu de noir, d’un habit râpé avec un rabat mal blanchi autour du cou et une plume à écrire derrière son oreille, l’écoutait en l’approuvant finement du sourire. […] Mais il n’y avait pas de crainte ; car les trois quarts des fruits rapportent bien, bon ou mal an, pour eux soixante sacs de belles châtaignes : ils auraient ruiné leur propre domaine en l’abattant. […] Quant à Hyeronimo, quand on lui parlait seulement du capitaine des sbires, il devenait pâle de colère comme le papier, et sa voix grondait en prononçant son nom, comme une eau qui bout dans la marmite de fer sur notre foyer ; pourtant, il ne lui souhaitait point de mal ; il était trop doux pour en faire à un enfant ; mais il voyait bien, sans que rien fût dit sur ce sujet entre nous, que cet homme puissant voulait nous enlever par caresse, par astuce ou par violence plus que le pré, la vigne, les mûriers ou notre part du châtaignier : c’est peut-être cela, monsieur, qui lui fit comprendre qu’il aimait plus que d’amitié sa cousine, et c’est peut-être aussi la peur du sbire qui apprit après à Fior d’Aliza combien Hyeronimo lui était plus qu’un frère. […] Le papier est le papier ; il ne parle pas pour s’expliquer ; d’ailleurs, il aurait beau s’expliquer, le mal est fait ; il ne ferait pas reverdir en une parole des pampres de trois cents ans. […] … Mais non, ajouta-t-il en se reprenant, non, ne maudissons personne, même ceux qui nous font du mal ; plaignons-les, au lieu de les haïr.

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