La jeune mère, tout en filant son rouet, essaie de consoler le vieux soldat, et lui chante les airs qui tant de fois l’ont mené au combat. […] Que l’auteur vante la piété, la sérénité, la générosité, l’abnégation de sa mère, à la bonne heure : il y a dans ses louanges un accent de reconnaissance qui réclame, qui impose le respect ; mais qu’il s’amuse à décrire sa mère comme un tableau ou une tapisserie, qu’il dresse l’inventaire de son visage sans nous faire grâce d’aucun détail, qu’il mesure la longueur des cils, la largeur des sourcils, l’épaisseur des lèvres, c’est une puérilité, un gaspillage de paroles que nous ne pouvons lui pardonner. […] Qu’il parle de sa mère ou de ses sœurs, il n’a jamais sur les lèvres que des paroles d’admiration et d’extase. […] À cette condition, le mari de Régina promet de ne jamais réclamer ses droits, de la laisser près de sa mère. […] Le poète, pour calmer l’inquiétude de sa compagne qui s’effraie des longues rêveries de son enfant, essaie de lire dans l’avenir, et déroule devant la mère éplorée toutes les gloires réservées à son fils.
Il ne le pourrait pas plus que ne le pouvait sa mère, elle qui le torturait sans savoir qu’elle le torturait. […] Sa mère l’entraîne à la messe de minuit, mais il a respiré dans la rue l’odeur des grillades de porc, préparées pour le réveillon : « Cet arôme de salaison domine tous mes souvenirs. […] Il s’habituait à considérer le monde profond de ses émotions esthétiques comme un domaine réservé qu’il fallait constamment défendre contre l’inintelligence de sa famille, contre celle de ce père d’abord, contre celle de son frère, héritier du bistouri et des préjugés du chirurgien, contre celle de sa mère qui lui disait : « Les livres t’ont dévoré le cœur… » Ce père, ce frère, cette mère, — cette mère surtout, — il les chérit d’une grosse et large affection d’homme robuste qui contraste d’autant plus étrangement avec l’évidente réserve de son être intime chaque fois qu’il s’agit des choses de la littérature ou de l’art. […] Il y a là bien autre chose que la mauvaise humeur du jeune homme dont les vingt-deux ans, fougueux parfois jusqu’au désordre, se rebellent contre les cinquante ans d’un père ou d’une mère, assagis jusqu’à la froideur. […] Flaubert était retiré à la campagne près de Rouen, chez sa mère, dans cette maison blanche de Croisset, ancienne habitation de plaisance d’une confrérie religieuse.